Masami Hayasaki
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Je coupe au couteau les coins de ma bouche, je suis tout sourire. Le siècle est un souper qui se trempe, s’arrose, s’asperge, se douche, s’inonde. J’apprends à respirer sous l’eau, à jurer du beau temps, je fais mon âge et je l’entends gémir, chaque mois, de corvée de culotte et de jours enclos. C’est par considération que je meurs.
Je tourne autour des soleils jusqu’à ce que l’un d’eux me rajeunisse.
Alors j’ai la joie et trois ans; pardonnez ma voix borgne, pardonnez l’enthousiasme, les mensonges de rien, le rire aigu, je suis un entrepôt de boue, d’agrumes et de limon où pousse un chapeau de fête.
Laissez la pourriture recouvrir les murs de mes écoles.
Demain j’irai mieux, je dormirai clouée à mes écrans, attachée à mes personnages de série, nous à nouveau, grouillantes de passés simples, pourries d’espérance, flanquées des versions les plus pâles du Christ. Je ressusciterai par balle, par colis, par habitude.
Nous aurons toujours de quoi veiller.
La stratégie des dominants a toujours été de maintenir leurs dominés au niveau le plus bas possible. De déterminer à chaque fois ce niveau par la méthode empirique : essais et erreurs. L’erreur a pu consister en ce que des milliers de gens meurent de faim ou en ce qu’ils se dressent et exigent. (…) Alors entre en action la charité chrétienne ou sa version contemporaine, l’assistanat : donner aux pauvres le minimum pour qu’ils survivent et n’éclaboussent pas de leur sang ou de leurs os les écrans de télévision.
(…) Mais nous ne sommes pas trop de manière abstraite, en général : certains sont en trop.
(…) Si on administrait un jour aux patrons argentins — les riches et leurs représentants — la dose adéquate de penthotal, il serait amusant de les entendre : ils pourraient parler de la manière de se débarrasser de cinq ou six millions de personnes. Ils l’envisageraient comme un véritable service à la patrie : le reste de la population vivrait plus confortablement, l’indice de criminalité chuterait, les sectes évangélistes perdraient de leur influence, il y aurait beaucoup d’espace libre pour de nouvelles cultures ou quartiers résidentiels, les transports en commun marcheraient mieux, l’État économiserait des ressources — en subsides, organismes, policiers, gardiens de prison — qu’il pourrait employer à améliorer par exemple les écoles, les universités et les hôpitaux que des usages éduqués utiliseraient avec discernement. On perdrait peut-être quelques footballeurs et quelques boxeurs, deux ou trois chanteurs ringards ; (…) et ils auraient tous plus de difficultés à trouver des femmes de ménage mais, globalement, ils y gagneraient plus qu’ils n’y perdraient.
in La faim, éd. Buchet-Chastel, octobre 2015
« Aujourd’hui nous produisons environ quatre milliards de tonnes de nourriture par an. Et pourtant, en raison de mauvaises pratiques de récolte, de stockage et de transport, ainsi que du gaspillage à la vente et à la consommation, on calcule qu’entre 30 et 50% de cette nourriture — 1,2 à 2 milliards de tonnes — n’arrive jamais dans un estomac humain. Et encore, cette estimation ne reflète pas les grandes quantités de terre, d’énergie, d’engrais et d’eau qui sont également gâchées dans la production d’aliments qui finissent tout simplement à la poubelle. »
Il y a une lutte des classes depuis vingt ans, et ma classe l’a gagnée. Nous sommes les seuls à avoir vu leur taux d’imposition baisser de manière spectaculaire. En 1992, les 400 personnes qui ont payé le plus d’impôts aux États-Unis avaient un revenu moyen de 40 millions de dollars. L’an dernier, le revenu moyen de ces 400 personnes étaient de 227 millions, soit cinq fois plus. Durant cette période, la proportion de ce qu’ils ont payé sur leurs revenus est passée de 29% à 21%. Grâce à la baisse de ces impôts, ma classe a gagné la guerre : ce fut un vrai carnage.
