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Des hommes en noir de Santiago Samboa

 

traduit de l’Espagnol (Colombie) par François Gaudry

Ed. Métailié, 18 avril 2019

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368 pages, 21 €.

 

 

La réalité est une forêt sauvage, ses yeux de serpent brillent dans l’obscurité avant qu’elle attaque sa proie. Mais le plus dangereux au monde est l’amour qui s’assèche. Celui qui n’a pas pu sortir du tronc de l’arbre, qui s’est enroulé sur lui-même et a mordu son propre cœur.

 

Voilà un polar à la fois subtil et énergique, une enquête captivante dans une Colombie qui soigne tant bien que mal ses blessures, menée par des personnages plutôt atypiques : Julieta Lezama, quarante ans, qui vit à Bogotá, « journaliste indépendante aguerrie » et reconnue, mère de deux ados, en cours de divorce, supporte mal son corps, libido cependant bien active, elle compense par du sexe alcoolisé. Son péché pas mignon justement : l’alcool, avec un goût prononcé pour le gin tonic en dose très déraisonnable. Et sinon elle se passionne pour « la mort violente que des êtres humains, un beau jour, décident d’infliger à d’autres, pour tous les motifs possibles. »

La journaliste pour son travail s’appuie sur l’aide de Joana Triviño, originaire des quartiers pauvres de Cali, secrétaire assistante multifonctions et entre autre « le maniement de tout types d’armes, des plus petites aux moins conventionnelles car elle a passé douze ans dans le bloc occidental des FARC ».

« Ce putain de pays où j’ai eu malheur de naître est une cour d’exécution, une salle de torture, une presse mécanique pour étriper paysans, Indiens, Métis et Noirs. C'est-à-dire les pauvres. Les riches, en revanche, sont des dieux parce que c’est comme ça. Ils héritent fortune et patronymes et se foutent complètement du pays, qu’ils méprisent. Mais qu’est-ce qu’il y a derrière tous ces noms élégants ? Un arrière-grand-père voleur, un arrière-grand-père assassin. Des pilleurs de ressources et de terres. »

Les FARC donc, cette partie de la population colombienne « séparée du pays pendant plus de cinquante ans et qui, aujourd’hui, avec le retour de la paix et l’accès au pouvoir de l’extrême droite, se trouvait dans une position fragile, sur la corde raide. »

« L’onde expansive de la guerre, aujourd’hui terminée, rejetait encore des cadavres sur le rivage. » Mais certains vivants disparaissent encore, les règlements de compte sont, semblent-il, loin d’être terminés.

C’est grâce à Joana que Julieta a trouvé son principal allié : Edilson Javier Jutsiñamuy, cinquante-neuf ans, procureur de la brigade des affaires criminelles, d’origine indienne — witoto nipode exactement — de la région d’Araracuara dans le Caquetá.

Le bureau de Jutsiñamuy se trouve à Bogotá et le procureur, qui préfère dormir là que dans son appartement, est bien placé pour connaître la sauvagerie de cette ville « indifférente et féroce, les cicatrices et les plaies de cette cité impitoyable, qui dévorait ses enfants les plus faibles. »

C’est ce dernier qui met Julieta sur la piste d’une affaire étrange : des témoignages auraient fait mention d’un combat violent à l’arme lourde avec plusieurs voitures et un hélicoptère près de Tierradentro, dans une région autrefois tenue par les FARC, avant que les témoins ne se rétractent et que toutes traces semblent avoir été effacées. Le dossier est classé comme un banal accrochage entre deux chauffeurs dont un complètement ivre.

Julieta et Joana se rendent donc sur place et ce sera le début d’une enquête qui les mènera — avec en parallèle celle du procureur et de ses propres assistants — vers un personnage énigmatique, charismatique mais inquiétant, peut-être bien l’homme en noir qui aurait réchappé au mystérieux affrontement : un pasteur d’une Église pentecôtiste, une de ces puissantes églises évangéliques qui envahissent l’Amérique latine. Et puis il y a la soudaine disparition de Franklin, un tout jeune adolescent du coin — élevé par ses grands-parents qui sont des indiens nasa — et qui, réfugié dans un arbre, aurait été un témoin direct de l’affrontement.

