Manille, gigantesque pieuvre suffocante ! Buildings géants, atmosphère irrespirable et bidonvilles tentaculaires. Pas une ville, un enfer ! L'Espagnol catholique a laissé sa marque austère et Manille à des résonances latines. Les Philippins sont moins discrets que les Cambodgiens. Ici, le culte de l'américanisme sévit. Nuit et jour des gens font la queue devant l'ambassade pour obtenir un visa doré. La responsable de la fondation ERDA* essaie de me joindre depuis que nous sommes arrivés, ils ont bien eu le message et j’espère que les enfants de Sabana pourront venir voir le spectacle. J’en serais vraiment très heureuse !
Inégalités extrêmes, dégueulasses ! Je pense à Sao Paulo, à Rio. Les gens dorment partout, n’importe où, des jeunes, des vieux, des familles, des bébés… La misère et son escorte : saleté, maladies, détresse, violence, prostitution… Injustifiable ! Ici, donner devient une obsession. Ce que je peux, ce que j’ai, de l’argent, de la nourriture, une main, un sourire, ce que nous sommes venus faire ici, avec nos rêves et nos histoires. Une fois de plus l’injustice me bouleverse, ne me laisse pas en paix. Donner, ne serait ce qu'un regard, faire ce geste vers l'autre, car il est un peu de moi et je suis un peu de lui et j’emmerde ceux qui me prennent pour une apprentie-Teresa, malgré que je ne puisse pas leur en vouloir. Il y a eu un soir ce môme, à qui il manquait une jambe, un enfant mutilé comme il y en a tant. Ce gamin pourtant était plus entier que moi ! Je lui ai donné un sachet de riz encore chaud, les restes de notre repas dans un bon restau indien… et il m’a offert une danse de joie, une danse si spontanée et un sourire si radieux que ça m’a fauché, je ne le méritais pas.
Puis, il y a eu ce « banquet » improvisé à la sauvette dans le parc, en sortant sous le nez des convives et des gardiens, divers plats et petits fours de la fête donnée par l’ambassade après le spectacle. Double plaisir : de prendre là où il y a trop, pour donner là où il n’y a rien. C’était facile et ça nous a fait du bien, à nous les trois ou quatre robins des rues de la compagnie. Loin de faire la majorité… Juste le champagne qui était un peu déplacé… mais tous ces gens, j’en ai même réveillé certains, je n’étais pas sûre qu’ils apprécieraient, ils ont mangé ce soir là, réunis tous ensemble autour de ce pique-nique incongru et c’est ce qui compte. Je me souviens en particulier de cette mère avec ses deux jeunes garçons, de sa douceur, sa lucidité, son intelligence, la façon dont elle parlait de sa situation et de la corruption de son pays. Je me souviens du plaisir que j’ai eu à bavarder avec elle et de ma rage impuissante quand les agents sont venus vider le parc pour la nuit et lui ont refusé le droit de rester, elle et ses deux enfants. Qu’est-ce que je croyais ? Qu’ils allaient m’écouter ? Elle savait, et moi j’ai cru l’espace d’un instant pouvoir changer le monde.
Les premiers typhons de l'année passent sur les Philippines, nous essuyons la queue de Maguy. Nous annulons un peu vite la deuxième et dernière représentation. Les enfants de Sabana ont-ils pu voir la première ?
Les journaux déposés devant la porte de ma chambre grand luxe déplorent le sort des sans-abri… Je n'aime pas cette ville.
(* ERDA France Philippines, association luttant depuis 1976 pour la protection et la scolarisation des enfants aux Philippines, a fondé depuis entre autre des écoles maternelles et un collège technique, le Collège Erda Tech ainsi que deux centres d’accueil, Sabana, un centre de reconversion des enfants de la zone de l’ex--montagne fumante et Tuklasan, un centre pour les enfants des rues. Une fois rentrée en France, Chantal VC, une jeune juriste belge travaillant dans les prisons pour enfant à Manille, avec qui j’avais été mise en contact par ERDA et que j’ai eu le plaisir de rencontrer le soir où nous n’avons pas pu jouer, m’apprendra plus tard que les enfants étaient venus à la première représentation, le vendredi soir et qu’ils avaient adoré. J’ai été et le suis encore, extrêmement ravie !)
cg, mai 1999
in Calepins voyageurs et après ?