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14/09/2023

Parution aujourd'hui de Femme vie liberté, Collectif - L'Iconoclaste éd.

9782378803780_1_75.jpgDans 2 jours, triste anniversaire du soulèvement, suite à l'assassinat de Mahsa Amini par la police des mœurs, de la jeunesse iranienne qui en paye lourdement le prix, ne pas l'oublier. Roman graphique collectif sous la direction de Mariane Satrapi qui sort aujourd'hui chez L'Iconoclaste.

 

À propos

Joann Sfar - Coco - Mana Neyestani - Catel - Pascal Rabaté - Patricia Bolanos - Paco Roca - Bahareh Akrami - Hippolyte - Shabnam Adiban - Lewis Trondheim - Deloupy - Touka Neyestani - Bee - Winshluss - Nicolas Wild - Hamoun Femme, vie, liberté : avoir vingt ans en Iran et mourir pour le droit des femmes.

Le 16 septembre 2022, en Iran, Mahsa Amini succombe aux coups de la police des moeurs parce qu'elle n'avait pas bien porté son voile. Son décès soulève une vague de protestations dans l'ensemble du pays, qui se transforme en un mouvement féministe sans précédent.

Marjane Satrapi a réuni trois spécialistes : Farid Vahid, politologue, Jean-Pierre Perrin, grand reporter, Abbas Milani, historien, et dix-sept des plus grands talents de la bande dessinée pour raconter cet évenement majeur pour l'Iran, et pour nous toutes et nous tous.

https://www.unlivreunetassedethe.fr/livre/9782378803780-femme-vie-liberte-collectif/

 

 

Parution ce mois-ci : Frédéric Thomas - Anticolonialisme(s) - Collection Alternatives Sud

 
 
arton6239-c6847.jpgObjet d’instrumentalisations, soumis à une mémoire désaccordée, l’anticolonialisme connut son point d’incandescence au mitan du siècle dernier. S’il croise les théories décoloniales et anti-impérialistes, c’est à partir d’un autre ancrage dans l’histoire et dans l’espace social, qui invite à se décentrer de l’État-nation et du narratif identitaire. Son actualité tient à l’inachèvement de la décolonisation et à la pertinence des espoirs qu’il nourrit.

