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La Maîtrise de la Vouivre

Par Kintia Appavou et Régor R. Mougeot
(Le Monde Inconnu N° 156 – Janvier 1994)

Source : http://regorm.free.fr/articles/maitrise.html

 

857972642.jpgNous avons publié, dans notre n° 106, un article de Kintia Appavou :
« Propos sur un film : La Vouivre », développant toute une réflexion à partir du film tiré du célèbre roman de Marcel Aymé. Cette réflexion s?est enrichie depuis, et Kintia Appavou vient de publier, aux éditions de la Table d'Emeraude, en collaboration avec Régor R. Mougeot, un livre intitulé « La Vouivre, un symbole Universel ». Nous avons demandé aux auteurs de nous présenter quelques-uns des thèmes abordés dans un livre très dense sur un sujet qui n'a fait, jusqu'à ce jour, l'objet d'aucune publication.

 

On appelle du nom de Vouivre[1] les courants d'Energie tellurique qui innervent la Terre-Mère[2], qui lui donne son souffle, sa chaleur, afin de nourrir tous les êtres vivants qu'elle recèle en son sein. Elle est cette énergie fantastique à laquelle on imputait la crue des fleuves, les tremblements de terre, les éruptions volcaniques, les forces terrifiantes de l'érosion qui sculptent les paysages, énergie personnalisée par Gargantua et tous les géants mythiques de nos provinces. Elle est cette Energie qui colore les sources que l'on dit guérisseuses. Les hommes, de tout temps, l'ont représentée sous la forme du Serpent-Dragon souterrain.

En parcourant l'échine de la Terre, elle aspire à rejoindre son complémentaire, c'est-à-dire l'Energie Cosmique. Tout ce qui vit entre Terre et Ciel est voué à ces deux formes d'énergies, et l'Homme est le pivot, le lien les rassemblant et les unissant en lui. Cela lui est fort difficile car les énergies de la Terre sont chaotiques et ce Feu peut détruire et dévorer celui qui n'en a pas la maîtrise.

Aussi loin que l'on puisse remonter dans le temps, l'on s'aperçoit que le Serpent et le Dragon jouent un rôle décisif dans toutes les civilisations, de l'Orient à l'Occident, et qu'il est à l'origine des anciens cultes dédiés à la Terre-Mère.

Ce mot de Vouivre, d'où vient-il? Henri Dontenville[3] nous donne son origine :
« La Vouivre ou Guivre aurait été primitivement un "serpent de feu" et non un serpent d'eau. » Le Dragon-Vouivre[4] qui l'image est abondamment représenté sur les chapiteaux et les porches de nos églises romanes, dans les enluminures des manuscrits du Moyen Age, dans les énigmatiques dessins qui ornent les ouvrages hermétiques et principalement les traités d'Alchimie. On le connaît également à travers les contes et légendes des provinces françaises de tradition orale répertoriés entre autres par Henri Dontenville[5] et Paul Sébillot[6]. Pendant très longtemps eurent lieu dans nos villes des fêtes et des processions en l'honneur du Dragon pour les Rogations. Mais quel secret peut-il nous révéler encore aujourd'hui?
Les païens, les anciens, voyaient le Dragon-Vouivre dans ses deux aspects, bénéfique et maléfique, comme dans nombre d'autres civilisations d'ailleurs. C'est la dualité du christianisme qui a disjoint l'ancienne unité, « la bête ne gardant que l'aspect maléfique, la sainte représentant l'aspect bénéfique.[7] »


Car le Dragon est-il essentiellement obscur?
« Il obscurcit autant qu'il le révèle, l'ordre universel, il l'obscurcit pour le révéler. Lieu où la nature se joue, il est l'énigme qui donne à l'homme la chance de parvenir à la connaissance en dehors des voies puériles où s'égare l'illusoire besoin de disjoindre, pour le comprendre, ce qui est un.[8] »

A ce Dragon, nous disent les anciennes légendes, on offrait des sacrifices, parfois humains, sous la forme le plus souvent d'une vierge. Vient alors le Chevalier[9], le Héros[10], le Saint ou la Sainte[11] qui soumet le Dragon et délivre la Femme prisonnière. C'est là, morcelée, l'image de l'Unité perdue, la Femme représentant la juste réceptivité, le Dragon l'énergie vitale qui, tous deux, sont nécessaires au Héros pour qu'il puisse accéder à la royauté véritable. La légende de saint Georges est le modèle de beaucoup d'autres : il soumet le dragon et délivre la fille du roi de Lydie qu'il tenait prisonnière.

