Martín Caparrós est un journaliste et écrivain argentin né à Buenos Aires le 29 mai 1957, son livre La faim que j'ai lu avant sa sortie (épreuves non corrigées) en 2015 est un des livres qui m'a le plus bouleversée, il est à lire, à faire lire, à étudier même. Ci-dessous, quelques citations :
(…) Le Niger compte un million de kilomètres carrés, dont seuls 40 000 cultivables. Partout ailleurs vivent des bergers nomades qui gardent quelques 20 millions de têtes de bétail : chèvres, moutons, ânes, chameaux, zébus. Le prix des médicaments pour ces animaux ˗ antiparasites, vaccins, vitamines ˗ est monté en flèche depuis que le Fond Monétaire a obligé le gouvernement à fermer son Office national vétérinaire, ouvrant son marché aux multinationales. Depuis, les bergers, de plus en plus nombreux à perdre leur troupeau, ont dû fuir vers les faubourgs de Niamey — ou des capitales alentour : Abidjan, Cotonou. C’est encore le Fond monétaire qui a obligé le gouvernement nigérien à fermer ses dépôts de grains — environ 40 000 tonnes de céréales, principalement du mil — lesquels servaient à intervenir lorsque les sécheresses répétées, les invasions de sauterelles ou la soudure annuelle affamaient la population. Le Fond considérait que ces interventions faussaient le marché ; le gouvernement, pris à la gorge par sa dette extérieure, dut plier.
Le Niger est le deuxième producteur mondial d’uranium : ses réserves au milieu du désert sont immenses ˗ et l’uranium est l’un des minerais les plus convoités. Pourtant, le pays n’en tire pas beaucoup de bénéfices : l’entreprise d’État française Areva a toujours eu le monopole* de son exploitation et la redevance qu’elle payait à l’État nigérien était dérisoire.
* jusqu’en 2007, depuis les Chinois ont rejoint la parti, l’auteur en parle plus loin
(…) Le Niger dépense cinq dollars annuels par habitant en matière de santé. Les États-Unis, par exemple, en déboursent 8600 ; la France, 4950 ; l’Argentine, 890 ; la Colombie, 432. En 2009, il y avait 538 médecins dans tout le Niger, un pour 28000 habitants, alors que dans un pays moyennement riche comme l’Équateur, les Philippines ou l’Afrique du Sud, on en compte un pour 1000. Ce chiffre figure dans une publication officielle du gouvernement qui précise que l’année suivante, en 2010, il n’en restait que 349 ; un médecin pour 43 000 habitants. L’émigration de ceux qui savent ou peuvent et veulent échapper à la misère et aux maladies génère un surcroit de maladies et de misère. Les pays riches — qui dressent des barrières murs bateaux mitrailleuses pour stopper les migrants au bord du désespoir — font venir volontiers les rares professionnels qui parviennent à se former dans ces parages désolés.
(…) Au commencement, il y eut la chasse et le trafic d’esclaves : à partir du XVe siècle, certains Arabes et certains Européens décimèrent une bonne partie de la population d’Afrique : la moitié, affirment certains historiens. Ensuite, l’invasion européenne à la fin du XIXe siècle démolit ce qui restait des économies africaines. Les industries locales furent démantelées, le commerce ruiné, les terres occupées, les cultures vivrières remplacées par des produits convoités par les métropoles.
(…) Si nous mangions tous comme les Américains, qui avalent entre 800 et 1 100 kilos de grain par an et par personne, surtout par le biais de la viande que ce grain a produit, la récolte mondiale de céréales pourrait nourrir 2,5 milliards de personnes. Si nous mangions tous comme les Italiens, qui consomment deux fois moins de viande, soit environ 400 kilos de céréales par an, on pourrait nourrir 5 milliards de personnes. Si nous mangions tous selon le régime végétarien des Indiens, nous pourrions nourrir 10 milliards de personnes.
(…) Dharavi était un marais périphérique cerné par deux voies de chemin de fer et habité par quelques pêcheurs. Aujourd’hui, incrusté au-milieu de Bombay, c’est le plus grand bidonville d’Asie, ruelles étroites sales puantes, des gens, des gens et encore des gens, des animaux, des cris : la densité de tout espace indien puissance huit. Dharavi est un agrégat de mondes très divers, un million de personnes et une douzaine de communautés différentes agglutinées dans moins de deux kilomètres carrés.
(…) La moitié des habitants de Bombay n’ont pas de toilettes et chient donc où ils peuvent. Il y a quelques années, on a calculé que six ou sept millions d’adultes chiaient chaque jour dans les bidonvilles de Bombay : si chacun évacue une livre, cela signifie quelques 3000 tonnes de merde tous les matins – dispersée dans des ruisseaux archi immondes ou s’amassant autour des huttes et des allées.
