Revue Nouveaux Délits n°59 - Benoit Arcadias
"L'entropie et la mort", un des poèmes de Benoit Arcadias publiés dans ce numéro.
Lu par moi-même.
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.
"L'entropie et la mort", un des poèmes de Benoit Arcadias publiés dans ce numéro.
Lu par moi-même.
"M'sieurs dames, bonjour, je m'excuse de vous importuner comme on dit, je m'appelle Wenceslas, j'ai 41 ans et si je suis dans le métro c'est que j'ai perdu mon travail et que je dors dehors. Ça devient pas facile de manger c'est vrai, mais je viens pas vraiment pour faire la manche. Je sais pas lancer des appels au secours. Je viens côtoyer des gens juste. Croiser des visages. Si c'est pas légal, dites-moi. Je veux pas déranger. Et puis ça me fait plaisir de parler avec vous. Là je me sens pas très bien, comme dans une grande bassine d'eau qui m' attire vers le fond. Un poisson ferré. Mais je souris. Je veux pas arrêter de sourire. Ça veut dire quelque chose. Ça veut dire que le navire a pas encore complètement sombré. Je dis ça parce que j'étais dans la marine quand j'étais jeune. J'étais élégant. Une certaine classe. Là je me sens pas très bien. J'ai peur. Une grande bassine. Et puis faut pas trop que je reste dans la même position. A cause de mon épilepsie. Mes crises. Ca me prend des fois. Et j'ai mal.
Je sais pas vraiment pourquoi je suis là. Personne ne sait. Y a pas de réponse. Plutôt des non-réponses. Une absence. C'est ce que je ressens. C' est ça le pire, tu peux tout perdre en fait. Les trucs matériels et puis aussi les photos de tes enfants. Ce qui revient à perdre tes enfants. Et puis tes cheveux. Tes dents. Et y a pas de réponse.
Qu'est-ce que je faisais avant d'être là? J' étais chez moi avec ma famille. Je vivais là. Normal. Repas de Noël. Réveillon. Tout ça quoi. En général le 31 à minuit tout le monde crie dans les rues. Les gens sont contents. Mais moi maintenant à minuit c' est plié. Et à minuit deux ben je suis toujours dans la même merde. Voilà.
Je viens pas vous réclamer d' argent.C'est juste que j'ai passé une sale nuit. Des gamins m' ont foutu des coups de pied. Je crois qu'ils étaient ivres ou juste pas bien élevés. J'ai encore la faculté de voir arriver les gens. J'arrive encore à me méfier si c'est nécessaire. Exterminer le clochard qu'ils disaient. Il sert plus à rien le pauvre vieux. Parce qu'il faut servir à quelque chose tu comprends. A quelqu'un. Pas juste être. Servir. Mais je souris. Je veux pas arrêter de sourire. Ça veut dire que le bateau tient encore un peu le cap.
Des fois je vais près du canal. Juste pour voir les canards.Quand j étais petit je pêchais la nuit avec mon tonton. Ensuite on dormait à la belle. Mais là c' est une autre sorte de sommeil. Tout s éteint. Tout se rallume. Tu rêves pas. T'es juste un fantôme dans l' ombre. Y a des matins je suis prêt à 4h37. Je pars à la recherche de bouffe. D'objets. De bouquins. De trucs pour tenir. Mais y a rien de palpable qui soit source de bonheur. Le bonheur c' est regarder les animaux. Capter leurs émotions. La technologie peut pas faire le taf.
Je viens pas vraiment vous demander de l'argent. Paraît qu'on peut pas : faire la manche c est pas bien, dormir sous les ponts c' est pas bien, voler c' est pas bien, du travail j' en ai pas...bon. Je sais pas trop quoi faire du coup.
Des regrets? Non, je peux pas dire que j' en ai. Juste quelques trous. Quelques douleurs. Le corps tire pour que j'abdique. Et c'est pas vrai que les gens deviennent fous dans la rue. Simplement ils disparaissent.
Faudrait juste, je sais pas moi, que l' humanité redevienne forte, solide, simple, qu' elle retrouve sa voie. Je suis pas philosophe. Je suis un clodo. J' ai les pieds mouillés. J'ai juste envie de parler.
Je suis venu là, je sais pas trop pourquoi. Pétez-moi les doigts que je sente si j'ai encore un corps. Gueulez moi dessus je sais pas. Appelez-moi par mon prénom. Un truc vivant. Un truc pour de vrai. Peut-être que le navire a pas encore complètement sombré. Je souris. Je veux pas arrêter de sourire. Ça veut dire quelque chose. Le monde fait la gueule mais je me dis que c' est pas une raison pour s'aligner.
En vous remerciant m'sieurs dames et en vous souhaitant une belle journée."
P.C.
inspiré du doc " Au bord du monde" de Claus Drexel :
Lilou, Lia et Léa m'ont offert des dessins
Lilou - Le monstre au cœur de sang
Lilou - Le paradis des licornes
Léa - Le rêve de l'anniversaire
Lia (qui ne connait pas le tableau de Munch) - Le cri
Notre pas, ce qu’il déplace, est silencieux
in Nous, les poètes
J’ai posé ma main sur le bois
clair
de votre cercueil,
votre maison lorsque j’étais enfant
était le point de ralliement, on venait
là, les gosses du quartier,
fumer des clopes et boire des bières
sans que vous le deviniez
c’est dans votre voiture que je suis
parti pour la première fois
voir le bleu de la mer,
il y avait toujours
votre sourire, votre manière
un peu guindée
de fumer des cigarettes fines
à la menthe
on riait souvent, et souvent
le soir, je pouvais rester
regarder la télé en couleurs.
quand on se faisait prendre
car nous étions des garnements
vous n’appeliez jamais nos
parents et nous
avons grandi ainsi
on apprenait
la vie, on était des gamins
puis des adolescents et
votre fille qui est comme ma
sœur a lu vos mots
au dessus de votre
cercueil, Dieu
que vous écriviez bien,
et votre petite
fille vous a lu un magnifique adieu
écrit de sa main juvénile, vous deviez
être fière d’elle de là-haut
et nous avons tous pleuré
un peu plus
et votre fils qui
est comme mon frère
ne pouvait
dire un mot, étranglé
par le chagrin, moi
j’étais tout au fond
à ravaler mes sanglots
vêtu d’une stupide
(inutile et incongrue)
pudeur tout en pensant
que tous ces gens ici
vous aimaient et
surtout que,
tous ces gens ici,
vous les aimiez
et pour le bleu de la mer
le bleu de la vie
et le bleu de votre
sourire
je voulais vous crier un
merci, mais vous n’étiez plus
là, alors j’ai posé la main
sur le bois clair de votre cercueil
et je l’ai murmuré comme on
parle à la douceur du vent,
le vent qui emporte
vers le ciel les
âmes bleus qui s’en vont
loin des larmes de ceux
qui restent