Nous proposons donc de retrouver la compréhension de cette ancienne imagerie. L'homme qui ne maîtrise pas le Dragon-Vouivre est dévoré par lui. C'est ce qu'on voit sculpté sur tant de chapiteaux romans: hommes mordus par la bête, dragons à tête humaine, ou inversement, humains à corps de dragon.
Celui qui a vécu l'initiation dans l'antre de la Vouivre, dans la caverne, dans le ventre de la baleine (comme Jonas), ou du dragon, en ressort régénéré. Pierre Gordon, dans Les Racines sacrées de Paris et les Traditions de l'Ile-de-France[12] nous parle des initiations néolithiques qui eurent lieu dans les cavernes et les grottes. Le néophyte était englouti, digéré par la Mère Ogresse, la Mère Noire, leur faisant vivre une mort initiatique pour trouver « la Fontaine de Radiance ». Il dompte alors la Vouivre et, parfois, on le représente chevauchant le Dragon, la Bête[13], ou bien, à l'image de saint Michel, il maintient de sa lance le Dragon-Vouivre à sa juste place, comme saint Paul évêque, à Lampaul-Guimilliau (Finistère), avec sa crosse épiscopale. C'est cette maîtrise qu'imagent les multiples saints représentés avec les pieds sur le dragon comme sainte Marguerite (Lucéram, Alpes-Maritimes), sainte Marthe (Tarascon), sainte Radegonde et saint Hilaire (Poitiers), saint Front (Périgueux).

Le Dragon-Vouivre, dont l'énergie est nécessaire à l'homme, n'est pas à confondre avec cet autre Dragon aux mille têtes, l'Hydre,[14] qui, lui, représente l'ego inférieur qui doit être tué. Il faut trancher toutes les têtes de l'Hydre d'un seul coup, toutes les pensées déviées du mental humain, pour que les Energies Cosmiques fécondent en l'Homme les Energies Telluriques et agissent en lui par la Voie du Cœur. Cette étape est imagée par le saint ou la sainte dont la tête est coupée, mais qui, cependant, la tient bien en main. Dans les hagiographies, le saint céphalophore suit alors le chemin de la Vouivre, sans interférence d'ego, et va la déposer sur l'autel de la Vierge[15] ou au lieu de sa sépulture[16]. En lui, la Vouivre est fécondée par l'Esprit, c'est la Pentecôte et « la Grâce de la Mère Primordiale (..) octroie le Serpent Primordial[17] ». Dans toutes les traditions, celui qui tient en main sa tête tranchée est celui qui a fait le retour à l'Unité[18].

OOOLe catholicisme a souvent enfermé l'homme dans la dualité, il a disjoint ce qui est Un en réalité, oubliant que le puits ou la source sacrée, le dolmen, la grotte sur laquelle l'église est construite, sont des anciens lieux de culte à la Terre-Mère, à la Déesse-mère, au Serpent. Il a, très souvent, comblé les anciens puits, muré les cryptes, détruit les labyrinthes des cathédrales, sorti la Vierge Noire de sous terre pour l'exposer à la lumière. Henri Vincenot rétablit la continuité et n'invente rien lorsqu'il fait dire au Pape des Escargots qui fouille avec Gilbert, le sculpteur inspiré, sous les ruines de l'église romane : « Nous avons même trouvé le puits celtique, et la statue de la Vierge-Mère, symbole de la terre qui enfante (..) avec les pieds sur la tête du serpent qui est la Vouivre.[19] »