Cette enquête, qui mènera Julieta jusqu’en Guyane, nous tient bien agrippés au roman, on ne s’ennuie pas une seule seconde, un vrai régal : la personnalité des personnages est des plus attachantes, il y a de l’humour, de l’ironie, de l’aventure, la narration est fluide, mais surtout cette enquête permet aussi à l’auteur de dresser un portrait social de la Colombie d’aujourd‘hui et d’hier avec les fantômes qui n’ont pas fini de la hanter et de braquer un projecteur sur ces nouvelles formes de maffias qui prêchent la « bonne parole ». Ceci de façon spectaculaire, avec de véritables shows, dont l’emphase et le grotesque n’empêchent pas de captiver les foules de pauvres gens en leur distillant l’espoir qui scintille sous le feu des paillettes : drogue redoutable pour exploiter les plus fragiles de toutes les façons possibles.

Mais Des hommes en noir n’est pas non plus un polar manichéen, avec les gentils d’un côté et les méchants de l’autre, bien au contraire, c’est plus un polar psychologique et vraiment original qui nous fait pénétrer au plus profond des êtres, de leur histoire, de leurs failles, qui expose leur détresse et la façon dont ils luttent, au-delà de tout moralisme, pour en sortir.

« Et la pauvreté c’est très moche et très triste, et encore plus dans ce pays si injuste, si dur avec les pauvres. On rêve, on rêve pour rien. La pauvreté est une pierre tombale qu’on porte sur le dos et qui refroidit le soir. »

 

Cathy Garcia

 

Santiago Gamboa est une des voix les plus puissantes et originales de la littérature colombienne. Né en 1965, il étudie la littérature à l’université de Bogotá, la philologie hispanique à Madrid, et la littérature cubaine à La Sorbonne. Journaliste au service de langue espagnole de RFI, correspondant à Paris du quotidien colombien El Tiempo, il fait aussi de nombreux reportages à travers le monde pour des grands journaux latino-américains. Sur les conseils de García Márquez qui l’incite à écrire davantage, il devient diplomate au sein de la délégation colombienne à l’Unesco, puis consul à New Delhi. Il vit ensuite un temps à Rome. Après presque trente ans d’exil, en 2014, il revient en Colombie, à Cali, prend part au processus de paix entre les FARC et le gouvernement, et devient un redoutable chroniqueur pour El Espectador. Sa carrière internationale commence avec un polar implacable, Perdre est une question de méthode (1997), traduit dans de nombreux pays, mais sa vraie patrie reste le roman (Esteban le héros, Les Captifs du Lys blanc). Le Syndrome d’Ulysse (2007), qui raconte les tribulations d’un jeune Colombien à Paris, au milieu d’une foule d’exilés de toutes origines, connaît un grand succès critique et lui gagne un public nombreux de jeunes adultes.
Suivront, entre autres, Nécropolis 1209 (2010), Décaméron des temps modernes, violent, fiévreux, qui remporte le prix La Otra Orilla, et Prières nocturnes (2014), situé à Bangkok. Ses livres sont traduits dans 17 langues et connaissent un succès croissant, notamment en Italie, en Allemagne, aux États-Unis. Il a également publié plusieurs livres de voyage, un incroyable récit avec le chef de la Police nationale colombienne, responsable de l’arrestation des 7 chefs du cartel de Cali (Jaque mate), et, dernièrement, un essai politico-littéraire sur La Guerre et la Paix où il passe le processus de paix colombien au crible de la littérature mondiale. Parce que « le seul endroit où l’on puisse toujours revenir, c’est la littérature ».

 

 

 

 

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