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traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Emmanuelle Boterf
Éd. Payot 2018
95 pages, 6,80 €.
« Imaginez que les sexes se soient multipliés à l’extrême, sans limite à l’imagination. Ce serait un monde de pouvoirs partagés. »
Cette phrase au vu d’aujourd'hui paraît tout à fait visionnaire. Elle est tirée de cet essai intitulé Les cinq sexes qui ne date effectivement pas d’hier, il a été lancé en 1993, comme un pavé dans la mare, par Anne Fausto-Sterling, biologiste, historienne des sciences et féministe, ce qui lui a valu une notoriété mondiale dans le champ des études sur le genre.
Dans cette édition 2018, Les cinq sexes, sont précédés d'une longue préface de Pascale Molinier, auteur et professeur de psychologie et suivis d’un texte publié en 2000 dans la revue The Sciences : « les cinq sexes revisités ». Toujours par Anne Fausto-Sterling. En 7 ans, l’auteur constate des avancées, et on commençait enfin dans le milieu scientifique — mais tout juste — à écouter les personnes intersexuées elles-mêmes, et l’auteur cite notamment l’activiste américaine des droits des intersexes, Cheryl State. Le corps médical commençait à s’ouvrir à la remise en question de la chirurgie « correctionnelle » et systématique dès la naissance.
Dans Les cinq sexes, Anne Fausto-Sterling met en lumière le problème que soulève la façon dont est considérée et traitée l’intersexualité : chirurgicalement, même si dans la majorité des cas, ce n’est pas justifié par un danger au niveau de la santé. Une chirurgie « correctionnelle » donc, sur des bébés qui sont donc assignés à un sexe ou un autre pour « leur bien » alors que c’est celui surtout de leurs parents et de la société en général. Le progrès permet ce genre d’opérations et c’est en toute bonne foi qu’elles sont pratiquées.
À l’heure où la question du genre semble littéralement exploser un peu partout dans le monde et dans toutes les couches sociales, cet essai d’Anne Fausto-Sterling fait vraiment figure d’avant-garde. Il s’appuie en premier lieu sur l’intersexualité justement — les hermaphrodites dans toute la diversité de leurs formes et nuances sur le spectre de l’identité biologique sexuelle — et montre à quel point l’humanité n’a en réalité jamais été seulement binaire, avec quelques exceptions qui ne seraient en quelque sorte que des erreurs de la nature à réparer pour que tout rentre dans l’ordre. L’ordre et la norme dictés par les codes sociaux-culturels et religieux qui ont imposé ce véritable dogme, à savoir qu’il ne peut exister que deux sexes et que l’on ne peut appartenir qu’à l’un ou à l’autre.
Pourtant, dans d’autres cultures, la diversité des sexes et des genres étaient déjà connue et acceptée, voire honorée, même si l’auteur n’en parle pas dans cet essai. Notamment chez les peuples améridiens qui distinguaient justement jusqu'à cinq genres : féminin, masculin, deux-esprits féminins, deux-esprits masculin et transgenre. Les Two Spirits abritent une identité double, à la fois masculine et féminine ce qui, pour les Amérindiens, était la marque d’une personne sacrée. On notera que plutôt que de parler de bisexualité, il est question ici de bispiritualité, notion des plus intéressantes. Par ailleurs, la figure de l’androgyne est associée, dans la plupart des mythes fondateurs, à un état complet et des plus évolués de l’humanité, mais dans la réalité, il en est tout autrement.
Le pourcentage des enfants qui naissent intersexués est loin d’être négligeable, mais il passe inaperçu à cause justement de cette interventionnisme chirurgico-culturel, ce qui n’empêche qu’une fois adultes, ces personnes ne gardent pas forcément le genre qui leur a été assigné. Sur le plan psychologique, les dégâts sont loin d’être négligeables également.
