La nuit du loup de Javier Tomeo
Janvier 2013, traduit de l’espagnol par Denise Laroutis, 150 p. 15 €
Voici une bien drôle d’histoire, serait-on tenté de dire. Dans une ambiance inquiétante qui frôle le fantastique, Javier Tomeo nous fait assister tout au long de La nuit du loup à une longue et étrange discussion. Cela se passe une nuit de 30 novembre, une date qui n’est pas anodine, cependant le sujet n’est pas là. Le sujet, ce sont deux hommes partis faire un petit tour après le repas, et qui tous deux, à une cinquante de mètres de distance l’un de l’autre, se foulent malencontreusement la cheville. Les voilà donc immobilisés là, dans la lande déserte. Tout proches, et cependant hors de vue, à cause d’un virage qui sépare Macarío, le premier, réfugié sous un abribus, d’Ismael, le deuxième, assis plus loin au bord de la route. Macarío vit à cinq cents mètres à peine de là, c’est un retraité solitaire, poète lyrique et un peu bizarre. Ismael, qui s’est foulé la cheville quelque temps après Macarío, est un assureur qui devait passer une nuit à l’hôtel du village, après avoir vendu quelques assurances-vie à des villageois faciles à convaincre. Un homme qui ne fait rien de plus que son métier, en somme, un citadin, marié, dont la seule bizarrerie serait d’aimer les films de vampires et de loups-garous, ce qui ne peut que nourrir l’imagination un peu plus qu’il ne le faudrait dans une telle situation.
« Il ne parle pas en l’air, il se juge assez entendu en la matière. Il n’a pas eu besoin d’aller voir sur Internet pour savoir tout ce qu’il sait sur les loups-garous. Au cours des quinze dernières années, il a vu tous les films de Dracula et de loups-garous qui sont passés au cinéma de son quartier et à la télévision, et il est capable de faire la différence entre les loups qui naissent loups et ces hommes atteints de mélancolie qui finissent par se transformer en lycanthropes ».
Macarío lui, est doté d’une grande érudition du genre « googlelienne », qu’il a acquise en passant des heures et des heures, jour après jour, sur internet. Il a mémorisé toutes sortes de choses, de chiffres, de détails, à propos de tout et n’importe quoi, ce qui n’est peut-être pas très utile en soi, mais se révèlera bien pratique pour alimenter une conversation, presque tout au long d’une nuit. Presque, parce que l’humain est ainsi fait – mettons ça sur le compte de la lune, pleine cette nuit-là – qu’il demeure au fond de lui un fond d’agressivité, de cruauté, de folie, qu’il est parfois difficile de contenir et dissimuler trop longtemps sous le vernis mondain. Seuls témoins de cette conversation à bâtons rompus qui, pour contrer la peur et les ténèbres qui siègent à l’intérieur même de chacun, galope et dérape en toutes directions, parfois jusqu’à l’absurde, un corbeau, un hibou et mêmes deux grillons, qui croassent, ululent et chantent, comme pour approuver ou désapprouver ces échanges, durant lesquels la lune, jouant avec les nuages, jouera aussi un rôle de révélateur et d’amplificateur.
C’est presque une fable que nous offre ici Javier Tomeo, non dénuée d’humour, tantôt léger, tantôt grinçant, où l’on apprend plein de choses, des choses qui ne servent à rien, comme savoir que la girafe n’a que sept vertèbres, ou pouvoir réciter dans l’ordre alphabétique les cinq pays du monde dont le nom commence par la lettre k, ou encore raconter la vie des saints du calendrier, mais qui pourraient se révéler bien utiles, s’il nous fallait ainsi parler toute une nuit à un inconnu sans le voir.
Cathy Garcia
Javier Tomeo Estallo est un écrivain et dramaturge né le 9 septembre 1932 dans l’Aragon. Il a passé une licence de Droit et de Criminologie à l’Université de Barcelone. En 1963, il a publié, avec Juan María Estadella, La brujería y la superstición en Cataluña (La sorcellerie et la superstition en Catalogne). En 1967, il écrit son premier roman. Il a obtenu en 1971 le premio de novela corta Ciudad de Barbastro, pour El Unicornio. Dans les années 70 sont apparus d’autres titres comme El castillo de la carta cifrada. Dans les années 80, il écrit Diálogo en re mayor, Amado monstruo ; dans la décennie suivante ont été publiés de nombreux livres, comme El gallitigre (1990), El crimen del cine Oriente (1995), Los misterios de la ópera (1997), Napoleón VII (1999) ou Cuentos perversos (2002), La mirada de la muñeca hinchable (2003), Los nuevos inquisidores (2004), El cantante de boleros (2005), Doce cuentos de Andersen contados por dos viejos verdes (2005), entre autres. Quelques unes de ses œuvres ont été portées sur les scènes avec un accueil favorable de la critique, et surtout en France. Amado monstruo (Monstre Aimé) a été donné au Théâtre National de la Colline de Paris en 1989 avec un grand succès. Il a reçu le Premio Aragón a las letras en 1994 et la médaille d’or de la municipalité de Saragosse. Il rédige aussi des articles pour différents médias, comme ABC.