Kathy Acker, cannibale littéraire
L’écrivain postmoderne Kathy Acker est morte le 29 novembre 1997, le corps ravagé par le cancer. Elle est morte dans une clinique qu’elle était allée chercher au Mexique pour y suivre un traitement alternatif. Ce n’est que très récemment qu’elle avait subi une double mastectomie et pour diverses raisons, certaines d’ordre financier, elle s’était détournée des traitements modernes, la chimiothérapie ou l’ablation du sein par exemple, pour choisir des traitements naturels.
Kathy Acker naît en 1944 et grandit New York dans une riche famille juive allemande. Son père quitte sa mère avant qu’elle naisse, il résulte une relation difficile entre elle et sa mère, et elle se sent toujours marginale dans une famille bourgeoise. À dix-huit, sa famille lui coupe les vivres. Au début des années soixante, elle suit des cours de littérature à l’université de Boston et en Californie. Elle emménage ensuite à New York et y travaille un temps comme strip-teaseuse pour subvenir à ses besoins. Parallèlement, elle fréquente assidûment la scène littéraire et poétique de St. Mark’s Place. Cette combinaison impossible signifie qu’elle est toujours déchirée, vivant une double vie, dans deux Moi différents. À cette époque, elle ne trouve pas sa place dans la culture hippy émergeante qui déteste tout ce qui ressemble de près ou de loin aux homosexuels, dealers, travestis, prostituées et autres déviants. Elle écoute le Velvet Underground, travaille sur la 42e rue, n’est jamais très loin du milieu d’Andy Warhol et de la faune de la Factory en général. Sa mère, qui s’est remariée tardivement, se suicide au milieu des années soixante-dix. Il semble que ce drame joue un rôle important dans son écriture, mais aussi dans sa vie. Au début des années 70, elle vit à San Francisco, puis va à New York et déménage à Londres au cours des années 80. Un petit scandale éclate lorsqu’on l’accuse de plagiat pour une histoire écrite sur Toulouse- Lautrec dans Young Lust, dans laquelle est incluse une petite partie déconstruite à partir du Pirate de Harold Robins. En 1986, son roman Sang et stupre au lycée est interdit en Allemagne sous couvert de protection de l’enfance. Mis à part les thèmes de l’inceste et du sadomasochisme, le fait que ce roman n’ait prétendument pas de sens a beaucoup ulcéré et déconcerté les censeurs qui, choqués, lui reprochaient ses incorrections grammaticales, dessins, calligraphie, extraits en persan, confusion entre rêve et réalité et l’incohérence générale du récit. À son retour à New York en 1990, Kathy Acker prend brutalement conscience du fait que le milieu de l’art expérimental et avant-gardiste dans lequel elle a grandi s’est fissuré et a disparu sous la pression du conservatisme politique et des intérêts commerciaux de l’art officiel. Une fois de plus, le milieu de l’art est dominé pas les hommes et les blancs, ce pour quoi elle le critique. Il est désincarné et a pratiquement disparu. Elle s’établit alors à San Francisco. Au cours de sa carrière, elle publie nombre de livres influents et brillants, dont Sang et stupre au lycée [Blood and Guts in High School], Empire of Senseless, Don Quichotte [Don Quixote], Grandes espérances [Great Expectations], Kathy Goes to Haïti, Pussy, King of the Pirates et bien d’autres.
Kathy Acker est un écrivain post-beat et féministe unique et irremplaçable […] Elle est morte l’année tragique qui a également vu disparaître William Burroughs et Allen Ginsberg.
Hormis Burroughs, Kathy Acker fut très influencée par la philosophie française, le féminisme particulièrement, et connaissait très bien Bataille ou Sade (que la plupart des féministes trouvent douteux). Mais, comme elle disait, ce n’est qu’après avoir lu L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari, ainsi que certains travaux de Michel Foucault qu’elle a finalement compris la théorie sous-tendant ce qu’elle faisait par intuition. C’est alors seulement qu’elle a pu mettre des mots sur son travail, comprenant que d’autres expérimentent et pratiquent le même mécanisme de pensée schizoïde qu’elle-même. […]
L’étiquette de pseudo plagiaire que l’on attribue à Kathy Acker vient d’une technique narrative par laquelle elle s’approprie des textes, partant de différentes sources, et procède à leur déconstruction en jouant avec eux, modifiant, coupant, recomposant, réécrivant et éclatant les originaux. Elle sépare, coupe et insère les textes dans des contextes différents, changeant les sexes et chamboulant l’ordre. Mais là encore cette tentative n’est pas le seul fait de Acker, ainsi Nova Express de William Burrouhs utilise des cut-ups de Shakespeare, Rimbaud et Jack Kerouac.
Ayant passé son adolescence à New York, Kathy Acker connaissait très bien la scène du cinéma underground et expérimental. Elle s’est mariée avec le compositeur de musique expérimental Peter Gordon. De ce point de vue, le travail d’écrivain de Kathy Acker peut-être comparable à celui d’un cinéaste ou d’un musicien. De nombreuses techniques qu’elle utilise proviennent de ces médias, qu’elle applique ensuite à ses textes. Ainsi du montage, cut-ups, sampling, surimpression, postsynchronisation et le refus de la linéarité. Un temps, alors qu’elle habitait Londres, Kathy est devenue amie avec Genesis P-Orridge (de Throbbing Gristle et Psychic TV). Ils s’attaquaient ensemble à cette société imprégnée d’une sorte de sadomasochisme qui pousse les hommes à désirer leur propre répression, via la publicité, la variété commerciale et le christianisme. Où la répression du désir, la culpabilité et l’instinct de mort semblent infecter tout ce qui existe. […]
Les féministes devraient-elles brûler Kathy ? Kathy Acker est presque toujours restée étrangère au mouvement féministe. Sa marginalité l’a quelque peu mise en porte-à-faux avec le féminisme dans ce qu’il peut avoir de plus prude. Lors d’une interview radiophonique, elle a déclaré avec désarroi que la féministe allemande Germaine Greer avait reproché à l’une de ses amies de porter des chaussures sur lesquelles était inscrit « Fuck Me ». Elle avait l’habitude d’aller dans les librairies et de dessiner des pénis dans les livres de la féministe radicale (c’est ainsi qu’on l’appelle) et militante anti-pornographie Andrea Dworkin. Elle était l’une des ses « principales bêtes noires ». […] Les féministes qui ont influencé Kathy Acker sont entre autres, Luce Irigaray, Elizabeth Grosz et Judith Butler.
Paroxysm, novembre 2002
Traduit par Norbert Naigeon
Source : https://www.editions-laurence-viallet.com/cahier/en-memoire-de-kathy-acker-robert-lort/
écouter aussi :
https://www.franceculture.fr/emissions/la-compagnie-des-poetes/du-cote-de-chez-kathy-acker