Else comme absentée de Lou Raoul - Editions Henry 2011
ISBN 978-2-917698-89-1 - 40 pages - 6 €
J’avais déjà fait une note pour Else comme absentée, mais si j’en avais assez bien saisi la forme, j’étais passée à côté du fond, aussi Lou Raoul m’a proposé de lire aussi Sven, paru la même année chez Gros texte. Ces deux recueils auraient pu être effectivement rassemblés en un seul. Je retrouve dans Sven la même écriture concise et imagée que j’avais aimée dans Else, et qui me donne par moment l’impression de feuilleter un album photo. Le cadre est le même : maison, jardin, campagne, la vraie, celle où l’on cuisine le lapin, élève des poules, travaille aux champs pour nourrir les animaux l’hiver. Mais, derrière cette apparente et tranquille immuabilité, s’ouvrent des puits comme une « ambulance dans la nuit verte d’avril » et c’est bien là où parler de ce livre devient difficile. J’avoue avoir faillit y renoncer, mais ce serait dommage car il mérite vraiment d’être lu, tout comme Sven d’ailleurs, et plutôt deux fois qu’une. Mais voilà, l’écriture de Lou Raoul ne dit pas tout, à l’image de ces gens justement de la campagne à qui la pudeur fait préférer le silence, là où d’autres donneraient dans les cris et les larmes.
Else d’abord, rien que le titre est mystérieux. On peut y lire Elle se… et la phrase reste en suspens, devient question. Elle se quoi ? Elle se qui ?
Else c’est aussi « autre » dans la langue de Grande-Bretagne. Ce serait donc ça ? L’autre comme absentée. L’autre soi, couchée sur le papier, à qui l’auteur s’adresse par un tu. Une sorte de dédoublement pour dire sans dire. Au lecteur de deviner. Pas que ce soit un jeu non, mais simplement la parole de l’auteur est si authentique justement qu’elle ne peut qu’être pudique. C’est de vraie vie dont il s’agit ici, par petites touches, une vie ancrée à la terre, pleine d’odeurs, de solitude aussi. D’ailleurs Else comme absentée démarre sur ces mots « T’enfuir, t’enfouir ». Fuir quoi ? La coiffeuse et ses questions déplacées, « vous avez commencé les achats ? », la furie commerciale de noël et « les tables dressées pour des repas, puis des décors, des scintillants, des pièces chaudes » ? Else ne fête pas noël, Else « vomit toutes ces odeurs, parfums, sucrés, ces bras pressés, ces bouches portables dans la rue ». Else préfère « un ancien sac de pomme de terre sur son corps doux ».
En fait c’est ça qui m’avait échappé à la première lecture, j’avais oublié le début et la fin, bercée entre deux par le bon air de la campagne, le soleil, le jardin, cette vie à l’apparence paisible. Au début du recueil, ce décompte des jours du vingt au trente décembre, faut que ça passe, et ça passe, « tu t’perds de vue, Else, jusqu’aux premières minutes en plus des soirs de janvier où. » Parfois les phrases s’arrêtent ainsi, brusquement, comme Else, elles s’absentent. Comme une photo qui manquerait dans un album, laissant juste l’empreinte du cadre vide. Et là on passe à un nouveau chapitre, Ilse Else, et le voile s’épaissit. Ilse ?
Et l’auteur comme si de rien n’était nous plonge d’un coup dans le quotidien, un poulailler, une cour intérieure, des tiges de rhubarbe, la cuvette d’épluchures pour l’âne, le ragoût de lapin mais trop de sauge, c’est amer. Pas anodin ça, ce mot amer. Et une voix, une silhouette d’homme, et là je sais maintenant, c’est Sven, l’homme de Norvège, un homme dans la vie d’Else « son souffle dans tes jours éclairant ton visage ». Du bonheur ? Et c’est le passé qui s’engouffre dans le recueil, et tout se voile à nouveau, « « des traces disent rien du temps passé présent venant c’est hier ça tient pas debout. (…) c’est une odeur de tilleul en fleurs tandis que tu fouilles boîtes archives poésie (…). ». S’ouvre soudain le puits « revient la mort malade couler dans ton sang » et l’ombre du crabe, « juste une poignée de jours entre temps avant de reperdre tous tes cheveux tu achètes une nouvelle coiffure » aussitôt effacée, sans même une virgule entre les deux par « un homme bricole que t’entends siffloter dans les jardins, y’a du soleil de juillet, sur toi, et sur tes sœurs, quoiqu’il advienne ».
