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Paol Keineg

Il pleut sur les coqs de bruyère

Il pleut sur les constellations de bouleaux blancs

Il pleut sur les charrues matinales barbouillées de terre glaise

Il pleut sur le pain chaud au sortir des fours visités d'un gros feu tranquille

Il pleut sur le poitrail des chevaux rubiconds

Il pleut à verse sur la pelouse des toits lacustres baignés de merles et de bouvreuils

Il pleut sur les femmes obstinées à emplir les églises par l'entonnoir des porches

Il pleut sur les planchers d'aiguilles de sapin sur l'escalier des mousses remuées

de salamandres

Il pleut sur le lac tranquille des âmes simples

Il pleut sur les hommes lourds et muets

Je m'éveille

Et je m'assois sur les talus limpides

Et je m'installe sur la fesse des montagnes de laine

Et je compte

Et je compte

Las de l'exil

J'approche de la table, le banc

Et à la clarté des couteaux

Je laisse plonger en moi les racines du pain

Plus loin que les matins de globules rouges

Plus loin que le sang caillé des bruyères où rament les éperviers

Plus loin que les lièvres blancs et gris et que les cheminées qui reprennent haleine

Plus loin que les courts matins d'hiver qui voient passer dans l'œil des enfants la caresse

des étangs sauvages

Plus loin que les chevaux qui hennissent rouge au cœur des patries effilochées

Plus loin que la végétation des colères inextricables qui lancent leurs lianes parmi

les hommes en démolition

Plus loin que les migraines veloutées qui grattent et qui mordent

Plus loin que les aurores boréales brûlées de banquises à la rencontre des pays de rosée

Plus loin que les destins limés à ras de rotule

Plus loin que la braise flambante de l'œil

LE SILENCE

Le champ clos du silence

La fermentation du silence

Qui butte contre les vitres

Hommes je vous parle d'un temps qui nous appartenait plus

Mais d'un temps artésien qui sourd au moindre coup de pioche

Je vous parle du temps où l'on bâtissait les forêts

Du temps où chaque fleur recevait des hommes le sel du langage

Du temps où cette terre était hantée d'un peuple solennel

C'était du temps où l'homme était un frère pour l'homme

Où les hommes se disaient bonjour du haut de leurs collines

Où les hommes chaque matin saluaient le lait de la pluie

J'ai compté

La rose du ciel vert

Les nasillements d'hirondelles à ras de cheminée

Les impulsions d'aubes feuillues chez les hommes qui naissent à eux-mêmes

La dépossession d'une patrie entière  

Et au bout de l'océan

Les cocons de nuit

La course droite des sangliers

La plainte des moissons moisies tramées d'insectes vidés

Au bout de l'océan

Les campagnes fugueuses et les villages en quinconce débordant du fatras des moissons

