Andy Prokh
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L’amour est beaucoup plus un jeu d’enfants que tu ne le crois. En revanche, les jeux d’enfants sont beaucoup moins des jeux d’enfants que tu ne le penses.
in Marguerite de Porète
Malgré apparemment des approximations et lacunes sur le plan politico-historique, c'est un très bon film sur le plan humain qui n'a sans doute pas la prétention d'être un documentaire, comme l'a dit la réalisatrice, elle n'était peut-être pas la mieux placée pour en parler, mais cela faisait 50 ans que cette histoire attendait d'être racontée au cinéma.
Je suis de plus en plus convaincue que ce qui est essentiel pour moi doit être mis en mots, énoncé et partagé, et ce même au risque que ce soit éreinté par la critique et incompris. Parce que parler m’est bénéfique avant tout (…). Et bien sûr, j’ai peur, car transformer le silence en paroles et en actions est un acte de révélation de soi, et cet acte semble toujours plein de dangers. Quand je lui ai parlé de notre sujet de discussion et de mes difficultés, ma fille m’a dit : ‘’Raconte-leur qu’on n’est jamais une personne à part entière si on reste silencieuse, parce qu’il y a toujours cette petite chose en nous qui veut prendre la parole. Et, si on continue à l’ignorer, cette petite chose devient de plus en plus fébrile, de plus en plus en colère et si on ne prend pas la parole, un jour, cette petite chose finira par exploser et nous mettre son poing dans la figure.
La raison du silence, ce sont nos propres peurs, peurs derrière lesquelles chacune d’entre nous se cache- peur du mépris, de la censure, d’un jugement quelconque, ou encore peur d’être repérée, peur du défi, de l’anéantissement. Mais par-dessus tout, je crois, nous craignons la visibilité, cette visibilité sans laquelle nous ne pouvons pas vivre pleinement. Dans ce pays où la différence raciale, quand elle n’est pas dite, crée une distorsion permanente du regard, les femmes noires ont été d’une part toujours extrêmement visibles, d’autre part rendues invisibles par l’effet de dépersonnalisation inhérente au racisme. Même au sein du mouvement des femmes, nous avons dû, et devons encore, nous battre pour cette visibilité de notre Négritude, ce qui nous rend d’ailleurs extrêmement vulnérables. Car pour survivre dans la bouche de ce dragon appelé Amérique, nous avons dû apprendre cette première et vitale leçon : nous n’étions pas censées survivre. Pas en tant qu’êtres humains. Et la plupart d’entre vous non plus, que vous soyez Noires ou non. Or, cette visibilité, qui nous rend tellement vulnérables, est la source de notre plus grande force. Car le système essaiera de vous réduire en poussière de toute façon, que vous parliez ou non. Nous pouvons nous asseoir dans notre coin, muettes comme des tombes, pendant qu’on nous massacre, nous et nos sœurs, pendant qu’on défigure et qu’on détruit nos enfants, qu’on empoisonne notre terre ; nous pouvons nous terrer dans nos abris, muettes comme des carpes, mais nous n’en aurons pas moins peur.
Chez moi, cette année, nous célébrons Kwanza, fête afro-américaine des moissons qui commence le lendemain de Noël et dure sept jours. Il y a sept principes dans Kwanza, un pour chaque jour. Le premier principe, c’est Umoja, qui signifie unité, la volonté d’atteindre et de maintenir l’unité en soi et dans sa communauté. Le principe pour hier, le deuxième jour, c’est Kujichagulia- autodétermination-, la volonté de nous définir, de nous nommer, de parler en notre nom, et pas que les autres nous définissent et parlent à notre place. Aujourd’hui, c’est le troisième jour de Kwanza, et le principe pour aujourd’hui est Ujima- travail et responsabilité collectives-, la volonté de construire et de maintenir nos communautés ensemble, d’identifier et de résoudre nos problèmes collectivement.
Si nous sommes toutes là aujourd’hui, c’est parce que, d’une façon ou d’une autre, nous partageons un même engagement envers le langage et le pouvoir des mots, c’est parce que nous sommes décidées à régénérer cette langue instrumentalisée contre nous (…). Et quand les paroles des femmes crient pour être entendues, nous devons, chacune, prendre la responsabilité de chercher ces paroles, de les lire, de les partager et d’en saisir la pertinence pour nos vies. Nous ne devons pas nous cacher derrière les simulacres de division qu’on nous a imposés, et que nous faisons si souvent nôtres. Du genre ‘’je ne peux vraiment pas enseigner la littérature des femmes Noires, leur expérience est si éloignée de la mienne’’. Pourtant, depuis combien d’années enseignez-vous Platon, Shakespeare et Proust ? Ou bien : ‘’C’est une femme blanche, que peut-elle vraiment avoir à me dire ? Ou : ‘’c’est une lesbienne, que va en penser mon mari, ou mon patron ?’’ Ou encore : ‘’cette femme parle de ses fils et je n’ai pas d’enfant’’. Et toutes les multiples façons que nous avons de nous priver de nous-mêmes et des autres.