Serait-ce là, en quelques phrases que se trouve le secret d’Else comme absentée ?
« toi sans blessure tu deviens Ilse ».
Et là s’ouvre un nouveau chapitre, un nouveau mystère : Else comme absentée ou orcanète. Orcanète ? Une fleur, une fleur méditerranéenne dont la racine sert à teindre en rouge, du henné en quelque sorte. On songe au sang bien-sûr mais aussi aux cheveux, qui reviennent souvent dans ce recueil.
Puis la page s’ouvre sur un décor presque idyllique, intemporel,
« un homme dans le champs
comme il voit le printemps, comme il coupe les tiges de maïs (…)
qu’aux brebis il distribue
les jaunes épis aux matins d’hiver
des travaux, des saisons, des brebis, des agneaux »
(…)
« aux gestes mesurés
est un homme dans le champ
ne dépend que de toi
que tu le suives et sois sur ses pas »
Et c’est là qu’à ma première lecture, j’ai commencé, comme Else peut-être, à oublier tout le reste et me suis plongée dans le présent d’une vie bonne et simple, rude aussi, dans ce coin de campagne bretonne, à la douceur se mêle toujours quelques échardes, « les peaux sèches cartonnées des animaux, morts animaux » « toutes les peintures s’écaillent dedans » mais Sven est là. Lou Raoul évoque l’homme essentiellement par la voix, qui chante, sifflote, par les mains qui travaillent, ramassent, bricolent, une présence rassurante, « et lui ce jour ses yeux sont bleus autant que son pull ». Et la vie s’écoule, et on suit le regard d’Else
« l’ombre des cyprès déplacée et puis des toiles d’araignées, des morceaux de jute, des bouts de cageots, des ficelles nouées
sur le rebord de la fenêtre un gobelet de plastique bleu
la poudre de lait des petits veaux »
Et le printemps est là, il éclate dans le regard d’Else, des pages et des pages de printemps, d’été
« c’est dans la cour
comme un poème
où t’éparpilles les chevelures des pissenlits »
et puis brusquement arrive « comme une silhouette en imper gris » et « le matin si froid si frêle » et voilà que tout se voile de nouveau devient mystère
« tu poses un ange
devant la porte
où est celui
que plus personne
la main de l’ange
parfois t’y penses
t’y penses encore
t’y penses sans cesse »
et le livre s’achève
« comme à une pluie
une pluie qui pleut
depuis trois jours
discontinue
sur Brest, Brest même »
et je me dis alors que, oui, le livre est à l’image de ce climat breton, si changeant, et où le soleil peut laisser place instantanément à la pluie, un voile qui obscurcit tout et puis de nouveau le soleil, un peu comme la vie finalement, avec ses creux et ses pleins.
Cathy Garcia
Lou Raoul vit en Bretagne où elle est née en 1964. Depuis 2008, elle publie poèmes et textes dans diverses revues (Comme en Poésie, Décharge, Gros Textes, Liqueur 44, N4728, Traction-Brabant, Trémalo, Verso... ). Un recueil Roche Jagu / Roc'h Ugu (Éditions Encres Vives / Collection Lieu) est paru en 2010, suivi en février 2011 par Sven (Éditions Gros Textes) et en mars 2011 par Les jours où Else (Éditions Isabelle Sauvage), Else comme absentée fin 2011 aux Éditions Henry. quand elle / prairie jaunes tanaisies prévu pour 2012 aux Éditions Isabelle Sauvage. Son travail d'écriture, qui oscille entre poésie et prose narrative, croise aussi le spectacle vivant et les arts plastiques. Son blog ouvert en 2010 accueille textes et photographies : http://friches-et-appentis.blogspot.com/ (faites un copier/coller de l'adresse car le lien ne fonctionne pas directement, allez savoir pourquoi !)