Thomas Bernhard
Mais les causes de cette dernière – et plus grave – crise de ma maladie, il ne faut pas les chercher seulement dans mon travail scientifique, dans le fait que je me sentais insupportablement écrasé, et, par-là, dupé et perturbé de la manière la plus douloureuse par ce travail – mais elles étaient également, profondément, dans tout ce qui m’entourait, tout mon « entourage », le plus proche comme l’assez proche, l’assez éloigné comme le plus éloigné, était cause de cette crise dans laquelle j’avais été précipité, et, pour une large part, la bassesse et la méchanceté et la dissimulation de mon entourage immédiat, dont toutes les manifestations, de plus en plus, semblaient distinctement se ramener à un but unique : me détruire et m’anéantir, ce contre quoi j’étais totalement impuissant et conscient d’être totalement impuissant et sans défense contre cette volonté de destruction et d’anéantissement, s’ajoutant à mon incapacité de travailler, à mon impuissance absolue devant le travail, tout cela avait contribué à provoquer ce terrifiant déchaînement de ma maladie, et la situation politique révoltante dans ce pays qui est le nôtre, et dans toute l’Europe, avait peut-être été l’élément décisif qui avait déclenché la catastrophe parce que toute l’évolution politique allait contre tout ce dont j’avais la conviction que cela aurait été juste, et dont, maintenant encore, j’ai la conviction que ce serait juste. La situation politique s’était à ce moment-là brusquement détériorée, d’une manière qu’on ne pouvait plus qualifier que de révoltante et de mortelle. Les efforts de dizaines d’années étaient annulés en quelques semaines, l’Etat, déjà instable depuis toujours, s’était effondré en quelques semaines, la stupidité, la cupidité, l’hypocrisie régnaient tout à coup comme aux pires époques du pire régime, et les hommes au pouvoir œuvraient à nouveau sans scrupules à l’extirpation de l’esprit. Une hostilité générale à l’esprit, que j’avais observée depuis des années déjà, avait atteint un nouveau paroxysme répugnant, le peuple, ou plutôt les masses populaires étaient poussées par les gouvernants à assassiner l’esprit et excitées à se livrer à la chasse aux têtes et aux esprits. Du jour au lendemain, tout était à nouveau dictatorial, et, depuis des semaines et des mois, j’avais déjà éprouvé dans ma chair à quel point on exige la tête de celui qui pense. Le sens civique des braves bourgeois, bien décidé à se débarrasser de tout ce qui ne lui convient pas, c’est-à-dire avant tout de ce qui est tête et esprit, avait pris le dessus, et tout à coup, était à nouveau exploité par le gouvernement, et pas seulement par ce gouvernement d’Europe. Les masses, esclaves de leur ventre et des biens matériels, s’étaient mises en mouvement contre l’esprit. Il faut se méfier de celui qui pense et le persécuter, telle est la devise ancienne selon laquelle on se remettait à agir de la manière la plus atroce. Les journaux parlaient un langage répugnant, ce langage répugnant qu’ils ont toujours parlé, mais qu’au cours des dernières décennies ils n’avaient au moins plus parlé qu’à mi-voix, ce à quoi ils ne se croyaient tout à coup plus tenus : presque sans exception, ils jouaient les assassins de l’esprit, comme le peuple et pour plaire au peuple. Pendant ces semaines-là, les rêves d’un monde voué à l’esprit avaient été trahis, livrés à la populace et jetés au rebut. Les voix de l’esprit s’étaient tues. Les têtes étaient rentrées dans les épaules. La brutalité, la bassesse et la vulgarité régnaient désormais sans partage. Ce fait, s’ajoutant à la stagnation de mon travail, n’avait pu qu’entraîner une profonde dépression de tout mon être et m’affaiblir d’une manière qui, pour finir, avait provoqué la pire crise de ma maladie.
in Vomissons