2011
Manille, gigantesque pieuvre suffocante ! Buildings géants, atmosphère irrespirable et bidonvilles tentaculaires. Pas une ville, un enfer ! L'Espagnol catholique a laissé sa marque austère et Manille à des résonances latines. Les Philippins sont moins discrets que les Cambodgiens. Ici, le culte de l'américanisme sévit. Nuit et jour des gens font la queue devant l'ambassade pour obtenir un visa doré. La responsable de la fondation ERDA* essaie de me joindre depuis que nous sommes arrivés, ils ont bien eu le message et j’espère que les enfants de Sabana pourront venir voir le spectacle. J’en serais vraiment très heureuse !
Inégalités extrêmes, dégueulasses ! Je pense à Sao Paulo, à Rio. Les gens dorment partout, n’importe où, des jeunes, des vieux, des familles, des bébés… La misère et son escorte : saleté, maladies, détresse, violence, prostitution… Injustifiable ! Ici, donner devient une obsession. Ce que je peux, ce que j’ai, de l’argent, de la nourriture, une main, un sourire, ce que nous sommes venus faire ici, avec nos rêves et nos histoires. Une fois de plus l’injustice me bouleverse, ne me laisse pas en paix. Donner, ne serait ce qu'un regard, faire ce geste vers l'autre, car il est un peu de moi et je suis un peu de lui et j’emmerde ceux qui me prennent pour une apprentie-Teresa, malgré que je ne puisse pas leur en vouloir. Il y a eu un soir ce môme, à qui il manquait une jambe, un enfant mutilé comme il y en a tant. Ce gamin pourtant était plus entier que moi ! Je lui ai donné un sachet de riz encore chaud, les restes de notre repas dans un bon restau indien… et il m’a offert une danse de joie, une danse si spontanée et un sourire si radieux que ça m’a fauché, je ne le méritais pas.
Puis, il y a eu ce « banquet » improvisé à la sauvette dans le parc, en sortant sous le nez des convives et des gardiens, divers plats et petits fours de la fête donnée par l’ambassade après le spectacle. Double plaisir : de prendre là où il y a trop, pour donner là où il n’y a rien. C’était facile et ça nous a fait du bien, à nous les trois ou quatre robins des rues de la compagnie. Loin de faire la majorité… Juste le champagne qui était un peu déplacé… mais tous ces gens, j’en ai même réveillé certains, je n’étais pas sûre qu’ils apprécieraient, ils ont mangé ce soir là, réunis tous ensemble autour de ce pique-nique incongru et c’est ce qui compte. Je me souviens en particulier de cette mère avec ses deux jeunes garçons, de sa douceur, sa lucidité, son intelligence, la façon dont elle parlait de sa situation et de la corruption de son pays. Je me souviens du plaisir que j’ai eu à bavarder avec elle et de ma rage impuissante quand les agents sont venus vider le parc pour la nuit et lui ont refusé le droit de rester, elle et ses deux enfants. Qu’est-ce que je croyais ? Qu’ils allaient m’écouter ? Elle savait, et moi j’ai cru l’espace d’un instant pouvoir changer le monde.
Les premiers typhons de l'année passent sur les Philippines, nous essuyons la queue de Maguy. Nous annulons un peu vite la deuxième et dernière représentation. Les enfants de Sabana ont-ils pu voir la première ?
Les journaux déposés devant la porte de ma chambre grand luxe déplorent le sort des sans-abri… Je n'aime pas cette ville.
(* ERDA France Philippines, association luttant depuis 1976 pour la protection et la scolarisation des enfants aux Philippines, a fondé depuis entre autre des écoles maternelles et un collège technique, le Collège Erda Tech ainsi que deux centres d’accueil, Sabana, un centre de reconversion des enfants de la zone de l’ex--montagne fumante et Tuklasan, un centre pour les enfants des rues. Une fois rentrée en France, Chantal VC, une jeune juriste belge travaillant dans les prisons pour enfant à Manille, avec qui j’avais été mise en contact par ERDA et que j’ai eu le plaisir de rencontrer le soir où nous n’avons pas pu jouer, m’apprendra plus tard que les enfants étaient venus à la première représentation, le vendredi soir et qu’ils avaient adoré. J’ai été et le suis encore, extrêmement ravie !)
cg, mai 1999
in Calepins voyageurs et après ?
