Pierre Delavie - Le Radeau de Lampéduse - Paris
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Si c'était ton fils...
Si c'était ton fils
Tu remplirais la mer de navires
Et de n'importe quel drapeau.
Tu voudrais que tous ensemble
À des millions
Ils fassent un pont.
Pour le faire passer.
Attentionné,
Tu ne le laisserais jamais seul.
Tu ferais de l'ombre
Pour ne pas que brûlent ses yeux,
Le couvrir
Pour ne pas qu'il se mouille,
Des éclaboussures d'eau salée.
Si c'était ton fils, tu te jetterais à la mer,
Tu tuerais le pêcheur qui ne prête pas le bateau,
Crierais pour demander de l'aide,
Aux portes des gouvernements qui se ferment
Pour revendiquer la vie.
Si c'était ton fils aujourd'hui, tu serais en deuil,
Tu détesterais le monde, tu détesterais les ports.
Pleins de ces vaisseaux immobiles.
Tu détesterais ceux qui les gardent inaccessibles.
A cause de qui les cris
ont toujours le goût d'eau de mer.
Si c'était ton fils, tu les appellerais.
Lâches inhumains, parce qu'ils le sont.
Ils devraient t'arrêter, te garder, te bloquer,
Tu voudrais leur casser la gueule,
Car nous sommes tous dans la même mer.
Mais ne t'inquiète pas, dans ta maison tiède.
Ce n'est pas ton fils, ce n'est pas ton fils.
Tu peux dormir tranquille
Et surtout serein.
Ce n'est pas ton fils.
Ce n'est qu'un fils de l'humanité perdue,
De l'humanité sale, qui ne fait pas de bruit.
Ce n'est pas ton fils, ce n'est pas ton fils.
Dors bien, bien sûr.
Ce n'est pas le tien.
Pas encore.
et dans sa version originale :
Se fosse tuo figlio
riempiresti il mare di navi
di qualsiasi bandiera.
Vorresti che tutte insieme
a milioni
facessero da ponte
per farlo passare.
Premuroso,
non lo lasceresti mai da solo
faresti ombra
per non far bruciare i suoi occhi,
lo copriresti
per non farlo bagnare
dagli schizzi d'acqua salata.
Se fosse tuo figlio ti getteresti in mare,
uccideresti il pescatore che non presta la barca, urleresti per chiedere aiuto,
busseresti alle porte dei governi
per rivendicarne la vita.
Se fosse tuo figlio oggi saresti a lutto,
odieresti il mondo, odieresti i porti
pieni di navi attraccate.
Odieresti chi le tiene ferme e lontane
Da chi, nel frattempo
sostituisce le urla
Con acqua di mare.
Se fosse tuo figlio li chiameresti
vigliacchi disumani, gli sputeresti addosso.
Dovrebbero fermarti, tenerti, bloccarti
vorresti spaccargli la faccia,
annegarli tutti nello stesso mare.
Ma stai tranquillo,
non è tuo figlio.
Puoi dormire tranquillo
E sopratutto sicuro.
Non è tuo figlio.
È solo un figlio dell'umanitá perduta,
dell'umanità sporca, che non fa rumore.
Non è tuo figlio.
Dormi tranquillo,
non è il tuo.
Non ancora.
Pour commander : https://www.nuitdelapoesie-crest.fr/edition/
Rivages poche, janvier 2019
220 pages, 7,80 €
Un roman surprenant, vraiment rafraîchissant, qui se laisse boire avec une certaine jubilation et qui, plus encore, contient en lui-même une profondeur de réflexion — des pistes, pas de réponses, seulement des pistes — et une énergie communicative qui fait fourmiller les racines de l’être.