Le 20 juin 2022, une dent de Patrice Lumumba était restituée par la Belgique à la République démocratique du Congo (RDC). L’ancien premier ministre congolais fut assassiné, le 17 janvier 1961, par les autorités congolaises de concert avec des responsables belges. Son corps, démembré, fut dissous dans l’acide. Un policier belge, qui participait à l’opération, lui avait arraché des dents et découpé deux doigts, en guise de trophée.
La restitution constituait-elle une opportunité, non de tourner la page, mais d’analyser à nouveaux frais la situation actuelle, qui est aussi le résultat du passé colonial ? Las, ce fut, du côté d’un pouvoir congolais régulièrement secoué par des affaires de corruption, l’occasion de tractations opportunistes, tentant de capter une part du prestige de l’icône anticolonialiste, qui avait affirmé qu’« entre la liberté et l’esclavage, il n’y a pas de compromis ! ». Du côté belge, la commission spéciale chargée « d’examiner le passé colonial de la Belgique et ses conséquences » devait, quelques mois plus tard, en aboutissant à un échec, enterrer – provisoirement – toute perspective d’excuses et de réparations.
Le 7 avril 2023, à l’occasion du 220e anniversaire de sa mort, un hommage était rendu au Panthéon à Toussaint Louverture, ancien esclave devenu l’une des grandes figures de l’anticolonialisme. Reconnaissance – enfin – de la révolution haïtienne et des responsabilités de la France. Mais reconnaissance partielle et partiale, saturée de contradictions. Ainsi, Haïti était représenté par son ambassadeur, porte-parole d’un gouvernement illégitime, en voie de gangstérisation rapide, appelant la « communauté » internationale à intervenir militairement sur le territoire haïtien, pour prétendument lutter contre les gangs et, plus sûrement, assurer son pouvoir.
La France, elle, était représentée par le ministre de l’éducation Pap Ndiaye, auteur d’ouvrages sur la « condition noire » et disciple du président Macron, qui, malgré ses déclarations initiales, a très vite repris à son compte la logique de la « Françafrique » et du déni des responsabilités de l’État français quant à la dette imposée à Haïti, en 1825, pour dédommager les anciens colons. Pendant ce temps, la population haïtienne continuait à affronter, seule, la violence et l’impunité, entretenues par un gouvernement soutenu à bout de bras par Washington et Paris.
Aussi différents que soient ces deux cas, ils sont révélateurs des enjeux et antagonismes à l’œuvre, des tensions et décalages historiques et géographiques – entre le passé et le présent, entre les enjeux au Nord et au Sud –, ainsi que du brouillage des lectures. Décalages d’autant plus marqués que ces cérémonies font l’objet d’instrumentalisations divergentes de la part des autorités publiques, à des fins de (re)légitimation, et que la mémoire des luttes anticoloniales est fragmentée, désaccordée et disputée.
Anticolonialisme(s)
Cette livraison a pour titre « Anticolonialisme(s) » – avec un « s » entre parenthèses, qui renvoie à la multiplicité des luttes à l’encontre des sources et des formes variées de colonialismes – et non « décolonial », qui est dans l’air du temps. C’est aussi la distance entre les deux concepts – qui est également une distance avec l’histoire – que ce numéro d’Alternatives Sud entend interroger.
De même, sont éclairés la proximité et l’écart entre la notion d’anticolonialisme et celle d’anti-impérialisme. Cette dernière peut s’appuyer sur un corpus important, qui trouve ses racines, au début du siècle passé, dans le giron des écrits marxistes (Hilferding, Lénine, Luxemburg, etc.). Ces analyses ancrent la réflexion dans les mutations d’un capitalisme mondialisé. Mais leur filiation s’est en partie reconfigurée pour se focaliser sur la géopolitique, l’impérialisme étant davantage appréhendé désormais au prisme des relations internationales et centré sur le rôle dominant des États-Unis.
La focale est mise dans ces pages sur les résistances populaires et l’ancrage des conflits dans le temps long des combats anticoloniaux, qui connurent leur point d’orgue dans les années 1940-1970 ; de la proclamation de l’indépendance de l’Indonésie en 1945 à l’indépendance du Zimbabwe en 1980, en passant par la révolution cubaine de 1959, pour prendre quelques dates clés.
L’anticolonialisme se conjugue-t-il au passé ou son actualité se confond-elle avec l’opposition au projet impérial ? Quelle charge – mémorielle, mais aussi matérielle –, ce passé fait-il peser sur notre présent ? Et devons-nous passer de « l’anti » au « post » – pour postcolonialisme – ou l’échanger pour le décolonial, afin d’être en phase avec le discours contemporain ? Autant de questions qui traversent les onze articles réunis ici.
La majeure partie des discussions autour de l’(anti-)impérialisme, réactivées ces derniers mois par l’invasion de l’Ukraine, est fixée sur les rapports de force entre États sur la scène mondiale, attentive à l’ingérence continue des États-Unis et, depuis le début de ce siècle, à la montée en puissance des pays dits émergents, en général, et de la Chine, en particulier. Cette nouvelle reconfiguration géopolitique marque-t-elle la résurgence du mouvement des non-alignés et l’avènement d’un monde multipolaire ?
Si ce débat demeure largement limité aux contours des relations interétatiques, les pensées décoloniales, elles, développent une critique des conditions symboliques et intellectuelles d’une « colonialité des pouvoirs », intrinsèquement liée à la modernité occidentale et à l’eurocentrisme. D’où l’inflation des appels à décoloniser : la coopération, l’université, la langue, etc.
Interrogeant l’héritage et la permanence de la logique coloniale à partir d’horizons distincts, voire symétriques, ces deux perspectives semblent pourtant faire l’économie d’une réflexion plus développée sur les rapports conflictuels ou antagonistes entre les États du Sud et les populations qui leur sont assujetties et entre ces dernières et des catégories de personnes au Nord. Les rapports sociaux de race, la participation à une histoire commune du colonialisme – mais justement, jusqu’à quel point est-elle commune ? – et le racisme seraient déterminants. Plus en tous les cas que les ancrages sociaux et territoriaux (Thomas, 2023).
Au risque de la fétichisation de l’État d’un côté, répond celui de la fétichisation des identités de l’autre. Dès lors, la représentation des peuples du Sud – qu’elle soit le fait de leurs gouvernements ou de leurs « frères et sœurs » au Nord – paraît s’apparenter à un bloc homogène, débarrassé de dissonances et de conflits, faisant peu de cas de l’hybridation d’identités mobilisées de manière contradictoire par les divers acteurs et actrices. Par ailleurs, dans les deux cas, le capitalisme demeure quelque peu hors-champ. La focale est mise soit en amont, sur le « métarécit » occidental, soit en aval, sur la realpolitik. Enfin, l’histoire située des décolonisations et de leurs prolongements semble se dissoudre dans la systématicité de l’occidentalisation, moderniste et « blanche », ou de l’impérialisme états-unien.
Néocolonialisme
Au lendemain des indépendances, au fur et à mesure que le processus de décolonisation se confrontait aux manœuvres des anciennes puissances coloniales et à l’architecture asymétrique des échanges commerciaux, l’enjeu de la souveraineté économique allait s’affirmer avec toujours plus d’évidence. Et de frustration. De manière concomitante, la critique du néocolonialisme se développa. C’est en grande partie à cette source que puisent les articles de ce numéro.
Dans l’un de ses livres phares, L’Afrique doit s’unir (1963), le dirigeant ghanéen Kwame Nkrumah écrit que le néocolonialisme, « dernier stade de l’impérialisme », est « le plus grand danger que court actuellement l’Afrique » et que « son principal instrument est la balkanisation ». En conséquence, « les jeunes États africains ont besoin d’une nation forte et unie, capable d’exercer une autorité centrale ». D’où la défiance envers toute affirmation « catégorielle », régionale ou communautaire, perçue comme une façon d’affaiblir l’État-nation et toujours suspecte d’être manipulée en sous-main par les ex-puissances coloniales, afin de diviser pour régner.
Les deux voies principales qui ont été empruntées pour résister au néocolonialisme furent l’industrialisation et l’internationalisme. La première a cherché à arracher ces territoires à leur place subordonnée dans la division internationale du travail. Ils avaient été réduits à offrir des ressources naturelles et de la main-d’œuvre à bas prix pour la métropole. Les rares infrastructures mises en place pendant la période coloniale étaient tournées vers l’exportation, bénéficiant d’abord, sinon uniquement, à la puissance coloniale.
On chercha donc à créer un marché local, à tirer plus et mieux parti des matières premières, en tentant de les transformer sur place, à complexifier et à diversifier l’économie, en même temps qu’à former les travailleurs et travailleuses. Il fallait s’approprier le levier économique pour s’assurer une souveraineté réelle, ne pas échanger la dépendance contre une indépendance sans moyens, et échapper ainsi à la sujétion que la double configuration du marché international et des rapports Nord-Sud imposait.
Plutôt que de voir dans le projet modernisateur de l’industrialisation le simple marqueur de l’empreinte coloniale dont les dirigeant·es du Sud auraient été incapables de se défaire, il faut le comprendre comme la tentative de relever le double défi du développement et du recouvrement d’une liberté d’action véritable (Adesina, 2022). À soixante ans de distance, il est facile d’en relever l’échec, les fourvoiements, voire le mirage du concept même de développement. Encore faut-il reconnaître que celui-ci continue à avoir une résonnance dans nombre de pays du Sud, et ne pas passer à côté, quel que soit ses faiblesses et limites, de ce qui fut, selon les mots de Lumumba, « la lutte de tous les jours, (…) ardente et idéaliste ».
Enfin, contrairement à certains présupposés, la plupart des leaders « modernistes » du Sud luttaient également contre la domination culturelle des anciennes puissances coloniales. Ainsi, Thomas Sankara (1986) appelait à faire « d’abord la toilette de nos mentalités pour nous débarrasser des réflexes de néocolonisés ». Mais, ils associaient le plus souvent cette colonisation culturelle à certaines classes sociales (bourgeoisie et petite-bourgeoisie).