(…)
Alors que 200 milliards de dollars atterrirent sur le marché alimentaire, 250 millions de personnes tombèrent dans l’extrême pauvreté. Entre 2005 et 2008, le prix de la nourriture augmenta de 80 % (…). Quelques gouvernements tombèrent, les prix finirent par chuter, des millions de personnes basculèrent dans l’extrême pauvreté et le monde eut plus d’affamés que jamais dans son histoire. Ils atteignirent pour la première fois le milliard de personnes.
Un milliard d’affamés.
(…)
« La nourriture est le nouvel or », écrivit alors un journaliste du Washington Post, dans une formule qui fit mouche : elle signifiait surtout que ce n’était plus un bien de consommation mais un bien de thésaurisation et de spéculation, et pas n’importe lequel : le bien dont le prix avait le plus augmenté durant les dernières années.
Pour beaucoup, cela signifiait qu’ils avaient cessé d’en manger.
(…)
Elles s’appellent Archer Daniel Midlands, Bunge, Cargill, Louis Dreyfus et on les appelle, cela va de soi, ABCD. Elles contrôlent à elles quatre 75 % du marché mondial des grains : les trois quarts des grains de la planète. En 2005, leur chiffre d’affaires s’élevait à 150 milliards de dollars ; en 2011, à 320 milliards.
(…)
« Aujourd’hui, le ravitaillement alimentaire mondial doit non seulement se battre contre une offre moindre et une demande accrue de grains réels, mais les financiers ont en outre créé un système qui augmente artificiellement le cours futur des grains. Résultat : le blé imaginaire détermine le prix des céréales réelles, puisque les spéculateurs — autrefois un cinquième du marché — sont aujourd’hui quatre fois plus nombreux que les acheteurs et les vendeurs réels. Aujourd’hui les banquiers et les spéculateurs sont assis au sommet d’une chaîne alimentaire : ce sont les carnivores du système, ils mangent tout ce qu’il y a en dessous » (…).
in La faim, éd. Buchet-Chastel, octobre 2015
Nous ne sommes pas des anarchistes qui nous rebellons contre Dieu, la Science ou l’État. Pas du tout. Un combat pareil n’apporte au pauvre que des coups de bâton et une pluie de balles… L’État, et à travers lui, le capital, peut prendre toutes les formes, il a gagné la bataille pour deux ou trois siècles. Rien ne viendra changer le cours de l’Ère industrielle. Les vers ont commencé à dévorer le fromage et nul ne peut les arrêter. La production ne cessera pas avant la dégradation complète de la planète. Peu y survivront. Dans un futur proche les pauvres auront peut-être de meilleurs costumes, ils seront mieux logés et nourris, mais ils continueront à être pauvres ; c'est-à-dire qu’ils seront de plus en plus endettés vis-à-vis du pouvoir, et que s’ils n’y laissent plus leur sang et leurs poumons, ils devront payer avec quelque chose d’aussi précieux que leur rire, et leur intelligence aussi. Le pauvre deviendra un imbécile casé et grave. La conclusion évidente ? L’essentiel est de survivre ! Que l’effondrement de la société ne nous détruise pas…
(…) Mais venons-en au fait : le pouvoir n’est pas créatif et les riches s’ennuient. Ils possèdent tout sauf eux-mêmes. C’est logique. Pour se trouver soi-même, il faut tout lâcher et eux, au contraire, s’approprient tout. Vous me suivez ?
in L’arbre du Dieu pendu
Toutes les sagesses et philosophies humaines convergent vers un même point, alors ouvrons bien nos écoutilles, toutes ! Et acceptons à quel point nous sommes ignorants mais servons-nous aussi de tous ces flambeaux posés depuis le début du monde pour éclairer notre voie d'humanité ! À l'échelle cosmique, notre temps ne tient même pas dans une fraction de secondes.
in Ourse (bi)polaire, 2018