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"Jusqu'à nouvel ordre" de Fabienne Swiatly

 



Je suis confinée dans une roulotte, petite mais très confortable.
Je suis confinée sur un terrain Drômois avec des prés, des chênes, des pins et des oiseaux.
Je suis confinée sans enfants à charge.
Je suis confinée avec mon compagnon qui loge dans une autre roulotte.
Je n’ai pas de soucis financiers. Du moins pas dans l’immédiat. Et je sais vivre avec peu.
La bourse d’écriture que j’ai obtenue par la Région va couvrir les pertes dues aux annulations de mes lectures, rencontres et animations.
Je peux me connecter à internet tous les jours.
Je n’ai pas de problèmes de santé.
L’épicerie est à trois quart d’heure à pied de ma roulotte. On y trouve l’essentiel pour se nourrir et les consignes sanitaires sont parfaitement respectées. Il y a même un bidon d’hydrogel alcoolisé à l’entrée.
Devant l’épicerie, je peux parler, de loin, avec les personnes qui attendent comme moi leur tour pour entrer dans le magasin.
Depuis trois ans et quatre mois, je ne bois plus d’alcool. L’alcool aurait été, certainement, un problème pendant ce confinement.
Mes proches vont globalement bien.
Je précise tout cela par un profond besoin d’honnêteté. On ne peut évoquer son expérience du confinement sans en donner les conditions exactes.
L’expérience est collective mais individuellement tout se vit (se subit) très différemment. Au début, j’ai ressenti ce confinement comme une parenthèse enchantée : Enfin du temps pour écrire. L’agenda qui s’allège et peut-être même, au fond, l’excitation de vivre un événement incroyable.
Au début.
Petit à petit, j’ai senti naître en moi une forme d’angoisse. Je n’étais pas en confinement mais en rétention car il m’est interdit de sortir, de m’éloigner de mon habitat, d’apporter de l’aide à mes proches. Je suis punie si je déroge à la consigne.
Puis je prends, violemment, conscience du sort des plus démunis, des plus précaires. Les pauvres, les réfugié.es, les sans-abris … Je comprends également que ce sont les petites gens qui retournent au labeur pendant que les nantis font quoi exactement ?
Concrètement ?
Quelques gestes qui restent de l’aumône.
Pour ne pas m’engluer dans ce nouvel espace-temps, je me suis imposé une discipline quotidienne. L’écriture du carnet, tôt le matin, un peu de gym, écriture des chantiers en cours. L’après-midi se partage entre l’entretien de la roulotte, des balades, l’écoute de podcasts, les écrits de commande et l’apprentissage de l’italien.
Mais parfois toute cette organisation s’effondre parce que j’ai mal dormi, parce que je suis envahie par le doute, parce que me parviennent des mauvaises nouvelles.
Et surtout, cette période sera définitivement liée à la mort de mon camarade éditeur Yves Olry et de l’impossibilité de l’enterrer en compagnie de sa famille et de toute la bande de copains et copines des éditions Color Gang.
Pendant le confinement, les gens ne meurent pas, ils crèvent.

Quels que soient mon énergie et mon humeur, l’écriture du carnet a lieu tous les jours. Je lui ai donné comme titre : Journal du bord. Ce « du » pour signaler que j’ai besoin de tourner autour du sujet. D’avancer prudemment.

Comme nombre de mes carnets, il est fait de notes et de bricolages manuels : couture, collages, tampons à la patate … Des bricolages avec des bouts de trucs et des bouts de machins, sans recherche esthétique particulière. J’y vois parfois l’influence de mon goût pour les arts bruts.

Dans le Journal du bord, je colle, couds, rassemble des bouts de fils. D’ailleurs, le vocabulaire de la couture est formidable pour l’écrivain : trame, lisière, bords vifs ou encore droit fil.
Je partage des extraits et images de ce carnet sur facebook et mon site latracebleue.net. Le fait d’avoir des lecteurs et lectrices potentielles m’aident à poursuivre mon écriture.

Je prends le temps, aussi, de lire des articles de fond. Je tente de mettre le tout de suite et maintenant de l’actualité un peu en sourdine. Je veux m’outiller (certains diraient s’armer) pour la fin du confinement.
Cette expérience obligatoire aura mis en évidence les inégalités sociales, le manque de prévoyance de nos élus, la nécessité d’inventer des pratiques économiques plus solidaires et écologiques. La nécessité de dompter le cheval furieux qu’est devenue l’exploitation mondiale au bénéfice d’une minorité plus que puissantes : les riches.

Certains jours je suis très en colère alors je vais couper du bois.
Je tente aussi de laisser de la place au silence car j’ai appris à me méfier de mon hyper réactivité. Certains jours, je me coupe du flux.

Souvent, me reviennent les propos de Claude Lanzmann qui expliquait la ligne conductrice de son documentaire Shoah : Ne jamais poser la question du pourquoi et s’attacher (avec obstination) aux questions du comment ?
Et c’est cela qui devra être le moteur de nos prochains mois : comment sommes-nous arrivées à cette situation ? Comment des personnes qui étaient malmenées par nos forces de l’ordre en début d’année, sont passées au statut de héros (mot dont je me méfie terriblement, je ne crois pas aux héros mais seulement aux actes héroïques). Comment a-t-on pu manquer si terriblement de masques, de gel et de tests ? Comment Amazone a pu mettre en danger la vie de nombreuses personnes pour son seul profit ?
A chacun d’allonger la liste.

Ici, dans ma roulotte, je prends des forces pour le jour d’après qui sera une suite de jours.
Il faudra résister aux nouvelles injonctions qui déjà s’expriment sur les médias : Consommer plus, travailler plus, se surveiller plus ….

Reprendre le cours des choses ?
Revenir à la normal ?
Je dis non.

Il faudra être têtu.es. Refuser tout ce qui ne respecte pas la dignité humaine et engendre l'exploitation d'un homme par un autre homme..
Peut-être que le 11 mai, on sera tous et toutes dehors. A distance sanitaire mais dehors pour dire Non aux exploiteurs et Oui à la vie.

Au début du confinement, j’avais noté sur le carnet mon trouble devant l’expression imprimé sur les affichettes des magasins, entreprises, des administrations : Fermé jusqu’à nouvel ordre.
Expression inquiétante car quel nouvel ordre nous attend après le 11 mai ?

Depuis quelques jours, le mot désobéissance s’invite régulièrement dans mon journal du bord. Désobéissance au nouvel ordre ?
Cette après-midi je vais aller couper du bois. Vaillamment.

Fabienne Swiatly, avril 2020


(Nota bene : Ce texte initialement commandé par un webzine lyonnais a finalement été refusé car trop "engagé". Si Fuego del fuego l'accueille chaleureusement, c'est parce qu'il nous semble mettre en mots de manière très juste ce que nous sommes plus d'un, plus d'une, à ressentir actuellement.)
 

Commentaires

  • Bel engagement... parole nécessaire

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