Anne Fausto-Sterling en 1993 écrivait :
« Le corps des hermaphrodites est indiscipliné. Il n’intègre pas naturellement une classification binaire : seule une opération chirurgicale peut l’y faire entrer. (…) En quoi est-ce un problème si le bagage biologique de certaines personnes leur permet d’avoir des relations « naturelles » aussi bien avec des hommes qu’avec des femmes ? (…) ils possèdent la capacité agaçante de vivre un temps comme une femme, un temps comme un homme, et brandissent le spectre de l’homosexualité. »
Une chose est certaine et d’une façon ou d’une autre, il faudra venir à l’idée que le système bicatégorisé de notre société ne nous permet pas d’englober le spectre complet de la sexualité humaine. C’est un sujet éminemment sensible et qui rencontre encore aujourd’hui une farouche voire féroce résistance, et pourtant c’est un fait, et pas seulement une idée. Simplement l’humain a toujours des difficultés à admettre ce qui est, tellement son éducation et son environnement socioculturel le formatent à préjuger de ce qui doit ou ne doit pas être et ce parfois, voire souvent, en contradiction totale avec la réalité. Nous le constatons tous les jours et dans d’innombrables domaines.
Or, « les limites séparant le féminin du masculin semblent plus que jamais à définir », écrivait l’auteur en 2000 en parlant des intersexes, les exceptions au schéma dimorphique pouvant être chromosomiques, anatomiques ou hormonales, mais il faut y rajouter aussi la dimension du ressenti pour les personnes transgenres. Si elle les évoque dans une moindre mesure en 1993, on peut dire cependant qu’Anne Fausto-Sherling a ouvert alors la voie à une réflexion essentielle qui est encore loin d’avoir abouti.
Aujourd’hui, il existe dans la communauté LGBTI (I pour « intersexe »), des dénominations en quantité pour des personnes qui échappent à la binarité, on tomberait presque dans l’excès inverse. Ceci étant sans doute nécessaire car il faut comprendre que la différence pour autant n’est pas plus acceptée et pire, les régressions sont tout à fait possibles comme on peut le constater malheureusement dans la très actuelle montée de l’homophobie.
Cette diversité de dénominations et la multiplicité des nuances correspond à la vision d’Anne Fausto-Sterling quand elle écrivait en 2000 : « Il est plus juste de conceptualiser le sexe et le genre comme différents points dans un espace multidimensonnel » pour sortir de l’idée que masculin et féminin seraient forcément les deux extrémités d’un continuum dans lequel s’insèreraient tant bien que mal les intersexes et les transgenres.
Cette question de l’identité du genre et du sexe est un défi essentiel pour l’humanité actuelle, car prendre en compte l’infinité effective des nuances humaines sur ces plans, équivaut à un changement de paradigme. C’est la condition pour que l’humanité se prenne en compte et s’accepte elle-même dans sa totalité. On peut parler là d’évolution positive. Tout comme Anne Fausto-Sterling a su faire évoluer sa pensée entre Les Cinq sexes et Les Cinq sexes revisités en la confrontant à d’autres.
Il faudrait donc enfin considérer comme une évidence que les gens ont des caractéristiques et des identités sexuelles dont la diversité n’est pas conditionnée à leurs organes génitaux. Mais la société n’étant pas prête dans son ensemble, ces personnes continuent à être en danger et même en danger de mort et ont donc besoin d’une protection légale en attendant la fin de cette transition vers un monde aux genres plus diversifiés.
Un monde tout simplement plus humain.
Cathy Garcia
Anne Fausto-Sterling, née en 1944, biologiste, historienne des sciences et féministe, est professeure à Brown University (États-Unis). Elle travaille principalement dans le domaine de la sexologie et a beaucoup écrit sur les questions de la biologie du genre, de l'identité sexuelle, de l'identité de genre, et de l'attribution sociale de rôles prédéterminés par le sexe. Elle a publié en 2012 : Corps en tous genres. La Dualité des sexes à l’épreuve de la science, à La Découverte / Institut Émilie du Châtelet.
Et je te dirai autre chose. Il n'est pas d'entrée à l'existence ni de fin dans la mort funeste, pour ce qui est périssable ; mais seulement un mélange et un changement de ce qui a été mélangé. Naissance n'est qu'un nom donné à ce fait par les hommes.