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  • Jacques Roumain - Gouverneurs de la rosée

     

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    Le Temps des Cerises, rééd. 2002

     

     

    Gouverneurs de la rosée, c'est une œuvre posthume de l'auteur haïtien Jacques Roumain, mort prématurément. Publiée post-mortem en 1944 et publiée dans plusieurs langues en 2007, ce roman retrace typiquement la dure réalité de la société haïtienne de l’époque. La misère, la terre ravagée par la sécheresse, la haine, le sang qu'on fait couler et la beauté du cœur de l'homme qui ne se résigne pas et qui croit envers et contre tout en la justice et la fraternité. Maurice Failevic en a fait un film en 1975 que je viens de retrouver en intégralité ici :

     

     

     

    "Une bande de corbeaux s'abat sur les chandeliers. Leur croassement racle l'entendement, puis ils se laissent tomber d'une volée, dans le champ calciné, comme des morceaux de charbons dispersés."

     

    "Plus caressant et chaud qu'un duvet de poisson sur le dos rond du morne, tout bleui, un instant encore dans la froidure de l'avant-jour. Ces hommes noirs te saluent d'un balancement de houes qui arrache du ciel  de vives échardes de lumière."

     

    "Un arbre, c'est fait pour vivre en paix dans la couleur du jour et l'amitié du soleil, du vent, de la pluie. Ses racines s'enfoncent dans la fermentation grasse de la terre, aspirant les sucs élémentaires, les jus fortifiants. Il semble toujours perdu dans un grand rêve tranquille. L'obscure montée de la sève le fait gémir dans les chaudes après-midi. C'est un être vivant qui connaît la course des nuages et pressent les orages, parce qu'il est plein de nids d'oiseaux."

     

    "Il y a les affaires du ciel et les affaires de la terre : ça fait deux et ce n'est pas la même chose. Le ciel, c'est le pâturage des anges ; ils sont bien heureux ; ils n'ont pas à prendre soin du manger et du boire. Et sûrement qu'il y a des anges nègres pour faire le gros travail de la lessive des nuages ou balayer la pluie et mettre la propreté du soleil après l'orage, pendant que les anges blancs chantent comme des rossignols toute la sainte journée ou bien soufflent dans de petites trompettes comme c'est marqué dans les images qu'on voit dans les églises.

    Mais la terre, c'est une bataille jour pour jour, une bataille sans repos : défricher, planter, sarcler, arroser, jusqu'à la récolte, et alors tu vois ton champ mûr couché devant toi le matin, sous la rosée, et tu dis : moi untel, gouverneur de la rosée et l'orgueil entre dans ton cœur. Mais la terre est comme une bonne femme, à force de la maltraiter, elle se révolte : j'ai vu que vous avez déboisé les mornes. la terre est toute nue et sans protection. Ce sont les racines qui font amitié avec la terre et la retiennent : ce sont les manguiers, les bois de chênes, les acajous qui lui donnent les eaux des pluies pour sa grande soif et leur ombrage contre la chaleur du midi. C'est comme ça et pas autrement, sinon la pluie écorche la terre et le soleil l'échaude : il ne reste plus que les roches."

     

    "Un seul rayonnement aveuglant embrasait la surface du ciel et de la terre. La plainte roucoulée d'une tourterelle se faisait entendre. On ne savait d'où elle venait. Elle roulait au sein du silence avec des notes oppressées. Le vent s'était apaisé, les champs étaient couchés à plat sous le poids du soleil,  avec leur terre assoiffée, leurs plantes affaissées et rouillées. Sur une butte lointaine dominant l'étendue embrouillée des bayahondes, les feuilles des lataniers pendaient, inertes, comme des ailes cassées."

     

     

     

     

  • Cécile Coulon

     

     

    ABANDON

    n'abandonnez pas votre âge
    pour un âge plus jeune
    ni votre visage et ses plis
    pour une figure lisse
    n'abandonnez pas l'espoir
    des jours meilleurs
    ils viennent comme des
    animaux sauvages
    au moment où tout est
    obscur et silencieux

    n'abandonnez pas ceux que vous
    aimez simplement parce qu'ils
    ne vous aiment plus

    n'abandonnez pas les maisons
    elles ne vous ont rien fait
    une maison ne répète pas vos secrets
    une maison grince quand vous pleurez
    et chuchote quand vous dormez
    n'abandonnez pas le cortège
    des oies quand le jour n'est pas encore levé
    ni le bol et la petite cuillère préparés
    la veille au soir sur la table
    de la salle à manger
    n'abandonnez pas les "je t'aime" pour
    "des bises" à la fin des messages,
    n'abandonnez pas les "ma chérie"
    pour un prénom remplaçable

    n'abandonnez pas ceux que vous aimez
    simplement parce qu'ils ne s'aiment
    pas

    n'abandonnez pas la certitude
    que de grandes émotions
    viendront bientôt
    et qu'il faudra ouvrir sa poitrine
    comme une mangue
    pour les garder longtemps
    n'abandonnez pas le bruit des rivières
    la nuit ni celui des aboiements
    dans la rue du village
    n'abandonnez pas le corps endormi
    pour un autre paysage

    n'abandonnez pas les baisers tendres
    et les mains chaudes

    n'abandonnez pas les enfants aux terreurs
    qui sont les vôtres
    n'abandonnez pas les vieux à la vieillesse
    ni le coeur aux flammes noires
    n'abandonnez pas les animaux
    que vous avez domestiqués pour votre
    bon plaisir
    n'abandonnez pas les foules heureuses
    et le petit bois dans sa niche
    n'abandonnez pas les crêpes ni
    le langage du désir

    jamais je n'abandonnerai l'idée
    de m'abandonner à toi