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Luigi Serafini - Codex Seraphinianus

Ce graphiste italien (architecte de profession) a composé un livre atypique, étrange, coloré de de 400 pages environ qui se présente sous la forme d'un dictionnaire encyclopédique en neuf parties qui offre de très belles qualités graphiques puisqu'il a tout dessiné : les lettres, les graphiques, les schémas et croquis... Cependant, sa particularité réside dans le fait que personne ne pourra le lire, même la plus puissante machine de déchiffrage pour la raison qu'il a inventé une écriture totalement nouvelle par rapport à toutes celles que l'on a pu découvrir.

Il existe ainsi un livre structuré et ordonné, dans lequel l'on pourrait assez facilement reconstituer les thèmes abordés, et pourtant il ne pourra jamais être lu, mais simplement regardé et admiré. Les graphismes et les graphies sont indissociables.

Les thèmes évoqués sont : jardinage, anatomie, mathématique, géométrie, coiffures, cartes, machines à voler, transports, analyses chimiques, labyrinthe, Babel, costumes , nourritures...

Enfin, ce graphiste italien (pour lequel Italo Calvino a écrit la préface du livre dans l'édition FMR) a introduit une bizarrerie : dans deux planches contiguës quelques mots de français à peine cohérents dans le contexte du livre. Ils sont les seuls du livre :

(1) "fille orgiaque surgie et devinée, le premier jour sur la digue de Balbec" (Proust, A la recherche du temps perdu, chap. VI : Albertine ; merci à Axel K. www.page2007.com de cette précision).
"encore" "statuaire ... souvenir...voici encore" "voici... yeux blessés" en vrac ensuite : "franchir, ailleur, c'est, you, passionné, use, bien, croire, je, croyance, par".

Pourquoi ces quelques mots, et pourquoi en français ? La première phrase vient de Proust. Les autres vocables ne semblent pas repérables. Ils sont dans le chapitre "écriture" où l'on voit un homme assis dans un rocking-chair, des patins à roulettes aux pieds, et un bras droit se terminant au lieu d'une main par la partie basse d'un stylo plume. Il écrit sur un tableau à feuilles quadrillés des mots (1). A coté de la grande bouteille d'encre ouverte, des lettres, et des mots tombent. Sur la page suivante, l'homme est couché par terre, poignardé par un stylo plume ; tout est renversé.

 

 

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" Le "Decodex" (ce qu'a écrit l'artiste sur son œuvre) ne sera pas de fournir des réponses sur ce que le Codex signifie réellement. Serafani semble douter que quiconque réussira à "casser" ce puzzle, précisément parce qu'il insiste sur le fait que cela ne signifie rien. "L'écriture du Codex est un écrit graphique, pas une langue, même si elle donne l'impression de l'être. On dirait qu'il veut dire quelque chose, mais il n'en est rien». Pour les fans du Codex, cependant, selon l'assurance même de l'auteur, bien que la langue n'ait pas de sens, ce n'est pas une raison suffisante pour les empêcher d'essayer d'extraire les secrets du Codex.

Luigi Serafini
Rome, 13 Juin 2013, h 10:54:00
Traduction de l'italien de Yann Jubier

 

Rome, un jour de septembre 1976

J’avais vingt-sept ans et sur la feuille d’un album, je dessinais aux crayons de couleur des corps humains sur lesquels étaient greffées des prothèses en forme de pince, de roue de véloet de stylo à encre, comme si j’étais en cours de cyber-nu dans une Space-Académie des Beaux-Arts. J’ébauchais les images en suivant un vague fil taxonomique, et j’eus l’impression à un moment donné qu’il manquait quelque chose d’écrit pour compléter un dessin qui ressemblait de plus en plus à la page d’un atlas d’anatomie comparée. Mais quelle sorte de légendes pouvais-je y ajouter, et surtout en quelle langue? Le rapprochement d’un texte et d’une image, comme on le sait, crée automatiquement un semblant de sens, même si on ne comprend pas l’un ou l’autre. Vous rappelez-vous, quand vous étiez petits, que l’on feuilletait des livres illustrés et que, faisant semblant de savoir lire, on inventait à partir des images, devant les grands ? Et si, pensai-je, une écriture indéchiffrable et étrangère nous offrait la liberté de revivre ces fugaces sensations enfantines ? Partir à la recherche de ce nouvel alphabet me sembla alors la chose la plus importante à faire. Mieux : il me fallait en inventer un qui plaise à ma main.

C’est ainsi que je commençais à griffonner des lignes qui s’emmêlaient et s’arrondissaient en gribouillis et arabesques. Et à partir de ces entrelacs d’encre, lentement, je mettais en forme une calligraphie, avec ses majuscules et ses minuscules, sa ponctuation et ses accents. C’était une écriture qui contenait le rêve de beaucoup d’autres écritures.

Je continuais à dessiner et, sans m’en rendre compte, je réalisai les premières planches du Codex en découvrant dans ma nouvelle façon d’écrire un automatisme heureux qui aurait plu aux Surréalistes.

Giorgio, un camarade d’université, passa un après-midi avec une idée pour passer la soirée. La tête ailleurs, je lui répondis que je ne pouvais pas venir avec lui, parce que je travaillais à une encyclopédie. Et ce fut l’illumination.