L’autre voie fut celle de l’internationalisme, centré sur le Sud : panarabisme, panafricanisme, Tricontinentale, etc. La conférence de Bandung en Indonésie, en 1955, marqua l’entrée sur la scène diplomatique mondiale des ex-pays colonisés et le début du mouvement des non-alignés, qui refusaient de s’affilier à l’un des deux blocs, Est ou Ouest. Se dessine, selon Mohammed Bedjaoui, alors conseiller juridique du Front de libération nationale (FLN) algérien, « un concept géopolitique fondé à la fois sur l’appartenance à une aire géographique, l’hémisphère Sud, à une période historique, la colonisation, et à une situation économique, le sous-développement » (cité dans Blanc, 2022). Mais, cette triple conjonction n’effaçait ni l’hétérogénéité, ni les intérêts divergents ni, enfin, les évolutions dissemblables.
La conférence de Bandung fut avant tout « une affaire d’États en général, et d’États asiatiques et moyen-orientaux en particulier » (l’Afrique n’étant représentée que par cinq pays). Elle représenta moins une stratégie commune qu’un choc symbolique et un coup médiatique, les pays participants s’accordant davantage sur ce à quoi ils s’opposaient : la colonisation, l’ingérence et la dépendance.
La Guerre froide – qui fut souvent « chaude » au Sud – restreignait les contours du non-alignement. De plus, la balance penchait en faveur du monde communiste, qui soutenait le mouvement de décolonisation. Mais l’alignement sur le monde libre fut pour nombre de gouvernements du Sud, en manque de ressources et de légitimité, un moyen – pragmatique, idéologique ou opportuniste – d’asseoir leur pouvoir. La solidarité internationale du Sud prit dès lors un tour light, comme en témoigne la création en 1963 de l’Organisation de l’union africaine (OUA, ancêtre de l’Union africaine actuelle), qui révisait nettement à la baisse les ambitions du panafricanisme (voir l’article de Shivji dans cet Alternatives Sud).
Cette perte d’élan internationaliste se répercutait en retour sur les stratégies de développement mises en place, en laissant chaque État, seul, aux prises avec un marché international dont l’organisation lui était défavorable, et avec le néocolonialisme, qui, en minant la souveraineté économique, bornait davantage encore la marge de manœuvre des gouvernements du Sud. L’autoritarisme étatique, qui correspondait aussi à des facteurs endogènes, en fut renforcé. Il constitua de ce fait un catalyseur plutôt qu’un frein à l’endettement et à la vague néolibérale qui s’imposa à partir de la décennie 1980 et finit par hypothéquer largement la souveraineté de ces pays.
Un nouvel impérialisme ?
Il y a vingt ans, le 20 mars 2003, débutait l’invasion de l’Irak par une coalition internationale menée par Washington. Quinze mois plus tôt, l’Afghanistan avait été attaqué. Cette « guerre au terrorisme » marquait-elle une nouvelle ère ? D’un néocolonialisme opérant souterrainement, au niveau de l’écheveau de rapports économiques, sous l’édifice de gouvernements indépendants, était-on passé à un interventionnisme armé autrement plus démonstratif ? S’agissait-il là d’un nouvel impérialisme (Harvey, 2010) ?
Le débat s’est développé et intensifié en fonction et à la mesure des interventions militaires, des multiples ingérences directes ou indirectes et des bouleversements dans l’architecture mondiale. David Harvey (2010) y a vu à l’œuvre deux logiques impériales : celle, géopolitique, de pouvoirs étatiques cherchant à maîtriser des territoires et celle, plus diffuse, de l’accumulation capitaliste qui consacre la captation des espaces par les agents internationaux du capital.
Ces deux dynamiques, distinctes mais étroitement entrelacées selon Harvey, peuvent-elles se superposer ou entrer en tension et même en contradiction ? L’accès aux ressources naturelles et le contrôle des points de passage stratégiques constituent-ils leur axe commun et la (seule) clé d’interprétation ? La logique de « l’impérialisme capitaliste » s’est-elle néolibéralisée au point de se dégager de l’emprise des États, de ne se reconnaître aucune loyauté nationale et d’imposer ses propres intérêts, y compris aux États-Unis ?
Quelles que soient les réponses données à ces questions, la continuité de cette double logique impériale paraît s’imposer : l’impérialisme ne représente pas une phase passée et dépassée de l’histoire du capitalisme, mais bien une modalité qui lui est intrinsèque, « le caractère permanent de son expansion globalisée » (Amin, 2005).
Si les États-Unis demeurent la première puissance financière, politique et militaire mondiale – et de loin –, son hégémonie est entrée en crise. Et la multiplication de ses interventions en est à la fois la cause et la conséquence. L’article de Katz sur la difficulté grandissante de Washington à appliquer la doctrine Monroe à l’Amérique latine et aux Caraïbes – pour ne rien dire du reste du monde – en fait la démonstration.
Les relations internationales se réduisent-elles pour autant aux aléas des stratégies impériales du géant nord-américain ? À l’heure où s’affirment de plus en plus, sur la scène internationale, la Chine et des pouvoirs (au moins) régionaux – les BRICS, mais aussi la Turquie, le Mexique, le Nigeria, l’Arabie saoudite, etc. – comment lire les tensions et rivalités interétatiques ? Comme l’émergence de contre-pouvoirs et le passage à un monde multipolaire ?
Les auteurs et autrices de ce numéro expriment des vues divergentes à ce sujet, mais tous et toutes se montrent particulièrement critiques envers l’idéalisation de cette multipolarité par certains courants de gauche. Investir les BRICS d’un esprit de rébellion relève du fantasme, selon Patrick Bond. En raison de leur poids géopolitique, des pays émergents exercent une hégémonie régionale et s’apparentent à des États sous-impérialistes. Bond montre à la fois les asymétries qui divisent ceux-ci et leur convergence avec les puissances impérialistes, au sein d’un « multilatéralisme néolibéral ancré en Occident », dont les élites du Sud tirent profit.
De son côté, Promise Li voit dans la mise en place actuelle du monde multipolaire une « reconfiguration impériale », qui donne lieu à une « concurrence inter-impérialiste » entre « autoritarismes capitalistes concurrents ». Non seulement la montée en puissance de la Chine et d’autres pays, à même de défier l’hégémonie de Washington, n’est pas automatiquement synonyme d’anti-impérialisme et d’anti-néolibéralisme, mais, dans les faits, elle s’en est accommodée, voire en a reproduit les logiques. Par ailleurs, comme le dénonce avec force la féministe communiste indienne Kavita Krishnan (2022), en devenant « la boussole qui oriente la compréhension de la gauche dans les relations internationales », la multipolarité ne permet pas de résister aux projets fascistes et/ou autoritaires de régimes qui ont fait du monde multipolaire leur mantra pour mieux « déguiser leur guerre contre la démocratie en guerre contre l’impérialisme ».
Loin donc d’avoir disparu, les logiques impériales et coloniales se sont renouvelées et démultipliées. Leurs dynamiques d’ingérence étrangère, d’appropriation et de contrôle des ressources locales, de sujétion et de clientélisme, de division internationale du travail asymétrique et racialisée continuent de se manifester à différents niveaux : de la santé – cela fut particulièrement flagrant à l’heure de la production de vaccins contre le covid – à internet, en passant par le tourisme et les politiques migratoires.
Ainsi parle-t-on de colonialisme « vert » et « des frontières », pour dénoncer les tentatives de l’Europe d’externaliser la charge de sa transition énergétique et de sa gestion des migrations sur les pays du Sud, par le biais de « partenariats » particulièrement inégaux. Mais, l’insistance sur la réactualisation et la diversification des rapports coloniaux ne doit pas occulter la persistance des formes « traditionnelles » de la colonisation de peuplement, toujours à l’œuvre au 21e siècle, notamment au Cachemire, au Tibet, au Sahara occidental et en Palestine.
Ces deux derniers cas sont abordés dans ce numéro. Les articles montrent que la situation actuelle plonge ses racines dans le passé colonial et mettent en avant la double imbrication, politique et économique, nationale et internationale, de l’occupation – et de la résistance qu’elle soulève. Les auteur·trices insistent par ailleurs sur la nécessité de partir des acteurs et actrices sur place pour penser les luttes anticoloniales.
Rhétoriques anticolonialistes et autoritarisme
Défendre les valeurs africaines et la souveraineté contre les pressions impérialistes et les impositions néocoloniales. Projet décolonial ? Oui. Mais, c’est aussi la harangue du président ougandais, Yoweri Museveni, pour justifier l’édiction de lois criminalisant l’homosexualité, présentée comme une importation occidentale. L’amère ironie tient à ce que l’homophobie en Ouganda (et ailleurs en Afrique) ait ses racines dans la législation coloniale – alors que les sociétés précoloniales se montraient autrement plus ouvertes – et qu’elle ait été partiellement entretenue depuis par les évangélistes nord-américains (Cheeseman et Smith, 2023).
Au pouvoir depuis trente-six ans, Museveni fait de l’anticolonialisme et de l’homophobie un usage cynique, afin de détourner l’attention de la population des problèmes sociaux et de la faillite démocratique du régime. Il incarne jusqu’à la caricature un phénomène général : la mobilisation et l’instrumentalisation de la rhétorique anticolonialiste par des gouvernements autoritaires, « qui confèrent à leurs projets réactionnaires une légitimité par le biais d’une revendication artificielle, mais toujours percutante » (Valluva et Kapoor, 2023).
Cette rhétorique cherche à couvrir l’incohérence de politiques étatiques. En son temps, Samir Amin (2005) avait critiqué la distorsion des stratégies de nombre d’États du Sud, qui rejetaient l’impérialisme mais adhéraient au néolibéralisme. Cette antinomie entre le politique et l’économique prit rapidement un tour plus organique dans ce qu’il synthétisa en une formule : « parler à gauche, marcher à droite ». Bond va jusqu’à parler de schizophrénie. Or, cette contradiction a des causes structurelles et des conséquences lourdes de sens.