OOOLa christianisation, en renversant menhirs et dolmens, en combattant les anciens cultes, a coupé l'homme de ses racines. C'est ainsi que Gargantua, ce géant débonnaire symbolisant l'Energie de la Vouivre dans ce qu'elle a justement de gigantesque, a été christianisé en saint Gorgon et, dans le même temps, a été diabolisé, les lieux de Gargantua étant rebaptisés roches du diable, gouffres du diable?
C'est ainsi que Mélusine[20], la femme à queue de serpent, Mère Lus, Mère de la Lumière[21], qui arbore l'Escarboucle, est souvent, dans l'imagerie chrétienne, celle qui tente Adam et Eve sous le pommier. Elle est christianisée en sainte Vénice ou sainte Véronique[22], et diabolisée en même temps.
Morgan la fée se voit condamnée comme sorcière et les « Morgane » sont brûlées par l'inquisition[23], mais elle laisse place à sainte Marguerite qui, comme elle, est Mère Guérisseuse[24] par le Dragon, la Vouivre, l'Energie de la Terre-Mère.
Souvent la Vierge blanche écrase ou piétine le serpent tentateur de la Genèse alors que la Vierge Noire a comme attribut le serpent, elle qui symbolise dans la crypte ou dans la grotte, la Lumière Noire, « la lumière du non-manifesté[25] ».

OOOMais les anciens nous montrent souvent l?unité sous-jacente, « les racines chtoniennes de la divinité », selon l?expression de A. K. Coomaraswamy. C'est ainsi qu'à Brennilis (Finistère), la statue de la Vierge Marie, « Notre Dame de Bréac Ellis », a sous ses pieds, Mari Morgane la Serpente. Or, en bougeant la statue pour refaire les dorures, l'on s'est aperçu récemment que la queue de la serpente rejoint la natte de la vierge dans son dos sans que l'on puisse faire la distinction. En regardant attentivement l'admirable peinture de l'arbre de Jessé qui se trouve dans l'église de Saint-Thégonnec (Finistère), l'on peut voir que Jessé rêve, endormi, dans les replis du corps de
Mélusine ! Nul doute que de nombreux lecteurs nous signaleront d'autres imageries équivalentes.

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Les hommes et les femmes, les dieux et les déesses à queue de serpent sont fort nombreux dans toutes les civilisations, dans toutes les traditions, sous toutes les latitudes. Mais mieux encore, nous pouvons voir aussi des couples enlacés, homme et femme à queue de serpent. On peut ainsi mettre en parallèle un couple sculpté sur le porche latéral de l'église de Bodilis (Finistère) avec le couple que forme Fou-hi, l'inventeur des huit trigrammes primitifs du Yi King, héros civilisateur chinois, avec son épouse-sœur Niu-koua, créatrice des hommes après le déluge et héroïne victorieuse du dragon Kong-kong[26]. On trouve aussi de nombreux couples de Nâgas enlacés dans la statuaire indienne. Et l'on peut voir au Musée Guimet à Paris, dans la salle khmère, imageant le même processus de façon lapidaire, un couple androgyne sortant de la gueule du dragon Makara, homme et femme enlacés et souriants.


OOOL'Homme ne peut être fécondé par l'Esprit que s'il garde ses racines, c'est-à-dire les pieds sur terre, et acquiert la parfaite maîtrise de l'Energie du Dragon-Vouivre. Lorsque cette Energie ne rejoint pas, dans le Cœur de l'homme, les Energies
d'En-haut, elle est déviée et induit les maladies du corps physique chez l'individu, celles du corps social dans la collectivité, et, par contre-coup, celle de la Terre-Mère : « Chaque fois que l'Energie dans le mouvement ascendant se propulse, elle échoue sur le mur aride de l'ignorance pour redescendre, déviée, et se véhicule alors dans tous les sens en formant un labyrinthe dont il est difficile de sortir.[27] »


ooooooooooooooooooooooooooKintia Appavou et Régor R. Mougeot

 