Jour après jour, je me glissais dans ce personnage de copiste enfermé dans le scriptorium de quelque monastère, avec sur sa table des tomes d’Aristote et de Platon à copier. C’était un état fébrile, qui allait durer près de trois ans. Pour survivre, je collaborais épisodiquement avec différents architectes et c’est ainsi que la précision du dessin technique et le noir profond de l’encre de Chine envahirent les planches du Codex.

Mon scriptorium était au dernier étage du n°30 de la rue Sant’Andrea delle Fratte, non loin de la Piazza di Spagna, dans un immeuble délabré dont les marches en pépérite étaient usées par les siècles. Il y avait même, à deux pas de là, un cloître adossé à l’église Sant’Andrea delle Fratte, avec des cyprès et des orangers. Au centre, un bassin plein de gras poissons rouges, presque immobiles, et une sorte de rocher recouvert de mousse et de cheveux-de-Vénus, d’où s’écoulaient des gouttes d’eau. Au croisement de la Via della Mercede et de la Via di Propaganda Fide se trouvait la maison du Bernin et, près du portail de l’entrée, son élégant buste de marbre devait supporter la présence de deux chefs-d’oeuvre de son éternel rival Borromini, quelques mètres plus loin.

Cela semble incroyable aujourd’hui, mais c’étaient les dernières années où la Rome du Trident ressemblait encore à celle qu’avait connue les romantiques du Grand Tour (en français dans le texte), à tel point que les maisons de Keats et de Goethe semblaient attendre patiemment leur retour. Le matin, les cascherini (livreurs de pain, ndt) livraient des paniers de pain frais en zigzaguant sur leurs bicyclettes, dans les bistrots, on ne buvait que du Frascati tandis que le Salon de Thé Babington représentait la seule note exotique derrière ses cinq palmiers géants. Ce que l’on nomme modernité ne pénétrait qu’à grand-peine dans les ruelles et dans les cours où d’entières colonies de chats se nourrissaient des restes qu’une main lançait de loin en loin depuis les fenêtres. De Chirico peignait ses derniers soleils couchants dont les rayons venaient glisser sur le parquet en arêtes de poisson de son atelier de la Piazza di Spagna, et Fellini rentrait chez lui le soir Via Margutta après une journée de labeur à Cinecittà, les mains dans les poches. Mais l’Arcadie elle-même voyait tomber la nuit. Un an plus tôt, Pasolini avait été assassiné et le ciel serein du Capitole s’était depuis longtemps couvert de nuages de plomb, porteurs d’imminentes tragédies.

Mon scriptorium disposait même d’une petite terrasse, près des citernes d’eau en eternit, depuis laquelle on apercevait au loin les pins parasols de la Villa Medici. A la tombée du jour, on voyait atterrir les pigeons sur le parapet lézardé, attirés par la promesse des banquets à base de miettes que je leur offrais en abondance. En échange, je recevais les nouvelles du jour par le biais de leurs glouglou et de leurs battements d’ailes que ma grand-mère, originaire d’Ombrie et grande connaisseuse de leur langage, m’avait appris à déchiffrer. Pour ce qui est de la nourriture, je vivais de pizzas Margherita et Capricciosa et d’oeufs durs que je mangeais dans une pizzeria de la Via del Leoncino.

Une nuit, en rentrant chez moi après dîner, je vis une chatte blanche qui battait le pavé en miaulant au coin de la via Condotti et de la via Belsiana. Elle semblait abandonnée ; je décidai alors de la ramener avec moi et nous habitâmes ensemble jusqu’à la conclusion du Codex.

Je passais le plus clair du temps à dessiner les futures pages du livre, assis à ma table à tréteaux, face à deux fenêtres. La chatte en profitait alors pour me grimper sur les épaules et s’y blottir en ronronnant. Puis elle s’endormait, laissant pendre sa queue sur ma poitrine une fois côté droit, une autre côté gauche, et qui remuait de temps en temps au rythme de ses rêves.

Des années plus tard, j’ai eu l’occasion de lire Rouslan et Ludmila de Pouchkine. Dans le prologue, il était question d’un chat savant qui déambulait sur une chaîne d’or entortillée autour d’un chêne : s’il allait à gauche, il racontait des histoires et s’il allait à droite, il murmurait des chansons. J’ai trouvé dans ces vers des analogies étonnantes avec ma chatte et je me suis demandé si, par hasard, elle ne m’avait pas transmis à sa façon des chansons et des histoires quand elle restait des heures immobile sur mes épaules, en contact avec mon hypophyse. C’étaient évidemment des chansons et des histoires que par la suite, je prenais pour les fruits de mon imagination… Je ne trouve pas d’autres explications à la production d’autant de dessins en aussi peu de temps, même si je conçois que tout ceci puisse paraitre bizarre.

Pour conclure, sur la base des considérations ci-dessus et d’autres sur lesquelles je ne m’étendrai pas pour des raisons personnelles, je dois admettre ici que c’est la chatte blanche la véritable auteur du Codex et pas moi, qui depuis toujours me suis fait passer pour tel, alors que je n’en étais que le simple exécuteur manuel.

Puisque cette confession ne pouvait avoir lieu plus tôt pour des raisons d’International Copyright, je profite de l’occasion pour exprimer, avec la permission de l’Editeur, mes plus sincères remerciements à la Chatte,in memoriam. "

 

Source des textes : http://www.ecriture-art.com/serafini-texte.html

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