traduit du Portugais (Brésil) par Béatrice de Chavagnac – Métailié, mai 2017 (première édition française chez JC Lattès - 1983).
224 pages, 10 €.
“Au-delà de l’équateur, tout est permis. (Proverbe portugais du XVe siècle) Pas tout. (Luiz Galvez, détrôné)”
Ce roman est volontairement un pastiche de roman-feuilleton, un récit construit en une suite de textes extrêmement courts portant chacun un gros titre en majuscule, comme s’il paraissait dans un journal, mais sous ses faux airs populaires, c’est un roman dense et érudit qui tient son lecteur en haleine. Un roman que l’on peut qualifier sans hésiter, de picaresque, irrévérencieux et loufoque, mais fidèle d’une certaine façon à la réalité des lieux et de l’époque prise dans une forme de folie. Le récit prend place en Amazonie à la fin du XIXème, en plein boom du caoutchouc et nous conduit jusque dans la région de l’Acre, que se sont disputés à cette période la Bolivie et le Brésil, avec comme toujours les intérêts américains en arrière-plan.
Au fin fond d’une Amazonie hostile, moite, suffocante et boueuse, l’argent coule à flot presqu’autant que l’alcool et on distingue mal le luxe de la luxure. Le climat et l’éloignement de la civilisation, même si l’élite se targue d’en amener les signes les plus clinquants au plus profond de cette immensité de moins en moins vierge, libèrent facilement les instincts de débauche. Il y règne une sorte de fièvre permanente qui en devient le prétexte. C’est encore la grande époque paradoxale de l’opéra de Manaus et des bordels tapageurs, mais le faste entame cependant son déclin, suite à l’entourloupe de Sir Wickam, qui pour le compte de la reine Victoria, a fait passer en contrebande soixante-dix mille graines d’hévéa, direction la Malaisie, ce qui va faire perdre au Brésil le monopole du caoutchouc.
Avec une ironie mordante et un humour féroce, le narrateur y narre ses péripéties et celles des autres protagonistes, y décrit l’époque et ses travers, sur le plan historique, politique et celui des mœurs, l’ensemble partageant une même outrance et décadence. Luiz Galvez l’Espagnol, journaliste, séducteur opportuniste et aventurier en quête de fortune facile, pratique l’autodérision avec talent dans ce récit qui se veut être celui de ses mémoires. « Le lendemain matin, je compris que le monde ne mérite pas tant d’analyses quand l’estomac se tord et exige une attitude. » Les mémoires d’un vieillard rédigées en 1945 à Cadiz et dont le manuscrit sera retrouvé en 1973 chez un bouquiniste parisien par un touriste brésilien, alter ego de Marcio Souza.
Pour échapper à des ennuis d’alcôves et à la police du Para, suite à son implication avec des révolutionnaires luttant contre l’impérialisme américain, plus par connivence sexuelle que par convictions politiques, Galvez doit remonter toujours plus loin sur l’Amazone de Belém à Manaus, où se rend également la Compagnie française d’opéra et d’opérettes et sa célèbre cantatrice, et d’autres encore, comme une équipe de recherche menée par un professeur qui pense que l’opéra de Manaus est en réalité un vaisseau spatial extra-terrestre. Galvez, tel un héros, échappe aux dangers et aux embûches de toutes sortes, aux autorités, aux maris jaloux, aux fièvres, aux sauvages cannibales… Mais de temps en temps, l’auteur Marcio Souza, dans une sorte de schizophrénie littéraire, vient rétablir dans le récit une vérité que le narrateur déforme, emporté par son imagination. Tout ici n’est qu’excès mais le lecteur ne s’en plaindra pas, bien au contraire, il s’en délecte.
« On ne s’était tapé aucun blanc, du moins par voie orale, au cours du XIXe siècle. Notre héros a évidemment cherché a donné un peu de couleur locale aux jours médiocres qu’il a passé à Santarem où il avait, en réalité, débarqué en compagnie de Joana, la sœur sans vocation religieuse. »
De fil en aiguille, ou plutôt de beuveries en beuveries, Galvez se retrouvera finalement à la tête d’une pseudo-armée avec la complicité de quelques barons du caoutchouc, pour prendre le contrôle de Puerto Alonso et proclamer l’indépendance du territoire de l’Acre, dont il deviendra de ce fait, empereur, pris dans un tourbillon de délire monarchique décadent et bouffon. Un empereur d’Amazonie pour six mois, dont la chute sera aussi lamentable et ridicule que le fut l’ascension.
On apprendra alors que ce personnage a réellement existé, « il a exercé son noble pouvoir dans le Nord du Brésil. Il a effectivement dirigé une des révolutions acréennes. (…) Les aventures picaresques de Luiz Galvez s’accordent parfaitement avec le caractère de vaudeville des milieux politiques du cycle du caoutchouc. »
C’est donc un portrait très révélateur de cette époque délirante, « un fou-rire désabusé, hurlant de vérité », comme le dit Jorge Amado dans sa préface. On devinera derrière l’humour caustique, l’apparente légèreté du ton et ses airs d’opérette, les turpitudes réelles d’une Histoire pas très reluisante en réalité et qui ouvriront la porte à plus d’un siècle de dérives, d’exploitation et de destruction. Histoire qui hélas continue son avancée, telle une armée de bulldozers dont on n’a plus du tout envie de rire.
Cathy Garcia
Marcio Souza est né à Manaus (Brésil) en 1946, il est aujourd'hui un des chefs de file de la littérature amazonienne. Ses romans incisifs et drôles ont connu un grand succès commercial, y compris à l'étranger, ce qui lui a permis de réaliser des expériences théâtrales, éditoriales et cinématographiques. Il est aussi l'auteur d'essais et de livres d'histoire. De retour au Brésil après avoir enseigné aux États-Unis, il joue un rôle très actif à la tête de la culture dans le gouvernement de son État d'origine puis comme directeur de la fondation culturelle Funarte.