Certes, cette instrumentalisation n’invalide pas la pertinence de la notion d’anticolonialisme, mais il invite à davantage de rigueur dans son utilisation et à une prise en compte critique de ses usages. Or, c’est souvent là que le bât blesse au sein de larges courants décoloniaux et anti-impérialistes. Ceux-ci développent un « méta-narratif » empreint d’oppositions totalisantes et figées – Occident/Sud global, moderne/tradition, etc. –, qui se prêtent facilement aux manipulations de toute sorte, en tendant à reconduire l’essentialisation, d’origine coloniale, des valeurs, identités, épistémologies et pensées du Sud, nécessairement hybrides et faisant l’objet de constants réaménagements. De plus, la convergence entre leurs argumentaires et celui de voix conservatrices n’est pas interrogée et parfois même ignorée.
Une telle vision opère une critique sélective des exactions impériales et n’offre aucune résistance aux manifestations autoritaires au Sud qui se parent d’un projet anti-impérialiste, alors même que celles-ci n’ont cessé de prendre de l’ampleur ces dernières années (Krishnan, 2022). Pire même, elle en arrive à les légitimer au nom d’une classification entre ennemis principal/secondaire ; classification dont les peuples font toujours les frais.
Paradoxalement, alors que les pensées anti-impérialistes et décoloniales se montrent (à juste titre souvent) obsédées par la mauvaise foi et l’instrumentalisation des critiques faites envers les États du Sud, elles témoignent d’une étonnante cécité à l’égard des manipulations du discours anticolonialiste par ces mêmes États. Au point de régulièrement préférer la rhétorique à la critique réelle – fût-elle l’œuvre des citoyen·nes du Sud –, le « carnaval et [les] flons-flons » aux luttes sociales (Fanon, 2001).
Faute de prendre en compte les situations concrètes, d’être attentif à « la géopolitique des relations de pouvoir » et à la dynamique voyageuse des théories, ainsi qu’aux capacités des acteurs et actrices du Sud de se les réapproprier, d’en suivre les « réverbérations » (voir l’article de Hoda Elsadda ici même), on en vient dès lors – au nom même de l’anti-impérialisme – à redoubler l’oppression des États ou forces conservatrices, en contribuant à disqualifier certaines luttes dont le langage et les modalités seraient (encore) trop marquées par l’« universalisme » et à réduire au silence celles et ceux qui les portent.
Si l’anti-impérialisme rhétorique est si généralisé, c’est qu’il correspond à des frustrations bien réelles et répond à une colère légitime face à des relations internationales marquées par l’ingérence et les inégalités. De plus, comme on l’a vu, il fonctionne et se prête aisément à un usage élastique, sans rapport avec la pratique. Mais, c’est aussi qu’il offre à bon compte aux intellectuel·les pressé·es une confirmation de leurs présupposés et aux gouvernements du Sud en mal de légitimité, une manière commode de dissimuler leur despotisme et leur ineptie sous un voile héroïque.
Agents locaux
Les lendemains désenchantés des décolonisations s’expliquent par l’opposition obstinée des anciennes puissances coloniales et par la structuration des échanges commerciaux, mais aussi par les dynamiques endogènes. Dès 1961, dans Les damnés de la terre, Frantz Fanon a consacré des pages magnifiques – magnifiques et terribles – à l’essor des proto-bourgeoisies au cours des luttes de libération nationale (Fanon, 2001 ; Thomas, 2023).
La reprise tel quel de l’appareil étatique colonial peu ou mal décolonisé – Gopal évoque à propos de l’Inde, dans l’entretien reproduit ici, « un simple transfert du pouvoir vers les élites » –, la défiance envers les organisations populaires qui étaient à la tête de la lutte, l’influence du modèle soviétique, la concentration du pouvoir pour pallier les manœuvres néocoloniales et les caractéristiques de la classe sociale qui vient à gouverner sont autant d’éléments qui convergent dans la mise en place de régimes autoritaires.
De nombreux·euses dirigeant·es populaires qui ouvraient une voie émancipatrice furent assassiné·es par les forces impérialistes ou avec leur complicité. Il faut cependant reconnaître que même de réels leaders anticolonialistes et panafricanistes, comme Nkrumah au Ghana par exemple, recoururent à l’autoritarisme. Plutôt que de parler de trahison ou de malédiction, il convient de prendre acte du fait que l’accaparement du pouvoir correspond aux modalités de ces nouvelles classes dominantes à la tête d’États voulus forts, qui vont très vite s’arranger avec les anciennes puissances coloniales et s’accommoder de leur place subordonnée sur la scène internationale.
Samir Amin concluait, en 2005, que « la collusion entre les classes dirigeantes africaines et les stratégies globales de l’impérialisme est donc, en définitive, la cause ultime de l’échec [de l’Afrique] ». Or, cette collusion a été facilitée et catalysée par la forme étatique et par la nature de la classe dirigeante. Il apparaît dès lors, comme le cas haïtien étudié ici par Sabine Manigat le démontre avec évidence, que, bien souvent, loin d’être uniquement victimes ou de subir passivement l’impérialisme, les États du Sud en sont les agents locaux proactifs, sans que cela ne les empêche de recourir à une rhétorique anticoloniale.
Les classes dirigeantes du Sud sont ainsi régulièrement inscrites dans une forme de partenariat inégal dans lequel elles trouvent d’autant plus leur compte que cette place subordonnée est source de profits et d’avantages, mais aussi de pouvoir, qui leur permet d’asseoir leur domination sur les populations. Leur sort est donc lié à celui des puissances impérialistes. Ruy Marini avance même qu’il existe une « coopération antagonique » entre États impérialistes et sous-impérialistes, qui témoigne de leurs intérêts communs (Valencia, 2021). Or, nombre d’analyses décoloniales et anti-impérialistes paraissent ignorer cette convergence d’intérêts et ces accommodements réciproques, la substitution d’États autocratiques et corrompus aux mouvements de libération nationale, ainsi que ce que Samir Amin (2005) nomme « la ‘compradorisation généralisée’ des classes dominantes et des pouvoirs dans toutes les régions du Sud ».
De même, la vague autoritaire et conservatrice qui a submergé une grande partie des sociétés et des États ces dernières années est très insuffisamment prise en compte, y compris dans le Sud : de Modi en Inde à Ortega au Nicaragua, en passant par Erdogan en Turquie et Ferdinand Marcos Jr. aux Philippines. Promise Li prend au sérieux cette montée des autoritarismes, dans laquelle il voit « un symptôme de la concurrence inter-impérialiste entre États-nations », tandis qu’Aasim Sajjad Akhtar étudie le cas pakistanais au prisme de cette concurrence.
Reprises des luttes
L’actualité des luttes anticoloniales répond à un fait majeur : l’inachèvement de la décolonisation. Et cette incomplétude est particulièrement marquée aux niveaux de l’appareil étatique et du marché mondial. Bien souvent, comme le notent Manigat pour le cas haïtien, et Gopal pour l’Inde, l’État colonial, singulièrement ses aspects les plus centralisés, les plus autoritaires et les plus répressifs, ne fut pas véritablement démantelé. Gopal en conclut qu’en Asie du Sud, « nous sommes donc les dépositaires du colonialisme : nous n’avons jamais rompu avec le régime colonial ».
Par la suite, le néolibéralisme, en désossant davantage les prérogatives sociales des institutions publiques, n’a fait que renforcer la dimension autoritaire des États (Harvey, 2010). En outre, l’ancrage circonscrit des luttes à l’espace des États-nations, reprenant les frontières coloniales et, au-delà, les divisions et assignations identitaires héritées de ou recodifiées par la colonisation, fut source de conflits. Loin de se superposer, les logiques étatiques, nationales et populaires entrèrent en tension ; à la mesure également des tentatives d’aligner ou de fondre le peuple et la nation au sein des structures d’un État centralisé.
L’enjeu central des luttes de libération nationale était celui de la souveraineté, y compris – surtout ? – de la souveraineté économique. Pour que l’indépendance ne soit pas qu’un mot et les États de simples clients des anciennes puissances coloniales, il fallait revoir radicalement la division internationale du travail et l’inscription des États décolonisés dans le marché mondial ; ce qui revenait, en fin de compte, à bouleverser celui-ci. Ce fut un échec.
Le cadre des États-nations ne se prêta qu’imparfaitement à cette appropriation et fut affecté en retour par la permanence et l’accentuation de l’asymétrie des échanges sur la scène mondiale. La lutte contre le franc CFA, étudiée dans ces pages par Demba Moussa Dembélé, constitue à la fois un marqueur de cet enjeu et de la distance qui demeure encore aujourd’hui par rapport à cette ambition.
L’internationalisme et la solidarité du Sud, dont le panafricanisme fut l’une des expressions importantes, devaient tout à la fois susciter la coopération entre États-nations, et créer un rapport de force à même de transformer le système mondial des rapports marchands. Mais, orientés par les intérêts étatiques, ils perdirent une grande partie de leur force. Et l’anti-impérialisme fut largement recyclé en une forme de repositionnement face à l’hégémonie états-unienne (et occidentale), au sein d’un marché capitaliste largement inchangé.
Le choix ne se décline pas entre la Pax America et l’autoritarisme chinois (ou autre). Comme le dit Chenoy (2022), les pays du Sud « ne sont pas des parangons de vertu normative ». Ils « privilégient avant tout des intérêts nationaux, et même des intérêts particuliers à la stabilité de leur propre régime ». Une stabilité qui les entraîne régulièrement à réprimer les mouvements sociaux qui, eux, sont bien davantage et plus souvent porteurs de valeurs émancipatrices.
Mettre prioritairement la focale sur les mouvements sociaux – dans leurs spécificités, mais aussi dans leurs contradictions et potentialités – est peut-être la principale conclusion qui ressort des articles de ce numéro. Cela suppose de réviser les narratifs décoloniaux et anti-impérialistes qui donnent des images biaisées des luttes passées, au nom des configurations théoriques actuelles (Adesina, 2022). Et de reprendre l’anticolonialisme à ses racines. Celui-ci est tout entier en prise avec la question de la souveraineté. Une souveraineté pas seulement nationale, encore moins étatique, mais aussi économique et, surtout, populaire.
D’où la nécessité d’un double décentrement : de la dimension étatique et de la libération nationale, afin de faire prévaloir l’émancipation sociale, en mettant en avant, comme nous y invite Shivji, les dynamiques et enjeux croisés des classes sociales et du féminisme. En y rajoutant la question écologique ô combien centrale également. Et en (re)donnant aux luttes anticoloniales un caractère (plus) libertaire.
 