L’absence de toilettes entraine bien-sûr des problèmes sanitaires extrêmes : dans les bidonvilles de Bombay, deux morts sur cinq sont dues à une infection ou à des parasites à cause de la contamination de l’eau et faute d’égouts. Cela entraine aussi d’autres problèmes : les femmes, qui ne veulent pas que les hommes les voient, y vont en groupe avant l’aube ; elles s’aventurent parfois sur des terrains éloignés où les rats et les serpents leur tiennent compagnie. Où les attendent parfois des hommes pour les violer, si elles s’écartent trop.
(…) En 1880, un journaliste militant du nom de William Stead est engagé comme rédacteur en chef d’un journal anglais du soir à tendance conservatrice appelé Pall Mall Gazette. Stead le transformerait du tout au tout. Sa mission, écrivait-il, consisterait à « œuvrer pour la régénération sociale du monde ». Pour ce faire, il produisait des récits vivants, écrits à la première personne dans une langue simple et presque violente, illustrés de dessins, plans, cartes, photos, grands titres, qui racontaient des histoires d’individus des plus misérables. Son plus grand succès est une série sur la traite des blanches qu’il intitula "The Maiden Tribute of Modern Babylon". Pour expliquer comment fonctionnait la vente de fillettes aux bordels londoniens, il organisa, moyennant la somme de cinq livres, l’achat d’une fille de treize ans pour la prostituer. La série fit grimper le tirage du journal à 120 000 exemplaires ; grâce à sa répercussion, le Parlement anglais décida de porter l’âge de la majorité sexuelle de 13 à 15 ans. En même temps, Stead serait jugé et condamné à trois mois de prison pour l’achat de la mineure.»
(…) Alors que 200 milliards de dollars atterrirent sur le marché alimentaire, 250 millions de personnes tombèrent dans l’extrême pauvreté. Entre 2005 et 2008, le prix de la nourriture augmenta de 80 % (…). Quelques gouvernements tombèrent, les prix finirent par chuter, des millions de personnes basculèrent dans l’extrême pauvreté et le monde eut plus d’affamés que jamais dans son histoire. Ils atteignirent pour la première fois le milliard de personnes.
Un milliard d’affamés.
(…) « La nourriture est le nouvel or », écrivit alors un journaliste du Washington Post, dans une formule qui fit mouche : elle signifiait surtout que ce n’était plus un bien de consommation mais un bien de thésaurisation et de spéculation, et pas n’importe lequel : le bien dont le prix avait le plus augmenté durant les dernières années.
Pour beaucoup, cela signifiait qu’ils avaient cessé d’en manger.
(…) Elles s’appellent Archer Daniel Midlands, Bunge, Cargill, Louis Dreyfus et on les appelle, cela va de soi, ABCD. Elles contrôlent à elles quatre 75 % du marché mondial des grains : les trois quarts des grains de la planète. En 2005, leur chiffre d’affaires s’élevait à 150 milliards de dollars ; en 2011, à 320 milliards.
(…) Aujourd’hui, le ravitaillement alimentaire mondial doit non seulement se battre contre une offre moindre et une demande accrue de grains réels, mais les financiers ont en outre créé un système qui augmente artificiellement le cours futur des grains. Résultat : le blé imaginaire détermine le prix des céréales réelles, puisque les spéculateurs — autrefois un cinquième du marché — sont aujourd’hui quatre fois plus nombreux que les acheteurs et les vendeurs réels. Aujourd’hui les banquiers et les spéculateurs sont assis au sommet d’une chaîne alimentaire : ce sont les carnivores du système, ils mangent tout ce qu’il y a en dessous.
(…)
« Il y a une lutte des classes depuis vingt ans, et ma classe l’a gagnée. Nous sommes les seuls à avoir vu leur taux d’imposition baisser de manière spectaculaire. En 1992, les 400 personnes qui ont payé le plus d’impôts aux États-Unis avaient un revenu moyen de 40 millions de dollars. L’an dernier, le revenu moyen de ces 400 personnes étaient de 227 millions, soit cinq fois plus. Durant cette période, la proportion de ce qu’ils ont payé sur leurs revenus est passée de 29% à 21%. Grâce à la baisse de ces impôts, ma classe a gagné la guerre : ce fut un vrai carnage. »
Warren Buffet, la quatrième fortune du monde, 2011
(…)
« Aujourd’hui nous produisons environ quatre milliards de tonnes de nourriture par an. Et pourtant, en raison de mauvaises pratiques de récolte, de stockage et de transport, ainsi que du gaspillage à la vente et à la consommation, on calcule qu’entre 30 et 50% de cette nourriture — 1,2 à 2 milliards de tonnes — n’arrive jamais dans un estomac humain. Et encore, cette estimation ne reflète pas les grandes quantités de terre, d’énergie, d’engrais et d’eau qui sont également gâchées dans la production d’aliments qui finissent tout simplement à la poubelle. »
Rapport de l’Institution of Mechanical Engineers (Royaume-Uni), janvier 2013
(…) La stratégie des dominants a toujours été de maintenir leurs dominés au niveau le plus bas possible. De déterminer à chaque fois ce niveau par la méthode empirique : essais et erreurs. L’erreur a pu consister en ce que des milliers de gens meurent de faim ou en ce qu’ils se dressent et exigent. (…) Alors entre en action la charité chrétienne ou sa version contemporaine, l’assistanat : donner aux pauvres le minimum pour qu’ils survivent et n’éclaboussent pas de leur sang ou de leurs os les écrans de télévision.
