Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Cyril Sarot - L’AD XIX / Le partage du sans cible

Extraits

 

*

Je ne me sens ni poète ni écrivain ni artiste. On me le reproche parfois. Comme si cette distance me venait d’un sentiment d’illégitimité, d’une retenue futile et frileuse vis-à-vis de ces termes, alors qu’ils ne me paraissent pas obligatoirement séduisants ou enviables – pas plus d’ailleurs honteux. Il y a plusieurs explications à mes réticences, qui proviennent en priorité du rapport profond que j’entretiens à ce que je fais. Mais ces réticences, j’ai souvent du mal à les expliquer. Je me lance parfois dans des explications sans fin, alors que l’argument le plus direct et le plus simple serait sûrement le suivant : lorsque je fais descendre ces mots en moi, lorsque je les questionne en les confrontant à ma sensibilité, à mon intériorité consciente, il ne se passe rien. Pas d’adhésion, pas de résonance, pas d’écho. Pas de réaction, pas d’émotion, pas le début d’un frisson. Rien !

 

*

La culture populaire est le plus souvent perçue comme une culture pour le peuple, accessible et ouverte, ayant pour vocation de s’adresser au plus grand nombre plutôt qu’au cénacle (à l’inverse par exemple d’une certaine forme de poésie contemporaine, où des spécialistes du langage s’adressent à d’autres spécialistes du langage, avec pour conséquence une dissolution du fond dans une sorte de recherche formelle glaciale et sans grâce). Mais la culture populaire peut aussi être perçue comme une culture par le peuple, où la question du statut et de la place occupée par l’œuvre – et celui qui la fait – est secondaire. Dans une courte vidéo sur Youtube, Valérie de Saint-Do rappelle que pour bon nombre de peuples « primitifs » ou « premiers », l’idée d’avoir accès à l’art ou à la culture est une aberration, car l’art est l’expression d’une symbolique et d’un imaginaire partagés ; ce que Jacques Rancière définit comme « le partage du sensible dans la communauté ». On ne se pose pas la question d’avoir accès à une peinture, à une sculpture ou à une musique : on la partage. La culture populaire est alors ce qui naît de ce partage, une culture pour ainsi dire qui va de soi, gratuite, désintéressée, sans buts ni objectifs assignés – un partage du sans cible –, prise dans le flux de la vie et de ses échanges ; une émergence commune et qui existe, pour les œuvres aussi bien que pour leurs auteurs, en dehors et au-delà de tout statut.

 

*

Il m’est arrivé deux ou trois fois, alors que plusieurs de mes textes venaient d’être chantés, de me retrouver sur scène afin de saluer le public. Je connais trop ma timidité pour lui retirer la part du malaise qui est le mien dans ce genre de circonstances. Mais son origine est également ailleurs, dans le sentiment de ne pas être à ma place, de monter sur la scène alors qu’au fond de moi, dans mon cœur et dans mon esprit, je sais que ce n’est pas de là que j’écris.

Il m’est arrivé aussi de saluer de ma place, sans bouger de mon siège. Dans ce cas la situation est différente : quelqu’un de la salle, au milieu du public, se lève et dit : c’est moi qui ai fait ça ! Cette fois j’ai l’impression d’être raccord. La symbolique me convient mieux. Elle est en phase avec ce que je fais, et la façon dont je vis ce que je fais.

 

(...)

 

*

Je sais bien qu’il y a un prix à payer à ce genre de positionnement, qu’il faudrait être capable de se mettre en avant, de se revendiquer pour espérer une plus grande part de crédibilité – et un peu de cette reconnaissance qui passe si souvent par des postures (je serais hypocrite si j’affirmais ne pas céder quelques fois à la tentation d’en adopter). J’ai pourtant la sensation de faire les choses telles que je dois les faire, en étant à-peu-près là où je dois être – ce qui n’a pas toujours été le cas, et ne le sera sûrement pas toujours. D’où des moments d’exaltation et de grâce, de joie et de plaisir intense qui me sont procurés par l’écriture. D’où également des moments de doute, de découragement et de solitude, liés à la confidentialité de mon travail, au sentiment de mes limites et à la conscience aigüe de ma médiocrité.

 

*

 

Un retour sur la formule de Rancière : « le partage du sensible dans la communauté ». Mais n’est-ce pas exactement ce qu’on doit attendre d’un artiste ? Et n’est-ce pas précisément ce dont il s’agit dans ce blog ? Poète, écrivain, artiste : j’ai sûrement moins un problème avec ces termes qu’avec ce qu’on en fait, la façon dont on les évide, l’indigence de leur usage répétitif et machinal, jusqu’à les priver de leur sens. Et je crois puissamment à l’importance et à la force de ce partage, à la mise au pot commun la plus désintéressée possible du sensible, quand ce partage est perçu et vécu pour ce qu’il est : un moyen de projection dans le monde, d’affirmation de soi, de désir de l’autre et d’engagement pour préserver la vie, là où la vie est en danger.

 

(...)

 

 

 

Les commentaires sont fermés.