 
 
 

13/09/2023

Vincent Liegey : EN FINIR AVEC LES IDÉES REÇUES SUR LA DÉCROISSANCE

 

Salomé Saqué accueille Vincent Liegey, ingénieur, chercheur pluridisciplinaire et fervent promoteur de ce concept politique, économique et social.

à écouter, vraiment ! C'est mon choix depuis plus de 25 ans... J'ai appelé ça la simplicité joyeuse et volontaire, le plus difficile c'est d'intégrer ça dans un système qui continue à foncer dans le mur et de faire des choix que personne n'a compris ou ne comprend et qui de l'extérieur ressemble à un auto-sabordage car allant à contre-sens de ce qui est trop communément admis, mais si pour moi ça a toujours été une évidence et que j'ai accepté de passer pour une débile pauvre... maintenant c'est une urgence globale face à laquelle les arguments pour continuer comme avant fondent aussi vite que la banquise...

 

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112 pages, TANA éd. 2021

 

Voir ici :

https://www.lisez.com/livre-grand-format/decroissance-fak...

 

 

 

 

26/08/2023

Kimsooja, la femme aiguille

 

 

Sur plus de 10 ans, l'artiste coréenne Kimsooja se fige, debout, au milieu de la rue, face à la foule. Avec ce geste répété dans 15 métropoles du monde entier, la « femme aiguille » renverse la notion traditionnelle de l'artiste activiste en prônant le « non-faire » héroïque comme un acte manifeste.

 

 

Valie Export - Genital Panic

 

Le 22 avril 1969, à Munich, l’artiste autrichienne VALIE EXPORT réalise l’action Genital Panic. Armée d'une mitraillette et vêtue d'un pantalon découpé à l'entre-jambe, elle expose son sexe aux visages des spectateurs tétanisés.

 

 

Regina José Galindo, poète artiviste

Grande admiration pour cette poète et artiste qu'on a pu lire entre autre dans le numéro spécial Guatemala, de la revue Nouveaux Délits, réalisé en collaboration avec Laurent Bouisset, voir ici :

http://larevuenouveauxdelits.hautetfort.com/archive/2017/...

 

 

 

Voir aussi "Rage ; rabia" paru en 2020, poèmes traduits par Laurent Bouisset, éd. des Lisières : http://cathygarcia.hautetfort.com/archive/2020/11/05/rage...

 

 

 

14/08/2023

Chamane de Sibérie, Olga Letykai Csonka perpétue son art dans les Alpes suisses

 

 

La diagonale de la joie de Corine Sombrun (2022)

Je "suis" Corine Sombrun depuis le début, depuis son tout premier livre sorti en 2002, où elle relate un séjour en Amazonie péruvienne dans le centre du peintre et curandero Francisco Montes. suite à un deuil dont elle ne se remet pas, ce qui la conduira ensuite en Mongolie et à l'incroyable aventure qui est la sienne depuis plus de 20 ans maintenant... Nous avions échangé nos livres il y a quelques années, elle appréciait ma poésie et moi son parcours me parle au-delà des mots... De plus, j'adore son humour et sa simplicité ! Je viens de lire son dernier : à lire absolument !

 

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Ce qui est en cours est absolument fabuleux, il était temps !

 

https://trancescience.org/fr/transe-cognitive-auto-induite/

 

https://trancescience.org/fr/recherche/

 

 

 

 

 

 

 

13/08/2023

Les cornucopiens sont parmi nous ! Mais qui sont-ils ?

Dans les colonnes des journaux, à la tête de nombreuses entreprises, parmi les instances gouvernementales, au sein de nombreux syndicats, sur les plateaux de télévision : les cornucopiens sont là, parmi nous. Partout.

Mais si vous l’ignorez, ce n’est pas à cause d’un quelconque complot de leur part. D’ailleurs, la plupart des cornucopiens ignorent qu’ils le sont et, qui sait, peut-être l’êtes-vous vous-même sans le savoir ! Car ce terme, qui ne date pourtant pas d’hier, est très peu utilisé dans le monde francophone. De quoi s’agit-il ?

Tirant son étymologie du mythe de la corne d’abondance (cornucopia en latin), le cornucopianisme se construit autour de cette idée centrale, merveilleusement résumée par l’économiste Julian Simon (1932-1998), l’un des principaux auteurs cornucopiens, pour qui toutes les limites naturelles peuvent être repoussées en mobilisant une ressource ultime et inépuisable : le génie humain. Le cornucopianisme désigne ainsi un courant de pensée, omniprésent à droite et à gauche de l’échiquier politique, qui considère la technologie comme la solution ultime aux problèmes environnementaux.
Statue du Dieu grec Zeus avec une corne d’abondance, d’où sort en profusion des fruits et des vivres
Statue du Dieu grec Zeus avec une corne d’abondance, d’où sort en profusion des fruits et des vivres. Shutterstock

Que ce soit Elon Musk, qui envisage de coloniser Mars pour quitter une planète devenue invivable, en passant par le prince saoudien Mohammed Ben Salmane, pour qui les technologies de stockage du CO2 permettront à sa monarchie pétrolière d’atteindre la neutralité carbone, jusqu’à Emmanuel Macron investissant des milliards dans la pour l’instant très chimérique aviation décarbonée, les exemples de propos cornucopiens ne manquent pas dans l’actualité. Mais où trouvent-ils leurs racines ?
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Un courant de pensée qui prospère chez les économistes

On prête généralement à l’économiste américain Kenneth Boulding (1910-1993) cette citation célèbre :

    « Pour croire qu’une croissance matérielle infinie est possible sur une planète finie, il faut être fou ou économiste. »

De fait, si les cornucopiens ne sont pas forcément fous, la genèse de leur pensée doit beaucoup aux théoriciens de l’économie moderne.

Lorsque, dans un célèbre essai de 1798, l’économiste et homme d’église Thomas Malthus émet l’idée que les ressources naturelles constituent un facteur limitant de l’expansion, la réaction de ses confrères économistes est immédiate. Pour eux, ce ne sont pas les ressources qui sont limitées, mais notre capacité à les exploiter. Friedrich Engels, futur théoricien du communisme, écrit par exemple :

    « La productivité du sol peut être indéfiniment accrue par la mobilisation du capital, du travail et de la science. »

Car après tout, se demande Engels, « qu’est-ce qui est impossible à la science ? »

Cette manière de penser, déjà largement présente chez certains philosophes des Lumières comme René Descartes ou Francis Bacon, va être développée et affinée par les économistes tout au long du 19ème et du 20ème siècle. Ceux-ci se persuadent en effet rapidement que les deux principaux facteurs de production, à savoir le capital et le travail, sont substituables.

Grâce au progrès technique, il est par exemple possible de remplacer le travail humain par du capital technique, c’est-à-dire par des machines. Dans l’esprit des économistes, qui ont peu à peu réduit la nature à une sous-catégorie du capital, le même raisonnement peut s’appliquer au capital naturel : il « suffit » de le substituer par du capital artificiel.
Illustration de la révolution industrielle anglaise réalisée par Samuel Griffiths en 1873. Cette période est considéré à la fois comme celle de l’expansion des idées cornucopianistes, mais aussi, pour certains, comme les débuts de l’Anthropocène. Samuel Griffiths/Wikipedia, CC BY
La magie de la substitution : ou comment la croissance pourrait devenir éternelle

Cette idée apparaît d’autant plus séduisante aux yeux des économistes qu’elle permet, sur le papier, de rendre la croissance éternelle. Après tout, si une partie du capital artificiel remplace le capital naturel dégradé, alors le stock de capital « total » peut indéfiniment s’accroître. C’est mathématique. Mais dans la vraie vie, comment opérer une telle substitution ?

Comme le pressentait Engels, il faut introduire dans les équations économiques un facteur supplémentaire : la technologie. Deux types de leviers sont principalement envisagés pour repousser les limites naturelles.

