Les nombres, Viktor Pelevine
traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain
Alma Editeur septembre 2014
380 pages, 19 €
Qu’arrive-t-il à un homme quand il soumet sa vie et son destin tout entier au pouvoir d’un nombre ? C’est ce que fait Stopia, alias Pikachu pour les intimes, antihéros de ce roman amoral qui est avant tout une impitoyable satyre d’une ex-URSS décadente et libérale, qui n’a cependant pas lâché les bonnes vieilles méthodes de l’époque KGB.
« Je me demande bien Tchoubaïka, pourquoi on traite la bourgeoisie libérale de libérale. Elle est porteuse d’une idéologie totalitaire extrême. Si on l’y regarde de près, tout son libéralisme se réduit à la permission donnée aux travailleurs de s’enculer à volonté pendant leurs heures de repos » et Tchoubaïka répondait : « Excusez-moi Zouzia, mais c’est un grand pas en avant si on compare avec le régime qui percevait même cette activité comme sa prérogative ».
Ainsi, après quelques tâtonnements, c’est au numéro 34 que Stopia va confier la totalité de sa vie, de ses choix, décisions et orientations, privés ou professionnels, et le 43 deviendra donc par conséquent l’anti-nombre, le nombre d’entre tous dont il faudra le plus se méfier.
Cette apparente folie obsessionnelle numérologique, qui fait tout le régal et l’originalité de ce roman, conduira cependant Stopia au sommet. « Or, les autres devenaient des bêtes sauvages à cause de leur aspiration à agir rationnellement, alors qu’il était un homme sensé du fait de son obéissance à une règle irrationnelle que tout le monde ignorait. C’était la plus réelle des magies et elle était plus forte que toutes les constructions de l’intellect ».
Devenu un des banquiers les plus influents du pays, défiant les lois de la concurrence et du marché, protégé, c’est-à-dire aussi surveillé par un agent des services secrets qui avait fait éliminer auparavant ses premiers protecteurs, des Tchétchènes, Stopia s’en remet toujours plus à son nombre fétiche et développe une hantise de plus en plus forte pour son opposé. Angoisse cristallisée par l’approche de son 43è anniversaire et comme l’illustre à merveille le proverbe qui dit que plus un singe monte haut, plus il montre son cul, Stopia apprendra à ses dépens qu’aucun nombre, ni aucun système dogmatique et donc totalement rigide, ne protègeront jamais un homme contre les tortueux revers du destin et que les tirages du yi-king du maître spirituel d’un club de thé, doté de la plus grande collection de porno bouddhiste de Moscou, ne lui seront d’aucune utilité, Stopia ne saisissant pas le message premier et essentiel du yi-king, qui signifie Le Livre des changements.
Amoral et d’une froide lucidité, Les nombres est aussi un roman succulent, comique, cynique et absurde à souhait.
Cathy Garcia
Né en 1962 à Moscou, Viktor Pelevine suit un séminaire littéraire à l’université Gorki après une formation d’ingénieur en électromécanique à l’Institut de génie énergétique de Moscou. De ce jour, il écrit. D’abord dans la presse, puis son premier roman en 1992. Puis, entre autres, L’Ermite et Sixdoigts et La Mitrailleuse d’argile. Il a reçu de nombreux prix littéraires et fut élu en 2009 intellectuel le plus influent de la Russie à l’issue d’une grande enquête menée par Open Space.ru. Lue par plus de 3 millions de Russes, traduite dans 33 pays, son œuvre est particulièrement appréciée au Japon, en Chine et en Angleterre. Après Les Nombres en 2014, deux autres brefs romans (Opération Burning Bush et Les codes anti-aériens d’Al-Efesbi) paraîtront en 2015 chez Alma.
Cette note a paru sur le Cause Littéraire :http://www.lacauselitteraire.fr