Eugène Savitzkaya- Au pays des poules aux œufs d’or
Éditions de Minuit, février 2020
Il était une fois. Il sera un jour.
Ni commencement, ni fin, et pourtant il est bien question d’une Genèse, d’une Genèse gargantuesque au départ de ce livre qui semble avoir été touillé dans le chaudron d’un grand chaos primordial.
« Au commencement, le monde était comme le tube digestif obstrué aux deux bouts d’un ogre gigantesque dormant d’un mauvais sommeil après avoir dévoré tous ses enfants, petits-enfants, parents et grands-parents. Cet ogre était le lointain ancêtre des principaux despotes et autocrates du monde.
Un premier pet mit le feu aux poudres, un vent tellement concentré qu’il était étincelle. Il libéra une infinité de particules nauséabondes qui s’entrechoquèrent pendant un nombre incalculable de millénaires avant de s’enflammer. »
Aussi les enfants ont-ils quitté les cités dirigées par les tyrans ridicules aux folies des grandeurs mesquines, potentats qu’ils émasculent parfois ou font rôtir. « De même que les poules avaient disparu, les enfants s’avéraient introuvables, s’étant séparés d’un monde qui les niait. Du lourd sommeil des humains adultes montait l’âcre et sure odeur de la pourriture et de la mort. » Les enfants vivent entre eux avec les animaux, libres, sauvages, indomptables, dans les forêts, les lieux abandonnés, les grottes et le creux des arbres. La liberté dont il est question ici est une liberté nue, crue, sensuelle, amorale, jubilatoire, violente parfois, mais aussi une douceur de fourrure, la beauté, la saveur des choses simples et vraies. La nature s’y taille la part belle, foisonnante de vie. « Parfois les filles sauvages se plaisaient à aller nues même au cœur de l’hiver. Des serpents leur servaient de ceinture et elles couraient pieds nus sur la neige et s’en frictionnaient la poitrine, le ventre et les jambes pour s’endurcir. » Les enfants errants échappent aux pouvoirs des ecclésiastiques qui avaient transformé les adultes capturés dès l’enfance, en véritables benêts qui « pour cacher leurs yeux vides, [ils] ajustaient des lunettes noires sur leur groin. Pour dissimuler leur mollesse, ils pratiquaient la guerre et des sports extrêmes, chassaient en hélicoptère, achetaient des femmes au grand marché aux bestiaux. Ils buvaient du gaz liquide et du bitume raffiné. Ils pillaient les réserves accumulées par les millénaires et par le lent travail des bactéries, des enzymes et du plancton. La planète entière était leur salle de sport. »
Le lecteur sera invité à suivre les pérégrinations d’un couple aussi étrange qu’improbable, une renarde et un héron.
« C’est que tous deux recherchaient leur mère, la très belle princesse Nina. Mais qu’est-ce à dire ? Héron et renarde avaient-ils conservé le souvenir de leur nourricière, la souveraine aux mains douces qui régnait sur la terre et sur l’eau, souveraine séquestrée par un tyran imbécile, souveraine des poules fécondes pondant chaque jour des œufs précieux, des œufs d’or ? »
Il est déconseillé ici de s’accrocher au désir linéaire de comprendre, au besoin d’être rassuré par des limites, car le lecteur alors ne saura où s’accrocher et devra vite y renoncer. Soit il posera le livre, soit il choisira de se laisser emporter par les flots agités de cette écriture qui ne ressemble à nulle autre, comme dans une sorte de trip hallucinatoire tantôt doux et merveilleux, souvent féroce. Fable, conte, rêve, parabole, satyre ? Un peu tout à la fois, et cela se passe là-bas, loin vers l’Est, entre Géorgie et Sibérie. On repère des noms de lieux réels, des régions, des fleuves, des villes et peut-être nous manque-t-il des clés pour savourer toutes les subtilités de ce texte, parfois on croit deviner, on hume, on renifle, le lecteur suit des pistes mais la plupart vont le perdre dans la forêt, les marécages ou le font tourner en rond, rien n’est solide, tout se transforme, se déplace, éclate en multiformes, tout est encore finalement comme au stade de la Genèse et on peut toujours entendre la Terre mugir. Alors lecteurs, laissons-nous faire, la force, la fougue, l’irrévérence et la folie d’Au pays des poules aux œufs d’or ne peuvent nous laisser indifférents. C’est un livre qu’il faut lire et relire, une fois n’y suffira pas et sous ses apparences foutraques se sont glissées de grandes sagesses oubliées.
« Je disais à chaque enfant : tu t’instruis chaque jour et chaque nuit. Tes rêves t’instruisent, ils ne sont pas le charabia que certains prétendent, ils font partie du monde des signes que tu dois décrypter. Ils t’informent sur l’état de ton cerveau, de ton foie, de ton cœur, de tes membres, de ton sexe. À l’abri des ordres, des sermons, des lois humaines, des gangues sociales, de la glu grégaire, ils sont ton terreau intime, ton noyau autonome, ton trésor vivant et infini. S’ils t’effraient ou te laissent pantois, c’est parce que tu refuses, craintif pantin, la liberté qu’ils t’offrent sans cesse. Ils sont le suc abondant de ta vie. Tu peux t’instruire en te réveillant, quand ton cerveau, nourri de l’or précieux du langage du sommeil, fonctionne sans la moindre contrainte comme une méduse évoluant dans le fluide nourrissant de la mer. Tes premiers pas, au saut du lit, sont chaque fois, si tu le veux, si tu ne t’es donné aucun délai dérisoire, aucun but mortifère, comme les premiers balbutiements d’un nouveau-né qui accueille avec intelligence les sons, les odeurs et les ondes colorées et qui leur parlent comme les sorcières parlent aux arbres et aux fontaines, comme l’abeille dissémine négligemment les pollens.
Tout t’instruit de tout. T’instruisent les formes et les couleurs, les douceurs et les douleurs, t’instruisent les pleurs, la mort et les puanteurs. »
La plume enchantée, inclassable et facétieusement non domestiquée de l’auteur de Fou trop poli n’a pas fini de nous surprendre, nous dérouter au sens littéral du terme.
Cathy Garcia
Eugène Savitzkaya est né à Saint-Nicolas-lez-Liège en 1955. Premiers poèmes publiés en 1972 : Les Lieux de la douleur (Éd. Liège des jeunes Poètes). Il a obtenu pour Marin mon cœur, en 1993, le Prix Point de mire (prix des auditeurs de la RTBF), en 1994 le Prix triennal du roman, attribué par la Communauté française et en 2015, pour Fraudeur, le prix Victor Rossel. Dernières publications : Flânant (Didier Devillez éditeur, 2014) ; Fraudeur, roman (Minuit, 2015) ; À la cyprine, poèmes (Minuit, 2015) ; Sister. Travail graphique de Bérangère Vallet, sur une idée d'Hélène Mathon (Editions L'Oeil d'or, 2017) ; Éloge du paillasson (Le Cadran ligné, 2019).