Le premier consiste à intensifier l’exploitation des ressources afin d’accroître leur disponibilité. C’est typiquement ce qui est advenu dans les années 2000 avec l’émergence de la fracturation hydraulique, dont l’usage a permis d’accéder à des énergies fossiles (les gaz et pétroles de schiste) jusque-là inexploitables. Grâce à la technologie, la quantité de ressources accessibles a donc augmenté. Qu’il s’agisse des énergies fossiles, des ressources minérales ou encore de la biomasse, les exemples d’intensification de ce type sont légion depuis les débuts de la révolution industrielle.

Le second levier consiste à remplacer une ressource par une autre. Pour reprendre l’exemple des énergies fossiles, chacun comprend que, quel que soit le degré d’intensification de leur exploitation, celles-ci finiront par s’épuiser. La substitution consiste dès lors à prendre le relais en remplaçant les énergies fossiles par une autre forme d’énergie qui, entre temps, aura été rendue plus facilement accessible grâce, là encore, au progrès technique. Les économistes dominants des années 1970 comptaient par exemple beaucoup sur des technologies de rupture comme la fission nucléaire pour remplacer les énergies fossiles.

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De la théorie à la pratique : quelques failles du raisonnement cornucopien

Les cornucopiens ont-ils raison ?

D’un côté, il faut leur reconnaître certaines réussites. L’épuisement des ressources naturelles tant redouté dès le début du 19ème siècle n’est pas advenu au cours des deux cents ans qui ont suivi. Comme ils le prédisaient, une partie de la rente issue de l’exploitation des ressources naturelles a été investie dans la recherche et le développement, permettant d’accroître considérablement notre capacité à exploiter la nature.

En revanche, si le levier de l’intensification a formidablement fonctionné, celui du « remplacement » a jusqu’à présent échoué. Comme le remarquent certains historiens de l’environnement, loin de se substituer, les ressources nouvellement exploitées se sont en réalité toujours additionnées aux précédentes. Et rien ne prouve qu’une telle substitution puisse un jour advenir, en particulier concernant les énergies fossiles. Le nucléaire, que les économistes des années 1970 imaginaient pouvoir se substituer aux fossiles dans la première moitié du 21ème siècle, ne représente que 4 % de l’énergie primaire consommée dans le monde, et sa part baisse depuis une trentaine d’années.

Enfin, le raisonnement cornucopien bute aujourd’hui sur une conséquence paradoxale de sa propre réussite. En intensifiant la production des ressources naturelles, la civilisation industrielle a généré des flux de matière et d’énergie qui se sont souvent avérés très supérieurs à ce que les écosystèmes pouvaient assimiler. Le réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité, l’acidification des océans, l’omniprésence des polluants toxiques dans notre environnement, le bouleversement des cycles biogéochimiques sont autant de conséquences directes de l’intensification de l’exploitation de la nature.

À lire aussi : La Terre à l’époque de l’Anthropocène : comment en est-on arrivé là ? Peut-on en limiter les dégâts ?

Or, pour faire face au défi sans précédent posé par ces nouvelles limites planétaires, les cornucopiens continuent de mobiliser les mêmes recettes fondées sur la course en avant technologique. La substitution consisterait cette fois-ci à réparer ou remplacer des services écologiques que la nature ne parvient plus à maintenir. Qu’il s’agisse de remplacer les insectes polinisateurs par des robots, d’opacifier l’atmosphère pour contrebalancer le réchauffement climatique ou encore de capter le carbone atmosphérique afin de le réinjecter dans la lithosphère, les cornucopiens ne manquent pas d’idées. Même si, jusqu’à présent, elles restent très hypothétiques.
Graphique montrant que sur 9 variables du système Terre monitorées, au moinssur les 9 variables du système Terre, 5 font aujourd’hui l’objet d’un dépassement de frontière planétaire.
Sur 9 variables du système Terre monitorées, au moins 5 font aujourd’hui l’objet d’un dépassement de frontière planétaire. Stockholm Resilience Centre,, CC BY
Une nouvelle forme de « conservatisme technologique » ?

A l’heure de l’urgence écologique et climatique, la pensée cornucopienne est-elle encore pertinente ? On peut en douter. Mais alors, pourquoi est-elle si présente parmi les décideurs politiques et économiques ?

Peut-être tout simplement parce que la pensée cornucopienne a ce mérite immense : en prétendant prolonger la domination de l’humain sur la nature grâce à la technologie, elle permet à ses défenseurs de ne pas débattre des conditions sociales, culturelles, économiques et politiques qui permettraient de nous réconcilier avec les limites planétaires. Cet optimisme technologique est d’ailleurs l’une des douze excuses listées par l’Université de Cambridge pour repousser à plus tard l’action face au dérèglement climatique. Pour paraphraser et détourner un slogan écologiste, il semble bien que le plus important pour les cornucopiens soit en effet là : « ne pas changer le système, quitte à changer le climat ».

 

Auteurs :

Natacha Gondran est membre de la composante Mines Saint-Etienne de l'UMR 5600 Environnement Ville Société. Ses travaux de recherche peuvent recevoir des financements de différentes organisations publiques et privées.

Aurélien Boutaud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

 

Source : 

https://theconversation.com/les-cornucopiens-sont-parmi-n...

31/07/2023

Werner Lambersy

1
Alors, poète, chante l’univers, caboteur de galaxies comme autant d’îles et de récifs sans rivages, et parfumeur d’infini à la chair de poule, comme une peau sous l’agrume juteuse et ronde des ondes, chante l’homme, dans l’épopée de son espèce, dont la voix jusqu’ici est restée sans réponse, sans écho, contre le mur admirable de la matière et perdue dans les dunes désertiques de l’âme.
(…)


3
La chemise trempée de mort colle à ma peau, à la poitrine, au portique de mes épaules ; elle pèse et m’alourdit ; je tremble, je pleure, j’ai peur comme un chien qu’on appelle pour le battre ou l’étalon qui sent la terre où le sang des batailles a coulé, les rigoles d’abattoirs où on le mène… Lorsqu’ainsi accoutrée de violences, l’âme ne peut plus danser, qu’elle tortille dans ses limbes, il devient pénible et difficile de délacer la bande molletière des ténèbres, pour tremper ses chevilles dans la vague océanique, partager le souffle iodé des coureurs d’horizon, puis s’abriter sous l’arbre intérieur où font escale et sèchent leurs plumes beaucoup d’oiseaux migrateurs.


4
Alors, poète, chante l’univers, prêteur de comètes, d’étoiles, d’arc-en-ciel, d’aurores boréales, d’incendies et de cyclones démesurés dans la nuit des neurones et des pixels sur l’écran caverneux de ton crâne, dont les daguerréotypes sépia, les vieilles pellicules inflammables du passé brunissent, grisaillent, noircissent, se tordent, s’effacent, et qu’on brûle avec les fanes solaires de l’illusion sur les composts crépusculaires.
(…)


6
Chante la solitude uniforme des villes, qui recouvre le sol et le coiffe d’un gel cosmétique de béton, de fer, de verre, et dont les tours buvardent la ligne d’horizon, le dôme d’un ciel encombré, et repousse la nuit sous un voile de lumières électriques et sous l’haleine pesante du pétrole. (…) Nous prendrons possession des territoires sauvages de l’extase radicale de l’âme devant le beau : nous communierons avec le gai savoir, dont on nous chasse par l’appât du factice, du virtuel, du lucre matériel et de l’ordinaire vulgarité mâle et femelle du mal.
(…)

Chante ! Fais chanter les mots, prends exemple sur l’herbe qui, même au désert, jamais ne renonce et reviens à la plus mince goutte, à la plus pauvre pluie.

(…) mais qu’importe, si tu n’es que ce reste de chair entre deux dents de la mâchoire crocodile du cosmos, ce chicot dans la bouche du temps, ou mieux, et pourquoi pas, le signe anonyme gravé dans l’ivoire d’une des licornes de la lumière ;

(…) chante, toi, le pousse-voix, le lisse-beau, le richazur, le verbavif, l’homme-laude, ce langue-dire, ce plein-écrit et pur éclat du libre éclair.

(…)

Chante les pâtres, bergers devenus vigiles de parkings en sous-sol ; les bergères, les ménades en caissières de supermarchés, Orphée en conducteur de bus dans les banlieues et le Styx automobile des boulevards, Eurydice aux pieds nus comme la lumière marchant dans le reflet vitré des tours sans balcons.

