Courir. S’agiter.
Courir. S’agiter. Viser le peloton de tête. Réussir. Être écrivain, acteur, mannequin, photographe, musicien, chanteur, artiste. Être connu, reconnu. Dans les magasines, à la télé, dans la rue. Séduire. Toujours mieux, toujours plus. Être lu, être vu, être écouté, être authentique bien entendu. Fantastique. Élastique. À l’affût. Courir. S’agiter. Ne pas passer inaperçu. Se sentir vivre. Se sentir exister. User de soi, se vendre mieux, se vendre plus. Gagner sa vie ? Sortir du lot ? Courir…
(Gagner la sortie, sortir de cette civilisation avant le grand crash). Schizophrénie.
Se déposer avant d’entrer. Garder le soi pour les vacances, les jours fériés, apprendre à travailler l’emballage et la publicité. Taper dans l’œil des recruteurs sinon c’est cuit. Être ordinaire aussi, ça a un prix. Il faut tailler tout ce qui dépasse, se mouler dans le moule, accepter l’inacceptable. Cœur et cerveau sont en option, mieux vaut les laisser au vestiaire, au fond de ton sac accroché à la chaise où tu restes assis face à « celui qui parle », celui ou celle qui t’expose les règles du jeu pour gagner ta vie. C’est sa façon à lui de gagner la sienne, c’est comme les poupées russes, le but étant de devenir toujours plus gros, toujours plus grand, mais il y aura toujours une poupée encore plus grosse pour t’emboiter. Le point commun entre toutes, c’est qu’elles sont creuses…
(Là aussi il faut chercher le trou de ver ou être le ver, mais peut-être n’est-ce qu’une façon de plus de perdre sa vie à la gagner.)
Une histoire de poupées vides. De cases à remplir. De grimaces règlementaires, de sourires déplacés. De coiffures coiffées, de tenues qui se tiennent, de l’air qu’il faut avoir alors que pourtant on étouffe de pire en pire. Il s’agit d’un monde ridicule avec un système encore plus ridicule, un chaos qui s’est lissé la face, une cruelle et idiote farce qu’on nous force à avaler, que chacun avale et fait avaler. Tous ceux qui n’avalent pas sont automatiquement désignés par de brefs assemblages de lettres capitales qui en disent long, tellement long qu’elles ne disent rien du tout, juste de la farce, toujours plus de farce, toujours plus indigeste. Indigeste. Indigeste. Indignés, veuillez patienter. Des couloirs à n’en plus finir où patienter jusqu’à la mort.
Toxiques. Empoisonnés. La terre, l’air, la mer, le sang, la chair.
La tête, la tête, enflée jusqu’à exploser. Exploser. À exposer ses fesses, son art ou les faits, la pensée formatée, les formats prédécoupés.
Veuillez, je vous prie, me laisser procéder à ma défragmentation. Laissez-moi me rassembler, me ressembler, contempler le temps qu’il faudra la belle couleur orangée de cette tisane qui n’a rien coûté si ce n’est le gaz pour amener l’eau à ébullition. Il y a encore quelques sources buvables et gratuites. Il y a encore des fleurs sur des arbustes qu’on débroussaille au tractopelle. Il y a cette incroyable faculté du monde végétal de continuer à germer, à jaillir, à grandir, à pousser sans qu’on ne le lui demande. Quelques boutons de pissenlit, quelques feuilles de mélisse et le corps jouit d’être compris, tandis que les oiseaux cherchent ce qu’il faut pour faire leurs nids.
Les animaux partagent le même bateau-terre, le même espace et de quel droit le leur interdisons-nous ? De quel droit les détruisons-nous ?
L’ego et l’empathie sont inconciliables, pour que l’empathie grandisse, l’ego doit céder du terrain, l’ego n’est qu’une masse de pensée cristallisées et plus il est fort, plus il craint les autres egos. Plus il se croit humble et tolérant, plus il se compromet avec lui-même.
J’apprends de mes « alter egos », j’apprends, j’avale, à en vomir, tellement nous sommes égarés, produits ratés d’une société débilitante.
Avoir fait un pas de côté n’est pas sans conséquence. Difficile de ne pas être du troupeau. Combien de fois peut-on se faire passer dessus et continuer tout de même à avancer ? Tant de coups, tant de plaies invisibles, tout à l’intérieur et le miroir est de plus en plus poli, reflète de mieux en mieux et n’en reçoit que plus de coups encore.
Cru si fiction… Cette formidable langue des oiseaux. Les rois se bousculent au portillon, qui osera leur dire qu’ils sont nus ?
L’enfant, toujours, l’enfant…
Il y a les belles choses, les savoureuses, celles qui nourrissent le sentiment d’exister et l’émotion de vivre. Le jardin, tout ce qui pousse, éclot, fleurit, fructifie, avec la sagesse immuable et le sens profond des cycles. Il y a la marche, faire corps avec un paysage, sentir les jambes travailler, frapper leur rythme sur la terre et tous les sens en éveil qui vibrent et captent, qui hument et découvrent du neuf à chaque pas. Rien que des instants et leur respiration unique, cette adéquation parfaite entre l’en-soi et le hors-soi. Il y a ce miracle de la vie, miracle oui, surtout quand on s’embarque dans cette folie de la transmettre. Il y a la Beauté qui nous laisse à genoux, le cœur déployé et il y a l’amour quand on y croit, mais la foi reste fragile. L’Amour et son labyrinthe voilé. Il y a la Simplicité, plus enivrante que tous les alcools, mais si rare. Exister est un écartèlement permanent. Entre Spleen et Idéal pensait Baudelaire, mais savoir vivre c’est savoir accepter sans se résigner, savoir lâcher-prise sans lâcher la main de l’autre. Renoncer au bonheur mirage, les innombrables projections du système sur l’écran de nos désirs, jusqu’au viol de notre intégrité. Achète, consomme, travaille encore pour acheter, consommer sans poser de question et tu seras heureux. Pas encore aujourd’hui, mais demain, oui c’est certain. C’est prouvé par la science. Demain sera le grand jour, demain tu seras riche, le héros de ta vie, admiré, adulé, envié, car tu le mérites. Avec ce qu’il faut de peur pour avoir besoin de se protéger derrière des remparts d’achats sécurisants.
Il y a les belles choses, les savoureuses et ce ne sont pas des choses, mais des êtres et des sentiments, des émotions, des sensations, des échanges, des partages, des solitudes aussi, pleines et débordantes de vie.
Il y a les peurs oui, innombrables, envahissantes, les mauvais pressentiments, les ennuis à répétition, les coups du sort qui s’acharne et tout ce qu’il faudrait comprendre pour transformer, se transformer soi sans savoir s’il faut avancer ou reculer, s’il faut ci, s’il faut ça…. La mécanique enrayée du mental. L’envie de dormir.
L’argent reste le problème omniprésent, omnipotent, un piège infâme, le plus toxique des mirages, la plus cruelle des machettes. Cette peur de manquer, de chuter encore plus bas, cette tache sur soi qui s’agrandit et nous définit plus que n’importe quoi d’autre : pauvre. C’est immonde. Tout le monde le sait, mais rien ne change, une seule chose compte : en avoir ou ne pas en avoir.
Dans une société aussi férocement individualiste que la nôtre, ce qui fait lien c’est « en avoir », ce qui ouvre toutes les portes, aussi vaines soient-elles, c’est « en avoir beaucoup ».
Une seule planète, plusieurs mondes, qui ne se côtoient pas. L’un d’eux est en train de dévorer tous les autres.
cg, 2015