Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 3

  • HF Thiéfaine

     

    PAGE NOIRE

    nous n’avons plus le temps d’imaginer le pire
    d’imaginer la peur à l’heure du temps zéro
    nous n’avons plus le temps pour les larmes & les rires
    plus le temps de flirter avec les chaînes-info
    notre besoin de paix, d’amour & d’illusions
    s’est perdu dans le feu de notre hypocrisie
    quand nous cherchions en vain là-bas dans les bas-fonds
    sous le marbre des morts l’entrée d’un paradis

    nous n’avons plus le temps d’imaginer le pire
    d’imaginer nos yeux de chiens hallucinés
    nous n’avons plus le temps pour les larmes & les rires
    plus le temps d’éviter à nos corps de sombrer
    les rats inoculés ont quitté l’arrière-cour
    & les mouches tombent avant de goûter aux festins
    quand de joyeux banquiers cherchent un nouveau tambour
    pour battre le retour du veau d’or clandestin

    nous n’avons plus le temps d’imaginer le pire
    d’imaginer nos lois tombant d’un Sinaï
    nous n’avons plus le temps pour les larmes & les rires
    plus le temps d’oublier ceux qui nous ont trahis
    le décalogue se brise en milliards de versions
    mais les nouveaux Moïse n’intéressent plus Rembrandt
    & dans les ruines obscures des salles de rédaction
    les rotatives annulent le sacre du printemps

    nous n’avons plus le temps d’imaginer le pire
    d’imaginer nos pleurs d’esclaves à Babylone
    nous n’avons plus le temps pour les larmes & les rires
    plus le temps de prier les vierges & les madones
    j’entends les harmonies d’un chant de rémission
    d’un cantique atonal aussi vieux que nos races
    & puis j’entends les cloches de la résurrection
    quand j’arrache le suaire qui nous colle à la face

    nous n’avons plus le temps d’imaginer le pire
    d’imaginer nos rêves au rythme du chaos
    nous n’avons plus le temps pour les larmes & les rires
    plus le temps d’affronter la beauté de nos maux
    j’ai rangé nos désirs au fond de l’univers
    entre deux météores & une comète en feu
    & j’ai mis de côté Telemann & Mahler
    pour ne pas oublier la BO de nos jeux

    nous n’avons plus le temps d’imaginer le pire
    d’imaginer l’amour au temps des sentiments
    nous n’avons plus le temps pour les larmes & les rires
    la nuit gronde & se lève du côté de l’Orient
    les visions incolores des peuples asservis
    demain joueront peut-être avec un jour nouveau
    quand les enfants-cosmos en visite à Paris
    caresseront les chevreuils aux sorties du métro

     

     

     

  • Hic et nunc

    Hier j'ai entendu à la radio le terme "écologie pragmatique" sans doute en opposition avec une écologie qui serait utopique, l'un et l'autre ne veulent strictement rien dire, comme 95 % de ce qu'on entend actuellement venant des "autorisés à parler", civilisation du blablabla, il faut être totalement sourd et aveugle pour ne pas déprimer. J'ai souvent eu honte de faire partie d'une espèce qui se laisse ainsi mener par le pire d'elle-même et par ses roquets en chef de meute et qui en redemande de l'hypnose séductrice d'influenceurs-ceuses en tout genre et surtout des plus mauvais, mais là ça devient intenable, pour moi il n'y a plus de judicieuse radicalité assez radicale pour stopper cette folie et surtout elle sera toujours étouffée écrasée par ce besoin de continuer encore et encore à sucer tout ce qui est suçable, à pomper ce qui est pompable. Nous sommes toutes et tous complètement incohérents et de tenter de ne pas l'être — ce qui a été un des objectifs premiers de ma vie depuis plus de 25 ans maintenant et peut-être même depuis que je suis en âge de réfléchir —c'est épuisant car au final cela sert surtout à mesure l'ampleur de la solitude et des difficultés que cela entraine, ceci dit je suis plus motivée que jamais, plus je tombe, plus je suis consciente que c’est essentiel de lutter contre la peur que cela provoque ! J'ai toujours au fond de ma poche un peu de poudre de perlimpinpin d'espoir — pas de celle qui se jette aux yeux, plutôt celle à diluer jour après jour dans la citerne grise du découragement — l’espoir que quelque chose va faire ding ou bing ou clash soudainement et en même temps dans la tête de chacun-e d'entre nous, partout sur cette planète ! Et je dois dire qu’un certain nombre de personnes et notamment des jeunes mettent de la couleur dans ma poudre mais je n'oublie pas que des hurluberlus de notre espèce sont bien plus (ir)responsables que d'autres de l’humanité dans son ensemble : celles et ceux qui se prennent pour des hurluberélu-e-s pour toutes sortes de déraisons et puis nous autres habitants des pays qui se gavent depuis des siècles, des millénaires même et puis les hommes bien-sûr de cette planète, si, si, on en est quand même là à cause d'une vision typiquement et arrogamment masculine (dont les hommes n'ont pas le monopole, je parle ici en terme de valeurs et de façon de considérer le vivant). L’homme blanc (ou moins blanc mais très riche) hétéronormé a fait le monde à son image, on voit ce que ça donne alors quoi ? On continue comme ça ?
    Bref, sous mes airs de poète artiste atypique, décalée et au summum de mon impouvoir, ma pensée est toujours très clairement écologique, écoféministe même puisque le déséquilibre est trop énorme, très librement spirituelle, radicalement décroissante et liberterre, c’est le fruit d’un long parcours de réflexion mais aussi d’intuitions fortes et très précoces. J'ai accepté de payer le vrai prix de mon atypisme (quand j’ai arrêté de tenter de m’éradiquer moi-même comme le font toutes celles et tous ceux qui ne correspondent pas aux codes imposés), ce qui ne m'a ouvert cependant aucun espace légitime dans cette société surformatée et hypernormative sous des airs faussement open et foldingue, un prix qui chaque jour m'oblige à surmonter ma détresse, mes doutes, mes peurs, ce foutu fond de culpabilité, un épuisement de l'âme, tout ce que vous autres qui me côtoyez depuis plus ou moins longtemps et de toutes sortes de façon, appelez ma force, ma créativité, mon courage, cette lumière dans mes yeux etc. Je vous remercie infiniment, nombre d’entre vous êtes ou avez été un sincère et précieux soutien mais voilà, je vous attends surtout depuis si longtemps, car le changement ce n'est pas ce soir, demain ou petit à petit, le changement c'est maintenant ou jamais ! Nous n'avons plus beaucoup de temps et toutes celles et ceux qui ont compris depuis trop longtemps déjà sont fatigué-e-s de tenir la torche allumée, vraiment, je peux le voir, l’entendre et moi-même à ma propre mesure et déception après déception, je n’en peux plus.
    Alors voilà, aujourd'hui même, tout ce qui nous tue, tout ce qui tue, oppresse, manque de respect à cette planète et à toutes les formes de vie doit tomber, aujourd'hui même, maintenant, là, de suite !!!
     