(…) Mais nous ne sommes pas trop de manière abstraite, en général : certains sont en trop (…) Si on administrait un jour aux patrons argentins — les riches et leurs représentants — la dose adéquate de pentothal, il serait amusant de les entendre : ils pourraient parler de la manière de se débarrasser de cinq ou six millions de personnes. Ils l’envisageraient comme un véritable service à la patrie : le reste de la population vivrait plus confortablement, l’indice de criminalité chuterait, les sectes évangélistes perdraient de leur influence, il y aurait beaucoup d’espace libre pour de nouvelles cultures ou quartiers résidentiels, les transports en commun marcheraient mieux, l’État économiserait des ressources — en subsides, organismes, policiers, gardiens de prison — qu’il pourrait employer à améliorer par exemple les écoles, les universités et les hôpitaux que des usages éduqués utiliseraient avec discernement. On perdrait peut-être quelques footballeurs et quelques boxeurs, deux ou trois chanteurs ringards ; (…) et ils auraient tous plus de difficultés à trouver des femmes de ménage mais, globalement, ils y gagneraient plus qu’ils n’y perdraient.
(…) Si les États-Unis ne subventionnaient pas leurs producteurs de coton — dit Oxfam — les cours internationaux de celui-ci grimperaient de 10 à 14 % et, dans huit pays pauvres producteurs de coton d’Afrique de l’Ouest, les revenus par foyer augmenteraient de 6 %. Cela semble peu, mais cela suffit bien souvent à faire la différence entre manger et ne pas manger.
(…) L’Africom est une organisation militaire dotée d’une finalité : en 2008, son sous-commandant, un certain amiral Robert Moeller, déclarait que sa mission consistait à « garantir la libre-circulation des ressources naturelles africaines vers le marché mondial. » (…) Le pétrole d’Afrique présente un avantage et un inconvénient : il n’est pas détenu par deux ou trois États puissants face auxquels il faudrait faire des concessions mais par une douzaine de petits États faiblards, plus faciles à manipuler. Il y a le Nigeria bien-sûr, mais aussi la Libye, l’Algérie, l’Egypte, l’Angola, la Guinée, le Ghana, le Tchad — et de nouveaux gisements continuent à s’ajouter à la liste : l’Afrique est aussi un des derniers territoires inexploités de la planète. Il n’y a pas si longtemps, à la frontière entre la République démocratique du Congo et l’Ouganda, on a découvert le plus grand gisement de tout le continent.
(…) une des plus grandes famines du siècle, qui tua plus de trois millions de personnes. La faim bengalie fut une conséquence de l’envoi de milliers de tonnes de grain vers la métropole coloniale. L’Angleterre afin de suppléer à ce que la guerre empêchait de récolter. Il resta des vivres sur place, mais leurs prix avaient tant augmenté que les pauvres ne pouvaient se les payer — et mourraient comme des rats. Pourtant, le Premier ministre britannique Winston Churchill n’était pas inquiet lors d’une réunion de cabinet, il dit que cela n’était pas grave car les « Indiens se reproduisaient comme des lapins. »
(…)
« On a beaucoup débattu dernièrement de l’idée que l’approvisionnement de vivres n’arrive pas à suivre la croissance démographique. D’un point de vue empirique, ce diagnostic n’a qu’une faible assise. En réalité, dans nombre de régions du monde — excepté l’Afrique — l’augmentation de l’approvisionnement de vivres a accompagné ou dépassé l’accroissement de la population. Ceci ne signifie pas pour autant que les famines soient automatiquement évitées puisque la faim est fonction du droit à l’alimentation et non pas de la disponibilité des denrées alimentaires. J’irais même plus loin : les pires famines ont généralement eu lieu alors qu’il n’y avait pas de diminution significative de la disponibilité de vivres par habitant.
