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Jérémie Pujau, artiste : “Je n’incite pas les gens à tirer les œufs, je perturbe seulement un espace normé

Lors d'une des performances de Jérémie Pujau (photo: Annie Luck)

Lors d’éprouvantes performances, Jérémie Pujau s’est fait bombarder d’œufs sur les places publiques. Rencontre avec un artiste qui veut amener à réfléchir sur l’effet de groupe et le passage à l’acte.

Depuis 2005, Jérémie Pujau a réalisé à seize reprises sa performance intitulée “De la poule ou de l’œuf“. Le dispositif, qu’il a mis en scène sur plusieurs places publiques de villes européennes, est simple. Muet et immobile, il se poste face une table, sur laquelle il a déposé des œufs en boîtes, comme sur un marché. Certains passants se servent et partent, mais l’expérience finit presque toujours de la même manière : après avoir vu qu’il ne réagit pas, ils lui lancent des œufs dans un effet de groupe assez sidérant.

 

Sa tournée achevée, le jeune artiste met les choses au clair : c’est ce qui précède la violence, la perte de libre arbitre dans le groupe, qu’il souhaite interroger. A l’avenir, il aimerait intervenir dans le milieu scolaire et carcéral, et rassembler son expérience en un documentaire. Rencontre.

Les commentaires sur votre performance sur internet se focalisent sur la “nature humaine”, et condamnent en général les lanceurs d’œufs. Les internautes ont-ils raison de réagir ainsi?

La nature humaine n’est pas en cause. La réaction des passants est d’abord due à un contexte culturel. En Europe ou aux Etats-Unis, je pense que le résultat serait le même. Alors qu’en Afrique, si je reproduisais le même dispositif, il y a des chances que les gens prennent les œufs et s’en aillent. Je ne pense pas qu’instinctivement ils vont penser à gâcher de la nourriture. Il n’y a pas de nature humaine là-dedans, il y a une culture de masse commune aux pays qui ont connu une révolution industrielle.

Gustave Le Bon montrait déjà dans La Psychologie des foules, en 1870, qu’il y avait un changement dans le management des foules et qu’il fallait régir la masse en tant que masse, et pas en tant qu’individus séparés, pour en garder le contrôle. Comment oriente-t-on les foules, pourquoi et pour qui ? Ce sont les mêmes questions qui se répètent.

De plus, quand les internautes regardent la vidéo chez eux, en différé, ils se sentent obligés de se positionner, de se mettre en situation, ce qui ne marche pas. Combien de gens aujourd’hui prétendent qu’ils auraient été résistants ? ce qui est impossible à savoir. Ce qu’on peut faire par contre, c’est réfléchir en amont et intervenir au niveau de l’éducation.

Je pense que ce sera la prochaine étape de mon projet. Au lieu de me concentrer sur l’art contemporain, sur l’esthétisme de la performance, je vais partir dans une démarche pédagogique, où j’aimerais bien faire des interventions en milieu scolaire, et en milieu carcéral aussi, sur la notion de passage à l’acte.

Quelle réflexion voulez-vous faire naître chez les lanceurs d’œufs?

Les lanceurs d’œufs sont pris dans un effet de groupe. Au début je voulais juste prouver que si le premier œuf était lancé, tout le monde allait suivre. Je voulais déclencher cela. Le dispositif est construit de manière à ce qu’il soit possible de jeter des œufs. Que cela arrive, c’est normal. La question intéressante, c’est: pourquoi cela arrive?

Je n’incite pas les gens à tirer les œufs, je perturbe seulement un espace normé, en amenant des éléments qui rappellent aux passants le stand de marché, le chamboule-tout de la kermesse, le stand de tir… Mais il manque le cadre de ces éléments: pas de marché, pas de kermesse, pas de notion d’argent. Ils doivent donc recréer le cadre, mais tout seul ils n’en sont pas capables. Ils sont obligé d’attendre pour que la responsabilité de l’action qui va suivre soit suffisamment partagée, c’est à ce moment là seulement qu’ils vont tirer les œufs.

Pourquoi tirent-ils davantage d’œufs qu’ils n’en emmènent chez eux?

A mon avis c’est beaucoup plus tentant, amusant, on est dans la question du jeu. Quand on jette les œufs en public, on a un rôle, on se met en avant, les gens attendent de nous quelque chose. Cette pression du groupe joue beaucoup. Petit à petit ils cèdent au groupe, pas à eux-mêmes. Mon but n’est pas d’apporter des conclusions: je suis artiste, pas scientifique. Mon but est d’amener des questions, des documents, pour que les gens trouvent des réponses par eux mêmes. Ce qui m’importe c’est que l’individu soit conscient de son appartenance au groupe, ce qui ne signifie pas qu’il doit faire ce que le groupe fait. Au contraire il va pouvoir apporter au groupe l’étincelle qui va permette le changement. C’est ce dont parle Hannah Arendt dans Responsabilité et jugement: comment déterminer par soi même pour le groupe. Je pense être le pont entre l’art et la sociologie. En tant qu’artiste je pense que je suis un modérateur.

Vous parliez de faire des interventions en milieu carcéral et en milieu scolaire. Qu’aimeriez-vous apporter en terme d’éducation?

Toutes les recherches sur lesquelles je me base, que ce soit de la psychologie sociale, de la sociologie, de la philo, ont été étudiées depuis la fin de la Seconde guerre mondiale jusque dans les années 70. On est en 2014: ces recherches ont-elles apporté quoi que ce soit? Y-a-t-il eu un seul effet de ces recherches sur la population globale? Zéro! Comment cela se fait-il? Lire du Arendt n’est certes pas accessible à tout le monde. Mais ne peut-on pas faire quelque chose pour les collégiens, les lycéens, vulgariser ces données là, les confronter, faire des comparaisons avec des choses de la vie quotidienne, les agressions dans le train, une dame qui attend en vain qu’on l’aide en bas des escaliers du métro avec sa poussette? Il y a plein d’exemples à mettre en parallèle. J’aimerais aussi condenser toutes ces performances en un documentaire qui soit accessible à tout le monde. Il va falloir que je vulgarise un peu le propos et que je produise des documents passables à la télé.

J’ai une amie art-thérapeute qui travaille en prison. Je vais voir comment m’insérer dans ce milieu. C’est tout con mais Chomsky le dit bien: si l’on vivait vraiment en démocratie, on donnerait aux gens les armes pour qu’ils se défendent, on leur donnerait des cours d’autodéfense intellectuelle. Mais cela n’arrivera pas. On ne va donc pas attendre des politiques que cela nous tombe dessus, on va faire l’inverse, partir du bas de la pyramide pour que cela remonte. C’est plutôt en bas de la pyramide que j’ai envie de me situer.

 

 

Source : http://www.lesinrocks.com/2014/06/11/actualite/societe/pense-etre-pont-lart-sociologie-11509611/

 

 

 

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