    cgc
     
     

  • Stephanie Law

    Stephanie Law_n.jpg

     

    Veuillez, je vous prie, me laisser procéder à ma défragmentation. Laissez-moi me rassembler, me ressembler, contempler le temps qu’il faudra la belle couleur orangée de cette tisane qui n’a rien coûté si ce n’est le gaz pour amener l’eau à ébullition. Il y a encore quelques sources buvables et gratuites. Il y a encore des fleurs sur des arbustes qu’on débroussaille aux tractopelles. Il y a cette incroyable faculté du monde végétal de continuer à germer, à jaillir, à grandir, à pousser sans qu’on ne le lui demande. Quelques boutons de pissenlit, quelques feuilles de mélisse et le corps jouit d’être compris, tandis que les oiseaux cherchent ce qu’il faut pour faire leurs nids.

     

    Les animaux partagent le même bateau-terre, le même espace et de quel droit le leur interdisons-nous ? De quel droit les détruisons-nous ?

     

    in Ourse (bi)polaire

     

     

     

  • Tessa Horrock - Pebbles

    Tessa Horrocks  (2).jpg

     

    Le crayon est mon antenne, la peau est mon antenne, mes poumons avalent le vent, le cœur fait tambour avec le tonnerre. La bête est rusée, elle tourne, ne s’approche pas directement, elle a pissé à peine et tout reste sur sa soif. Un avion, ridicule moucheron, vient la narguer, son moteur résonne comme un chant de cathédrale, ça énerve la bête qui souffle des naseaux, gronde. Pour l’accueillir comme il se doit, avec respect, je lui offre de mon vin de gaillet et nous buvons ensemble, elle tourne plus vite, rugit sourdement mais je sais qu’elle tiendra sa grêle loin de mes plantes. Nous avons un pacte. Je laisse sa respiration s’unir à la mienne, l’air est un élément avec qui je partage de grandes affinités. La bête me répond avec force et douceur à la fois, le vin de gaillet répand sa saveur légèrement amère dans ma gorge. La bête est tout près, elle bouscule les objets, courbe les arbres, elle ne va pas tarder à mordre, mais elle est lumineuse et la voilà qui pisse sa joie sans retenue. Les gouttières recueillent : eau d’orage, le plus euphorisant des parfums. La bête me couve maintenant, tout s’est assombri, ma peau frissonne et je sens à quel point elle retient sa force pour ne rien détruire. Je reste dehors, un peu à l’abri sur la terrasse, entourée des chevaux de vents qui diffusent leurs prières. Je tiens un galet poli dans ma main, gris sombre et dense, comme si je tenais l’orage lui-même. La lumière est incroyable, la bête m’a prise à l’intérieur d’elle-même et tout est calme.