Nous pouvons apprendre à travailler, à parler, malgré la peur, de la même façon que nous avons appris à travailler, à parler, malgré la fatigue. Car nous avons été socialisées pour respecter la peur bien plus que nos propres besoins de parole et de définition ; et à force d’attendre en silence le moment privilégié où la peur ne serait plus, le poids de ce silence finira par nous écraser (…). Tant de silences doivent être brisés !
LEGS édition, Haïti, août 2017
110 pages
Dans un langage simple, direct, un langage parlé avec des tournures qui peuvent parfois dérouter le lecteur, mais parsemé de fulgurances poétiques, Sybille Claude dans ce premier et court roman, laisse entrevoir la naissance d’un écrivain qui va compter. Cette île on le sait, est ô combien riche de poètes, d’écrivains, dont les désormais célèbres sont majoritairement masculins. Pourtant il y a bien des voix de femmes aussi dans la littérature haïtienne, aussi saluons cette plume nouvelle qui est celle d’une toute jeune femme, tout comme le personnage central et narrateur du roman.
Après l’assassinat du père adoré, poète, intellectuel et militant politique, un accident cardiovasculaire cloue la mère inconsolable de Sarah Aurore Barreau dans un fauteuil et toute leur vie avec, qui dégringole au plus bas. Un grand frère, adoré lui aussi, a tenté le tout pour le tout en s’embarquant clandestinement sur une de ces embarcations lancées en vain vers une hypothétique Amérique. « L’eau a eu raison de la ténacité de mon frère ». Sarah Aurore Barreau s’est retrouvée seule avec une mère qui ne la regarde plus et dont elle doit cependant s’occuper à Lanfèpam, nom dans lequel on ne peut qu’entendre le mot « enfer », quartier de tôles et de mouches, d’eaux puantes où « le soleil te cherche et te trouve à l’intérieur de ces trous crasseux » et « où il n’y a pas d’espace entre deux taudis lézardés pour insérer même une plante ». Lanfèpam, quartier de violence, bidonville où la jeunesse ravagée par la drogue n’a guère d’autre avenir que de faire travailler son sexe la nuit venue ou se faire happer par une criminalité souvent au service d’obscurs intérêts politiques. Lanfèpam, rythmée par la musique vaudou enveloppée de fumée, où une pauvre marchande ambulante peut se voir lynchée en plein jour à la machette, parce que le bruit court qu’elle se transforme en chat la nuit pour dévorer les nourrissons.
Sarah Aurore Barreau, n’a que les mots pour ne pas couler. « Je ne suis pas Père et je ne suis pas un joyeux poète de l’Amour. Ma poésie c’est l’eau et les quatre planches et les cartouches et les bouches des mitrailleuses et la chaise et les larmes-poignards de Mère. »
Ce chant des blessures est un hymne à la lecture et aux livres, à leur pouvoir de tirer vers le haut, d’aider à guérir de l’inguérissable en insufflant le désir de vivre malgré tout, en donnant la force de rêver plus haut, plus fort, d’accomplir sa légende personnelle comme le personnage de L’alchimiste de Coelho, un des ces livres qui va aider la narratrice à franchir le pas qui sépare la mort de la vie, en s’appuyant sur sa passion pour la littérature et son talent pour la photographie, en témoignant pour les disparus, en posant des mots et des visages sur les trous béants des cinq balles qui ont tué son père. « Je veux des mots qui fouettent, des mots qui hurlent, des mots qui sautent, des mots qui tambourinent et qui peuvent obtenir justice pour le poète assassiné. Je veux que les mots explosent comme les cartouches dans le crâne du poète. » Sur le gouffre de la mer qui a englouti son frère, de la douleur qui a avalé sa mère et il en faut de la résilience pour survivre dans cet île où « la crasse caresse le luxe », « terre mangeuse d’hommes » sur laquelle le sort ne cesse de s’abattre sur les plus démunis, « peuple estampillé au feu de la misère ». « Le drame c’est le quotidien des masses. Ces hommes et ces femmes sans lendemain que la vie piétine au quotidien. »
La narratrice se verra offrir une chance de quitter Lanfèpam et elle saura la saisir et surmonter ses blessures, en faire un chant qui se communiquera à d’autres dans cette belle chaîne humaine que les cœurs peuvent tisser entre eux. « Je suis une fille de rien du tout qui tente d’attraper la littérature par la jupe, à titre d’hommage à un poète que le monde n’a pas pu découvrir. »
Difficile de ne pas voir chez la narratrice un alter ego de l’auteur dont ce premier roman dédié à sa tendre mère, commence par cette citation de Baudelaire : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans ».
Cathy Garcia
Sybille Claude est née le 29 mars 1990 à Delmas, Haïti. Ses études secondaires terminées, elle a étudie la Linguistique à la faculté de Linguistique appliquée de l'Université d'État d'Haïti. Passionnée de lettres, elle travaille comme enseignante aux Cours privés Edmé à Pétion-Ville.