Amartya Sen in Pauvreté et famine. Un essai sur le droit et la privation.(1982)
(…) Les deux tiers de ces terres se trouvent dans des régions où un grand nombre de gens ont faim. Les terres sont là, leurs fruits sont là, seulement ceux qui détiennent le pouvoir et l'argent les emportent là où ils peuvent en tirer le plus grand profit. Ils conservent même des terres incultes pour spéculer sur l'augmentation des prix — car tout compte fait, moins on produira d’aliments, plus il y aura de demandes insatisfaites et plus les aliments deviendront chers.
(…) Une évidence : en général, ceux qui prennent toutes ces terres sont des gens qui n’en n’ont pas besoin. Des gens qui font des affaires — autrement dit des gens qui par définition pourraient ne pas en faire. Autrement dit : des gens qui ont suffisamment d’argent pour vivre tranquillement mais qui consacrent leur vie à en gagner encore plus, sans quoi ils n’arrivent pas à vivre tranquillement. Des gens qui font cela parce qu’ils incarnent l’esprit capitaliste. Parce qu’ils veulent le risque et le pouvoir. Parce qu’ils veulent l’argent.
Un des fonds qui détient le plus de terres africaines, Emergent, est très bien placé à Londres. Il est dirigé par un ancien de Goldman Sachs et un ancien de J.P. Morgan.
(…)
Il n’est pas de plus grande victoire idéologique que le respect de la propriété privée. La base miraculeuse de tout l’édifice. Le fait surprenant que les propriétaires n’aient généralement pas besoin de recourir à la violence pour empêcher quelqu’un de prendre ce dont il a impérieusement besoin et qu’il a sous ses yeux.
(…)
En attendant, le monde est toujours là, aussi rude, aussi grossier, aussi épouvantable que d’habitude. Il m’arrive de penser que tout ceci est laid avant tout. La grossièreté des possédants, qui gaspillent sans vergogne ce qui manque cruellement à d’autres, rebute tous les modes de perception. Ce n’est plus une question de justice ni d’éthique ; cela relève de l’esthétique pure. Je dis : trouver le moyen de faire un monde moins horrible. L’humanité devrait éprouver devant ce qu’elle a fait d’elle-même le mécontentement du créateur qui recule d’un pas pour contempler son œuvre et trouve qu’elle est nulle. Je connais.
Ce livre est un livre sur la laideur, la plus extrême que je puisse concevoir. Ce livre est un livre sur le dégoût — que nous devrions éprouver devant ce que nous avons fait et, ne l’éprouvant pas, sur celui que nous devrions éprouver de ne pas l’éprouver.
(…)
L’échec d’une civilisation.
L’échec insistant, brutal, scandaleux d’une civilisation.
Dénutris, jetables, déchets.
Nous disions : la machine capitaliste ne sait que faire de centaines de millions de personnes. Elles sont en trop.
(…)
Le problème est politique.
(…)
Les jetables demeurent donc jetables : maintenus dans des limbes pénibles. Et en même temps ils font peur. Un peu peur : ils sont trop nombreux et remuent, s’agitent. Finiront-ils par devenir une menace ? Quand ? Comment ? Dans combien de temps, quelles difficultés devront affronter les plus riches, combien de problèmes financiers supporteront-ils encore avant qu’ils ne commencent à se dire sérieusement qu’ils ne peuvent pas se payer le luxe d’entretenir toute cette population inutile ? Ils ont déjà énormément réduit les sommes qu’ils dépensaient en « aides » et coopération » : c’est un début de réponse. Et si cela progresse, s’étend, quel poids aura « l’opinion publique humanitaire » ? Quel mal aura-t-on à transformer les jetables en terrorisme, en menace pour les belles-âmes et à commencer à s’en débarrasser ?
Je dis : à commencer à s’en débarrasser de manière délibérée, systématique. Pas comme maintenant, de façon chaotique.
(…)
Les affaires sont mondialisées, pas les gouvernements ; les affaires contournent les législations nationales, les petits gouvernements n’ont pas les moyens de les contrôler. Le système alimentaire mondial est un produit et un reflet de ce monde nouveau où les entreprises sont mondiales et font partout ce qui les arrange tandis que les pays sont locaux et limités par leurs frontières et autres impuissances. Chose que — bien entendu — les nationalismes contribuent à maintenir, à perfectionner.
"Quand je donne à manger aux pauvres, on me dit que je suis un saint. Quand je demande pourquoi les pauvres sont pauvres, on me dit que je suis communiste"
Hélder Câmara, évêque brésilien (1909-1999)
in La faim, éd. Buchet-Chastel, octobre 2015