Une jeune femme dont on ne connaîtra pas l’identité, ni rien de son existence antérieure — ou à peine quelques flashs — si ce n’est qu'elle est bien décidée à s’en couper, tout comme elle va se couper du monde et de toute relation humaine, pour s’isoler dans un coin de montagne, une sorte de cirque naturel qui sent bon le Pliocène, un îlot de deux cents hectares de roche, de bois et de prés au cœur d’un massif montagneux de vingt-trois kilomètres carrés, qu'elle a acheté et équipé de façon très technique. Plusieurs modules y ont été héliportés : un « tonneau » d’habitation high-tech « à demi-appuyé à demi-suspendu à un éperon granitique », plus bas des sanitaires et un abri jardin, réserve et outillage, le tout bien réfléchi, hyper organisé. « Une belle planque ». Grâce à un équipement et un entraînement survivaliste de pointe adaptés à la vie en altitude en toutes saisons — matériel d’escalade, de pêche, de chasse, d’agriculture, une autonomie énergétique, suffisamment de réserves, etc. — , la jeune femme prend possession de son territoire et se met à l’explorer peu à peu tout en organisant méticuleusement sa nouvelle existence pour ne pas être prise au dépourvu. Le seul élément du passé qu’elle a apporté avec elle et qui n’a rien avoir avec les bases de la survie, c’est un violoncelle.
Ce roman, ce sont les cahiers qu'elle remplit, son journal de bord. On pense évidemment au Walden de Thoreau. Un Thoreau version 3.0. La narratrice emploie un langage très technique, scientifique même, ce n’est pas ici un retour à la nature façon hippie, mais une immersion totale dans la solitude et une confrontation avec les limites du corps et de l’esprit. La nature — puissante, exigeante — est perçue comme une source de défi autant que d’enseignement et d’émerveillements. Pour quelqu'un qui, semble-t-il, ne manquait de rien sur le plan matériel, ce choix de vie est donc absolument un choix et un choix absolu.
« Les conditions idéales sont-elles celles auxquelles on ne peut pas échapper, celles qui nous obligent ? »
Cet isolement total n’est pas seulement un challenge que cette jeune femme s’est lancé à elle-même, mais une nécessité qui se questionne dans ce tête-à-tête avec soi-même et une nature libre, sauvage, un monde qui n’est pas fait pour les humains « Ce monde n’est pas fait pour nous, et c’est un immense soulagement : on peut donc y vivre — si on y parvient. »
La narratrice est une personne déterminée qui peut sembler, au premier abord, être faite d’un seul bloc, même si elle laisse transparaître au fur et à mesure de son récit une problématique, liée peut-être à la violence, ou à la peur de la violence humaine, de la contrainte imposée par l’autre plutôt que par soi-même : « L’autorité : le grand jeu de l’humanité ? ».
« J’étais détachée, en plein entraînement général, je n’avais plus à redouter de croiser quotidiennement un envieux, un ingrat, un imbécile. »
Entraînée donc et préparée à toutes sortes d’éventualités, la jeune survivaliste n’avait cependant pas prévu qu'une créature autre qu'animale puisse partager son territoire. Une créature des plus improbables qui pourrait bien devenir son maître, dans le sens initiatique du terme et c’est ainsi que le Grand Jeu va prendre une dimension philosophique très imbibée de taoïsme, qui amène peu à peu la narratrice à passer de sa volonté de maîtrise sur les éléments extérieurs à un lâcher-prise total, condition ultime pour accéder à une réelle maîtrise, celle à laquelle elle aspirait réellement : la maîtrise intérieure. L’équilibre est au centre de ce roman et l’équilibre naît d’un mouvement perpétuel entre les polarités, sagesse et ivresse marchent sur le même fil.
Ce serait dommage d’en révéler plus. À vous maintenant, lectrices, lecteurs, d’être curieux.
Cathy Garcia
Céline Minard est née à Rouen en 1969 ; après des études de philosophie, elle se consacre à l’écriture. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages : Le Dernier Monde (2007), Bastard Battle (2009) et Olimpia (2010), So Long Luise (2011), Faillir être flingué (2013, prix livre Inter), Le grand jeu (2016), Bacchantes (2019).