[1] - Ou encore Wivre, Guivre, Vaivre, Vuipre, Ouïvra, Nwywre, l'orthographe n'ayant jamais été fixée mais variant au gré de la Vouivre!
[2] - La géobiologie en étudie les réseaux : Hartmann, Curie.
[3] - Histoire et géographie mythiques de la France – Maisonneuve et Larose, 1973, p.187.
[4] - Dragons de Draguignan, de Lucéram, de Bayeux, de l'île de Batz, de Marseille, de Jargeau, de Paris, de Toulouse, de Bordeaux, de la Dive Grand Goule de Poitiers, Graoully de Metz, Coquatrix ou Chair Salée de Troyes, Gargouille de Rouen, Coulobre de la Fontaine de Vaucluse, Crocodile de Saint-Bertrand-de-Comminges, Tarasque de Novès, d'Aix et de Tarascon.
[5] - Histoire et géographie mythiques de la France – Maisonneuve et Larose, 1973.
[6] - Folklore de France – Maisonneuve, Paris, 1982 à 1986.
[7] - Louis Dumont - La Tarasque – NRF Gallimard, 1987, p. 224.
[8] - Claire Kappler – Monstres, Démons et Merveilles à la fin du Moyen Age – Payot, 1980, p. 43.
[9] - Tristan, Roger.
[10] - Héraklès, Thésée, Persée.
[11] - Marcel, Véran, Victor, Martial, Loup, Clément, Suliac.
[12] - Arma Artis, 1981, 2ème édition 1992.
[13] - Par exemple, portail de l'église Saint-Génitour, Le Blanc, Berry.
[14] - Hydre de Lerne, Bête à sept têtes de l'Apocalypse.
[15] - Il est vierge de toute notion.
[16] - Saint Génitour à Le Blanc (Berry) ; sainte Valérie : vitrail de l'église de La Souterraine (Berry) ; saints Ferréol et Ferjeux, évangélisateurs de la Franche-Comté (Besançon).
[17] - Emmanuel-Yves Monin – Le Bréviaire du Chevalier – Tome II, Le Point d'Eau, 1990.
[18] - Voir : Gauvain et le Chevalier Vert – Traduction Alma L. Gaucher, Editions du Point d'Eau ; Carlos Castaneda – Le Feu du Dedans – Gallimard, 1985, p. 250-251 ; A.K. Coomaraswamy – La Doctrine du Sacrifice _- Dervy-Livres, Paris, 1978.
[19] - Henri Vincenot – Le Pape des Escargots – Denoël, p. 74.
[20] - Voir Jean d'Arras – Le Roman de Mélusine.
[21] - « Je suis la Mère Lus, quoi que les étrangers au vrai trans-dit vous rapporte ! » énonce le Manuscrit des paroles du Druide sans nom et sans visage – Le Point d'Eau, p. 463.
[22] - Voir : Claude Gaignebet – A plus Haut sens, l'ésotérisme spirituel et charnel de Rabelais – Tome II, Maisonneuve et Larose, p. 86-87.
[23] - Dans le Queyras, « une centaine de sorcières brûlées entre 1428 et 1447 (..) avaient pour prénom Marguerite », prénom honoré depuis longtemps. Henri Dontenville – Histoire et Géographie mythiques de la France – Maisonneuve et Larose, 1973, p. 119.
[24] - Elle est dite « Mère Grand, Morgan, Celle-qui-sait-la-Vuipre, Bel-Terre, la Noire, la Dame-de-Sous-Terre, et tant d'autres noms. ». Manuscrit des paroles du Druide sans nom et sans visage – Le Point d'Eau, p. 319.
[25] - Préface de Jean-Pierre Bayard dans Vierges Noires de Jacques Bonvin – Dervy-Livres, Paris, 1988, p.11.
[26] - Image dans L'Asie, Mythes et Traditions – Direction A. Akoun, Brépols, p. 267 également la couverture du numéro spécial 152-153, 1932, sur la Chine – Le Voile d'Isis – Dessin de Jean Buhot d?après un bas-relief de l'époque Han.
[27] - Karuna Platon – L’Instruction du Verseur d’Eau – Les Editions de la Promesse, 2000.

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