     

    in Le livre des sensation

     

     

  • Christian Bobin

    Les enfants sont des gens qui ne ressemblent à personne. On les met dans les écoles pour qu'ils deviennent comme tout le monde. L'école est une boîte qui ressemble à une maison. On trempe l'enfant dans la boîte, on le laisse mijoter quatorze ou quinze ans dans la boîte, on le ressort, il a les yeux écarquillés d'être resté si longtemps dans le noir, on lui dit : bravo mon grand, te voilà comme tout le monde. C'est pas drôle d'être comme tout le monde. Personne n'aime ça. Heureusement ça ne marche pas. La boîte école, la boîte usine, la boîte travail, la boîte chômage, la boîte télévision, la boîte boîte ; aucune boîte ne marche, aucune boîte n'est assez bien fermée pour empêcher la vie d'entrer, et quand la vie entre quelque part, ouh la la, plus rien n'est pareil c'est le grand désordre, le grand carnaval des couleurs. C'est même comme ça qu'on distingue la vie de la mort : là où tout se ressemble, là où tout est en ordre - c'est la mort. Et là où tout est bizarre, drôle, mélangé - c'est la vie.

     

    in Le jour où Franklin mangea le soleil

     

     

  • Antonin Artaud - novembre 1947

     

    J’ai appris hier
    (il faut croire que je retarde, ou peut-être n’est-ce qu’un faux bruit, l’un de ces sales ragots comme il s’en colporte entre évier et latrines à l’heure de la mise aux baquets des repas une fois de plus ingurgités),
    j’ai appris hier
    l’une des pratiques officielles les plus sensationnelles des écoles publiques américaines
    et qui font sans doute que ce pays se croit à la tête du progrès.
    Il paraît que parmi les examens ou épreuves que l’on fait subir à un enfant qui entre pour la première fois dans une école publique, aurait lieu l’épreuve dite de la liqueur séminale ou du sperme,
    et qui consisterait à demander à cet enfant nouvel entrant un peu de son sperme afin de l’insérer dans un bocal
    et de le tenir ainsi prêt à toutes les tentatives de fécondation artificielle qui pourraient ensuite avoir lieu.
    Car de plus en plus les américains trouvent qu’ils manquent de bras et d’enfants,
    c’est à dire non pas d’ouvriers
    mais de soldats,
    et ils veulent à toute force et par tous les moyens possible faire et fabriquer des soldats
    en vue de toutes les guerres planétaires qui pourraient ensuite avoir lieu,
    et qui seraient destinées à démontrer par les vertus écrasantes de la force
    la surexcellence des produits américains,
    et des fruits de la sueur américaine sur tous les champs de l’activité et du dynamisme possible de la force.
    Parce qu’il faut produire,
    il faut par tous les moyens de l’activité possibles remplacer la nature partout où elle peut-être remplacée,
    il faut trouver à l’inertie humaine un champ majeur,
    il faut que l’ouvrier est de quoi s’employer,
    il faut que des champs d’activité nouvelle soient crées,
    où ce sera le règne enfin de tous les faux produits fabriqués,
    de tous les ignobles ersatz synthétiques
    où la belle nature vraie n’a que faire,
    et doit céder une fois pour toutes et honteusement la place à tous les triomphaux produits de remplacement
    où le sperme de toutes les usines de fécondation artificielle
    fera merveille
    pour produire des armées et des cuirassés.
    Plus de fruits, plus d’arbres, plus de légumes, plus de plantes pharmaceutiques ou non et par conséquent plus d’aliments,
    mais des produits de synthèse à satiété,
    dans des vapeurs,
    dans des humeurs spéciales de l’atmosphère, sur des axes particuliers des atmosphères tirées de force et par synthèse aux résistances d’une nature qui de la guerre n’a jamais connu que la peur.
    Et vive la guerre, n’est-ce pas ?
    Car n’est-ce pas, ce faisant, la guerre que les Américains ont préparée et qu’il prépare ainsi pied à pied.
    Pour défendre cet usinage insensé contre toutes les concurrences qui ne sauraient manquer de toutes parts de s’élever,
    il faut des soldats, des armées, des avions, des cuirassés,
    de là ce sperme
    auquel il paraîtrait que les gouvernements de l’Amérique auraient eu le culot de penser.
    Car nous avons plus d’un ennemi
    et qui nous guette, mon fils,
    nous, les capitalistes-nés,
    et parmi ces ennemis
    la Russie de Staline
    qui ne manque pas non plus de bras armés.
    Tout cela est très bien,
    mais je ne savais pas les Américains un peuple si guerrier.
    Pour se battre il faut recevoir des coups
    et j’ai vu peut-être beaucoup d’Américains à la guerre
    mais ils avaient toujours devant eux d’incommensurables armées de tanks, d’avions, de cuirassés
    qui leur servaient de boucliers.
    J’ai vu beaucoup se battrent des machines mais je n’ai vu qu’à l’infini
    derrière
    les hommes qui les conduisaient.
    En face du peuple qui fait manger à ses chevaux, à ses bœufs et à ses ânes les dernières tonnes de morphine vraie qui peuvent lui rester pour la remplacer par des ersatz de fumée,
    j’aime mieux le peuple qui mange à même la terre le délire d’où il est né,
    je parle des Tarahumaras
    mangeant le Peyotl à même le sol
    pendant qu’il naît,
    et qui tue le soleil pour installer le royaume de la nuit noire,
    et qui crève la croix afin que les espaces de l’espace ne puissent plus jamais se rencontrer ni se croiser. C’est ainsi que vous allez entendre la danse du TUTUGURI
     
    Novembre 1947