Au bout de l'océan

Le poil humide des chevaux de cristal

Le corail des lavoirs et des sources

Les chiens roux lisses de sommeil

Au bout de l'océan

La machine des bocages explosifs

Les gradins de l'aurore parmi les arbres craquants

Au bout de l'océan

Le rire des sauterelles

Le maquis des congres et des lamproies

La connaissance ininterrompue de la mort

Au bout de l'océan

L'établissement des hommes lucides

Inventant une patrie délibérée

Dressant sur les promontoires des villes de pierre des animaux de chair

Au bout de l'océan

Les reflets battus d'oiseaux rares

Le sifflement de la vapeur dans les poumons et les poignets tendus

Au bout de l'océan

La confusion des paroles et des gestes

La Visitation d'étranges bêtes brûlantes agitées de soubresauts

La Visitation massive de boules de feu

JE TE CRIE PAYS

Pour tes éblouissements d'yeux dardés

Pour tes contrebandes de chaleurs farouches

Tes généalogies engluées

Tes granits poreux et glacés

Je te crie pays

Pour tes fouillis de luzerne à fleur de peau

Tes pur-sang purulents qui verdoient de sulfure

Tes murs d'écurie écrasés par le coups de pied des chevaux

Pour vous tous qui êtes moi

Ou plus encore

Vous tous qui êtes plus que moi

Et je vous entends tourbillonner dans la dérive des silences giclés

ET JE CRIE

Suicides mauves

Derrière les persiennes clauses

Enfants rachitiques que l'on repousse du bout du pied

Hommes qui traversez la vie comme on traverse un long tuyau humide

Paysans coagulés tronc à tronc conduisant de la voix les ruées des troupeaux

Soleils que l'on dirige à bout portant contre le cœur des chevaux

J'ai vu mourir dans la nuit blonde

Les enfants couleur de nacre et les filles brunes surgies du lait

J'ai vu tomber par touffes l'ardoise des toits inertes

J'ai vu proliférer les marécages aux lèvres des collines

Il faisait un temps de flammes vertes

Un temps de poussière d'acier

Un temps d'yeux germés

Et j'ai vu sous les portières du Ponant

S'effriter les enfants pâles et dilatés

Lourds héritages de fatigue

D'espoirs séquestrés

De forêts en gestation

Chroniques blettes de chanteurs vibrant dans la lumière des branches

Pays de paille grise

Pays d'humidité redoublant de violence

Pays d'attente et d'éboulis

Je contemple ce pays bâti de côtes et de criques

Cerné de climats douceâtres

Traqué de tourbes révolues

Outrepassé de tumeurs pâles et de pustules

Où il n'y a pas de place pour le paysan seigneur des terres immobiles

Pour le prolétaire en usine combattant les négoces et les engrenages féroces

Soudain nous prend en route

Le mal taillé en coin

Le mal qui vrille et qui taraude

Le mal qui fore et qui perfore

Le mal qui force chaque pore

Le mal mèche de tarière

Le mal douleur de vilebrequin

LE MAL DU PAYS NATAL

Mes frères, mes frères

Hommes brûlants plantés d'épines

Hommes tranchants à l'écoute des séismographes

Hommes de mon pays et d'ailleurs

Buvez aux geysers de l'humanité

Appareillez pour de grands hommes lourds de justice

Rassemblez vos propos acérés depuis la pulsation des estuaires

Jusqu'aux profondeurs de l'étable

Hommes simples assis dans votre étable fermée

Hommes empêtrés de tabous et d'interdits

Je vous entends pourtant crépiter dans les flammes dévorantes de l'esprit

Hommes liges des talus en transe et des villages abandonnés

Hommes brodés urinant le long des fossés

Hommes de vieilles candeurs célébrant des divinités aux joues roses et fanées

Et vous aussi, hommes des villes collectionneurs de meubles et d'ustensiles

Hommes émaciés pourrissant sur la muqueuse des villes étrangères

Vous partagez nos démangeaisons de liberté

Hommes puissants disputant la sérénité de l'orgue et des esplanades

Hommes croustillants héritiers de toutes lèpres et de toutes famines

Hommes trop humiliés les poings fermés de fureur

Terrés dans le tanin de vos chairs meurtries

Il n'y a pas de passé en Bretagne

Seulement un imperceptible mouvement des lèvres

Au détour de petites phrases anodines et friables

Seulement un présent de grossières en justice

Un avenir barré de violence et de poussière

Il n'y a pas de passé en mon pays

Sinon un bourdonnement d'hommes réfractaires

Je revois les genêts sur l'urine sèche

Les manoirs de quartz entourés de haies

Mais je ne peux m'asseoir longtemps dans l'herbe

Les déportations massives continuent

Nous avons chaud à nos fleuves

Nous avons chaud à nos relents d'alcool

Nous sommes un peuple hauts fourneaux

Un peuple coulé d'aubépine

Nous ne capitulons pas

Je m'arrête près des herses et des rouleaux

Je mâche mes premières pousses de liberté

J'ouvre l'éventail des champs labourés

Et notre peuple accompli soudain des révolutions étincelantes à la face du monde

Un peuple vaincu s'exerce au maniement des marées montantes

Je les vois qui s'assemblent tous sur les places

Bûcherons de l'aube arrimés aux cotres du soleil

Défricheurs herbus et ruminants jetant les grappins dans un passé interdit

Écoliers ternes et appliqués établissant soudain des relations de cause à effet

Ouvriers analogues s'éveillant avec lenteur au creux des faubourgs crispés

Grappes de femmes lourdes enracinées dans la douleur des hommes

Ouvriers en grève exigeant droit de regard et de pression sur les tubulures du pays

Colleurs d'affiches, vendeurs de journaux, distributeurs de tracts, porteurs de pancartes

Étudiants insolents et nerveux se dérobant avec véhémence

Aux haleines fétides, aux visages craquelés

Écoliers rieurs éprouvant du pied le fragile équilibre de l'eau et du feu

Syndicalistes vingt fois licenciés aux gestes robustes d'hommes mesurant l'éternité

Paysans matraqués à bas de leur tracteur qui le soir sortent les livres précieux sur la table

Vous êtes la Bretagne qui vient au feu

Vous êtes la Bretagne qui s'ouvre aux vents du monde

Aujourd'hui je vous le dis

Nous allons procéder à des glissements de terrain

Il y aura des sursauts de lumière dans le brouillard des solitudes

Et l'angle des fenêtres écumera de fougères

Alors, nous nous installerons dans l'odeur des charpentes et le soulèvement des toitures

Pour des émeutes de tendresse

Aujourd'hui je vous le dis

Un peuple nouveau émerge lentement qui se ménage des moissons exemplaires

Un peuple nouveau se dégage des siècles gluants

Ce pays chloroformé

Ce pays bruissant d'espoirs clandestins

Rouvre les yeux sur les banlieues surmarines

Que naissent en moi les pluies câlines

Pour humecter les campagnes polychromes

Que saignent les fougères fripées pour le plaisir des hommes qui tâtonnent

Qu'éclatent les bouches captives de mon peuple enfanteur d'hirondelles

Que se redressent les maisons arrachées à la matrice des frondaisons liquides

Que s'éveille mon peuple aux quatre coins du monde matinal

 

in Hommes liges des talus en transe

P.J. Oswald éd., 1969

 

 

 

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