(…) alors chante et passe comme la fourmi sur la nappe du dimanche où le couvert n’est pas encore mis.

(…)

Chante, même dans un murmure, un hoquet, un cri, glatis, couine, aigle ou musaraigne, graille, rugit, bourdonne ton poème, qu’importe : trop d’impuissance étouffe ta colère, trop d’enfants, trop de morts à terre, alignés comme à l’école, trop de corps sans tombe sous les décombres, trop de peuples réfugiés sous la tente et sur des routes sans village, trop de viols, de violence, de drogues, comment le supporter, comment vivre, si les mots ne sont que cela, sans la voix ni l’écho, même lointain , qui répètent que nous sommes autre chose !

(…)

Chante les chats dont l’amande étroite te surveille comme un voleur à la tire dans le métro, chante la ville où la paix ne descend que derrière le rideau des riches, chante la fanfare des néons, la crécelle piteuse des retraités qui mendient, l’océan de paroles qui clapote dans les coquilles contre l’oreille, et l’image sur l’os de seiche des écrans car on tricote le temps une maille à l’endroit, une maille à l’envers.

(…) chante et tire tire la bobinette des trous noirs et la chevillette cherra, dit le loup de l’énergie aux longues dents, chante car l’odeur du café n’attend pas.

 

in Lettre à un vieux poète, Sifnos, 2013

un recueil qui dédié à son ami poète René de Obaldia 

 

 

 

29/07/2023

David Graeber : repenser le travail et la consommation pour réenchanter le monde

  •  

attachment-KzmYd7H4SS2-IEIQlL81Qg.jpegEn quatre essais compilés dans un petit livre, l’anthropologue David Graeber (décédé en 2020) s’attaque aux clefs de voûte de notre système économique (le travail, la consommation, les hiérarchies sociales) pour en interroger le sens. En multipliant les angles d’approche par l’économie, la philosophie ou l’anthropologie, il accrédite que le capitalisme est un concept qui ne vit qu’à travers un imaginaire collectif pouvant être questionné et dépassé si l’on se donne la peine de remettre en question ce que nous croyons être des évidences.

C’était l’un des grands penseurs libertaires du début du XXIe siècle, cité de son vivant comme “l’un des intellectuels les plus influents du monde anglo-saxon” par le New York Times. Comme Bernard Maris que l’on pourrait considérer comme un lointain cousin français, David Graeber nous manque depuis son décès prématuré en 2020. Pourquoi ne sont-ils plus là et par quelle injustice leurs détracteurs sont si nombreux dans l’écosystème médiatique ?

 

La posture radicale et anticonformiste de David Graeber, sa détestation du prêt-à-penser, son militantisme tourné vers l’action autant que le combat intellectuel - mais aussi son humour - en faisaient un penseur unique, stimulant, indispensable à nos vies. Parmi ses travaux géniaux, citons son essai sur la bureaucratie, qui démontre pourquoi les entreprises privées en génèrent plus que les administrations. Mentionnons aussi son travail monumental sur l’histoire mondiale de la dette, dont la mise en perspective anthropologique et historique change complètement le regard sur le sujet. Rappelons surtout le remarquable et hilarant essai sur les “bullshits jobs”, expliquant comment le capitalisme produit des dizaines de millions d’emplois inutiles aux entreprises qui les créent.

 

David Graeber, anthropologue de formation, s’est beaucoup intéressé à l’économie et aux mécanismes de la démocratie. Dans La Démocratie aux Marges, il analysait comment celle-ci peut s’exercer à côté des systèmes de pouvoir, par l’action citoyenne ; une réflexion prolongée par une anthologie de textes qui questionnent “les origines de notre désarroi actuel” : Possibilités, essais sur la hiérarchie, la rébellion et le désir, rééditée ce mois-ci. Quatre textes où le prisme de l’ethnographie comparée guide les analyses. 

Les origines de la hiérarchie

En introduction, David Graeber éclaire les débuts de sa carrière d’essayiste et rend hommage à Pierre Bourdieu, rencontré “au faîte de sa popularité” alors qu’il était étudiant, qui lui donna la confiance de se lancer. Si la parenté intellectuelle semble rétrospectivement évidente, l’anecdote racontée est savoureuse. On y apprend qu’invité par une prestigieuse université américaine, Bourdieu préférait échanger avec les élèves plutôt que ses pairs : ”Avec les étudiants, on peut parler d’idées. Les collègues, eux, veulent vous flinguer”. Bourdieu se rendit ainsi disponible pendant les quelques jours de son voyage dans un bureau accessible à quiconque réservait un créneau pour échanger avec lui, ce qu’il faisait semble-t-il de manière très amicale. La rencontre avec Graeber faillit amener à la publication de son premier texte (ce qui serait fait à Paris et en français), à la demande du sociologue, ce qui fut hélas rendu impossible par les circonstances.

 

Le travail en question évoquait de façon marginale les mécanismes et la nature des hiérarchies sociales. Ces réflexions de jeunesse servent de base au premier texte du recueil, finalisé plus tardivement. En s’intéressant au concept moderne de hiérarchie, qui permet de traiter un individu comme une entité abstraite pour en tirer un sentiment de supériorité, Graeber analyse les codes sociaux à la lumière de deux concepts anthropologiques : les « relations de plaisanterie » et les « relations d'évitement », démontrant une capacité hors-norme à jongler avec les sciences sociales et des concepts généralement cloisonnés. Son étude des formes élémentaires de la hiérarchie se transforme ainsi peu à peu en essai sur l’origine du capitalisme, où Graeber développe une théorie des mœurs permettant d’expliquer les mécanismes de domination sociale par des habitudes intimes, connectant les théories de Max Weber aux travaux de Peter Burke sur l’installation du puritanisme en Europe après la Réforme.

 

Désir et consommation

Les deux textes qui suivent s’intéressent aux maux de la consommation de masse et aux mutations du monde du travail capitaliste, sujet faisant écho à une réflexion du premier essai émettant l’hypothèse que le travail salarié était au Moyen-Âge une situation souvent transitoire liée à la jeunesse (on était apprenti ou compagnon avant de prendre son envol et son indépendance) et le travail salarié « à vie » une invention du capitalisme moderne.

 

Graeber remet en question de nombreuses théories consensuelles au sujet du travail et de la consommation, cette dernière étant selon lui considérée comme une fable universelle, partagée par les marxistes comme les libéraux. Il questionne le concept même de consommation, notant que le terme n’est jamais défini autrement que tacitement par ceux qui traitent du sujet.

 

Le mot a pourtant connu une forte évolution sémantique : synonyme de gaspillage ou de destruction au XVIIe siècle, il a gagné en noblesse à l’ère industrielle, où le capitalisme s’équilibre par une croissance continue nécessitant des cycles infinis de destruction. Pour David Graeber cependant, tout acte de consommation n’a pas le même sens : acheter un instrument de musique (un acte pouvant permettre des décennies de créations) n’a rien à voir avec l’achat compulsif d’articles de mode, qui relève plutôt d’un assujettissement passif.

 

L’auteur en appelle pour nourrir la réflexion à la relecture des grands philosophes, de Platon à Spinoza, pour proposer une anthropologie du désir. Le concept, qu’il définit comme une construction mentale du moi perçue du point de vue d’autrui, devient d’autant plus problématique à l’ère moderne qu’il n’existe aujourd’hui pas de limite à ce que l’on peut désirer.

Capitalisme, esclavage et fétichisme

Qu’aurait pensé David Graeber de la réforme en cours du RSA, qui pourrait contraindre les allocataires à travailler une quinzaine d’heures par semaine pour continuer à en profiter ? Dans Les modes de production sous toutes les coutures, l’auteur constate que le capitalisme a su réinventer sans le dire l’esclavage antique par de multiples stratagèmes.

 

Ses considérations audacieuses sur les manières de rendre le travail contraignant dans les faits résonnent douloureusement avec certaines déclarations récentes de personnalités politiques de premier plan, qui grinceraient sans doute des dents à la lecture de sa description des ”esclaves salariés”.

 

Dans le dernier chapitre, Graeber s’intéresse au concept de fétiche popularisé par Marx, qu’il définit après une longue analyse anthropologique comme un “dieu en cours de construction”, avant de s’intéresser à sa transposition dans notre époque. En analysant les corrélations entre magie et religion et la manière dont les civilisations glissent de l’une à l’autre avant d’adopter un fétichisme de la marchandise, Graeber se place dans le sillage de Guy Debord.

 

Objet d’aliénation, le fétiche-marchandise n’opère à la différence des fétiches traditionnels aucun contrat social, et vise même plutôt à détruire celui-ci en raison de l’exploitation par le travail de ceux qui le produisent. En extrapolant cette idée et s’interrogeant sur la possibilité d’un fétiche sans aliénation, Graeber appelle de ses vœux une société plus horizontale, sans domination ni hiérarchie, ouvrant une passerelle avec les développements du début de l’ouvrage.

Un idéal utopiste

A la variété thématique féconde des textes, David Graeber oppose une méthode identique pour chaque essai : quel que soit le sujet qu’il aborde, il s’empare d’un totem du capitalisme et le questionne au-delà du système libéral, notamment dans l’histoire. Il va de soi que pour lui, puisque le capitalisme a un début (relativement récent à l’échelle de l’Humanité), il aura aussi une fin. Il appartient donc à nos sociétés de réinventer les modes de vie pour les mettre en adéquation avec les aspirations profondes de l’être humain, et de mettre fin aux ravages d’un capitalisme prédateur et destructeur. En bon anarchiste, Graeber croit que la solution ne viendra ni des politiques ni des États, mais des individus de bonne volonté.

 

Ses essais révèlent la richesse d’une pensée nourrie par des économistes, des philosophes, des anthropologues autant que des artistes. Cette immense curiosité de David Graeber lui permet de jongler de la psychologie médiévale à la dialectique hégélienne en passant par le zoroastrisme pour filer un même raisonnement, que l’on serait bien en mal de rattacher à une quelconque école de pensée sinon la sienne. Nul doute que ces écrits dérangeront, et c’est exactement leur raison d’être : remettre en question nos préjugés. Le second objectif : réenchanter le monde, n’est pas moins ambitieux. Selon David Graeber, “ce qui unit les essais de ce livre n’est rien de moins qu’un idéal utopiste.

  • Possibilités, essais sur la hiérarchie, la rébellion et le désir, essai de David Graeber, éditions Rivages (410 pages, 15 €)

 

 

par Jean-Samuel Kriegk

Source : Blast, le souffle de l’info

 

 

22/07/2023

Jacques Prévert


Hélas ! Hélas !
Trois ou quatre fois hélas !
Voilà le mauvais temps, la crise et tout et tout. 
Le capital en prend un coup,
ll se roule par terre et il gueule,
ll bave même un petit peu,
Toute la famille est inquiète.
Qu'est-ce que c'est ?
Ce n’est rien, c‘est la crise, ça va passer.

Mais, dans sa cuisine, la bourgeoise sanglote,
D'une main elle faille signe de la Croix, 
De l‘autre elle fait la cuisine, la mayonnaise.
Avec ses pieds, elle berce les enfants,
Avec sa bouche, elle leur chante une berceuse.
Mais les petits enfants,
Les petits bourgeois ne veulent pas dormir,
lls entendent, venant de très loin,
Les pas et les cris des marcheurs de la faim.
Leur bonne mère leur a dit :
Si vous n‘êtes pas sages, les chômeurs vont venir et ils vont vous prendre.

Les petits bourgeois ont très peur. 
Il y a des ogres dans le sous-sol de la maison. 
Il y a des chômeurs dans les environs.

 

 

17/07/2023

Limits to growth - Le rapport Meadow résumé pour les lycéens - 2021

7_n.jpgCliquez, lisez, téléchargez, partagez :

https://escapethecity.life/wp-content/uploads/2021/10/Lim...


Aussi méconnu qu’essentiel, le rapport Meadows de 1972, intitulé ‘Les limites à la croissance’ est un des livres fondateurs de l’écologie politique. En voici un résumé destiné, aux lycéens et à leurs enseignants… mais aussi à tous les curieux ! Indispensable pour comprendre pourquoi la décroissance n'est pas une pensée parmi d'autres mais une absolue urgence quoiqu'en disent ceux qui ne veulent pas arrêter la récré dans leurs cours de pilleurs délirants privilégiés....

Et décroissance matérielle = croissance de tout ce qui est bon pour nous, humanité, comme pour la planète en réalité....

 

Extrait de ce résumé :

L E S  S C É N A R I O S  T E C H N O L O G I Q U E S


Dans cet autre scénario, les chercheurs imaginent que l’on découvre – comme par
magie – une énergie qui multiplie par 2 les ressources de la planète, sans avoir à puiser
dans nos ressources naturelles. Un peu comme le réacteur Arc du film Iron Man.
Le résultat de la simulation montre que, même dans ce cas, l’effondrement de la
civilisation interviendra… un peu plus tard.
Autrement dit : même si l’on découvre une super-énergie ultra-puissante, l’effondrement aura lieu. Conclusion : la technologie n’est pas la solution. Car, même si elle paraît « propre »,
une technologie entraîne souvent des effets désastreux qui ne se remarquent qu’après
de nombreuses années. La technologie est souvent une façon de déplacer dans le
temps ou dans l’espace les effets négatifs de la croissance.
Celui qui explique bien ce phénomène, c’est le chercheur
français Philippe Bihouix.

Pourtant, dans les années 1990, des économistes néolibéraux ont imaginé un modèle mathématique concurrent au modèle World 3 : le modèle Dice. Un modèle qui fonde ses simulations sur l’idée que la technologie va compenser les effets négatifs des activités humaines. Et c’est notamment sur ce modèle pro-business que la plupart des gouvernements
fondent leurs politiques économiques et environnementales… Son créateur, William Nordhaus  est professeur d'économie à l'université de Yale et lauréat du prix Nobel en 2018.

L E S  S C É N A R I O S S O U T E N A B L E S


La dernière partie du rapport s’intitule "Transitions vers un système soutenable". Ici, les chercheurs imaginent des scénarios où l’humanité parvient à vivre sans dépasser les limites de la planète. Dans ces scénarios optimistes, nous sommes sortis de l’addiction à la croissance.
Nous avons aussi changé d’objectifs : plutôt que la croissance du PIB, les gouvernements
cherchent à améliorer la santé des enfants, la citoyenneté, le bien-être…
De plus, l’humanité s’est mise à prévoir, à planifier et à appliquer le principe de précaution.
Enfin, on utilise plus la technologie pour maximiser les rendements et accélérer la croissance, mais, au contraire, pour limiter ou réduire les atteintes de l’homme sur la nature (agriculture, pollution, habitation).
C’est ce que l’on appelle les right tech, les technologies justes.

Bref, dans ces scénarios soutenables, le système Terre n’est plus en surchauffe.
Petit problème : nous aurions dû appliquer les principes de ce scénario depuis 2002 - il y a 20 ans - pour qu’il nous permettre d’éviter le krach !

 

*


"Une révolution de la durabilité vers un monde bien meilleur pour l’immense majorité d’entre
nous est possible." disait le rapport Meadow en 1972...

 

 

 

04/07/2023

Aurélien Barrau droit au but

Tellement, tellement, tellement ça, tellement rare aussi cette parole en mainstream, parfois je me demande pourquoi lui peut, sert-il de caution au fait que rien ne change ou tout empire mais on le laisse parler donc on est en démocrablabla etc ?

 

 

Merci JL !

 

 

27/06/2023

Roberto Sosa (Honduras) - Les Indiens

 

Je suis allé leur parler dans leurs refuges, 
 là-bas, sur ces monts protégés par des idoles 
 où je les sais gais comme les cerfs 
 mais aussi tranquilles et profonds 
 comme les prisonniers. 

J'ai senti leur regard 
 frapper mes yeux jusqu'à l'ultime lumière 
 et dès lors mon pouvoir m'est apparu 
 infondé et fragile. 

Aux côtés de leurs pieds 
 détruits sur tant de routes 
 je dépose mon sang écrit 
 sur une branche obscure.