Comprame un revolver de Julio Hernandez Cordon (2019)
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Le réalisateur colombien Ciro Guerra (El abrazo de la Serpiente, 2015) signe avec Cristina Gallego une fresque épique racontant, chez les tribus indigènes wayúus, les origines des cartels de la drogue qui ont signifié la perte des valeurs morales dans cette société matriarcale – tandis que tout un pays basculait dans la tragédie de la violence. Le récit commence dans les années 1970 alors que Rapayet, pour réussir à payer la dot exorbitante exigée par la mère de Zaida, se lance dans le trafic de marijuana, l'herbe dont raffole la jeunesse des Etats-Unis. La richesse s’installe dans ce groupe ethnique oublié du développement de la Colombie, suscitant jalousie et guerres de clans.
(Titre traduit d'un poème de l'écrivain guatémaltèque Julio C. Palencia, exilé au Mexique.)
On revenait d'un festin de mole et de chiles en nogada, quand on a vu les profs lever le poing devant la cathédrale. On était au Mexique, dans la ville de Puebla, à l'automne 2013. Le massacre d'Ayotzinapa n'avait pas encore effaré le pays – ce serait pour un an plus tard en fait –, mais déjà voletaient des griffes dans l'air, contre la sidérante réforme éducative et autres sujets de discorde pas vraiment anodins, comme par exemple la privatisation désastreuse du pétrole, tant attendue perfidement par le vautour-voisin gringo – mais la liste est immense et rude de ce qui donnait l'envie d'arracher des pavés au silence, alors couper. Revenir à cette nuit d'octobre où l'on a pris le temps de converser avec les profs, d'appuyer leur combat comme on pouvait – on pouvait pas tellement –, d'une poignée de main, d'un salut franc, avant de reprendre avec eux en chœur : « Se ve, se siente, un burro es presidente ! » / « Ça s'voit, ça s'sent, on a un âne pour président ! » Pris le temps d'apprécier surtout à quel point ce voyage de noces, ou plutôt cette lune de miel ! entamée sous le soleil de Peña Nieto et des narcos, comment dire ? accusait quelque tracas dans les pétales, ou mieux dit : rechignait à gondoler sans heurt...
Et c'est un fait heureux, car le bonheur des sphères privées me blesse. Et voyager pour le plaisir, on n'est pas non plus cons à ce point, disait Beckett. Et puis franchement, vous voudriez que... quoi ? que je reste à lécher la partie restaurant de mon guide du routard quand, tombés de partout, en tas, les destins crient la dalle ? et vous alpaguent au tomber de vos rêves de prince pour vous fourguer combien de trucs idiots à Veracruz ? La Parroquia exactement. Retournons-y, sans violoner, au gran café del centro de la ville. De la ciudad, ils disent là-bas. J'essaie d'écrire. Le vent, lui, jette à terre mes pages, tandis qu'elle, Anabel, ma femme, s'épuise à traquer la photo de l'autre côté du port, et voilà qu'un premier vendeur s'amène... et voilà qu'un deuxième vendeur s'amène... et voilà qu'un troisième vendeur me fait chialer... et voilà qu'un dixième au moins me tient la jambe, et la tient ferme ! et même l'étreint ! pour quoi au juste ? Deux, trois radis... mais n'en démordrait pas, le bougre ! mais s'arracherait là, devant moi, le cœur pour un euro – pour moins que ça : dix centavos... Arrive une vieille. Une qui se dit voyante. Elle voudrait lire mes mains, qui voudraient trafiquer de l'émoi, du poème, mais ne le peuvent, parce que constamment rappelées à la foutue réalité de la misère et du déséquilibre noir entre les mondes qui tout aurait le potentiel requis pour me faire recracher ma tequila, là, sur la page... Mais lui répondre à la dame, elle me parle. Elle me propose de m'apprendre mon futur, je fais quoi d'elle ? Je lui réponds, pour commencer, que je m'en tamponne de connaître l'avenir ! que mon ego d'Européen voudrait surtout pouvoir l'écrire ! et j'en ai honte. J'en ai des cheveux blancs (déjà) de me voir asséner de l'intellect à cette vieillarde qui cherchait juste à passer une nuit de plus sur terre. A pas crever demain matin, c'est ça, qu'elle cherche. Alors mes bons mots d'écrivain...
Je les termine aux chiottes, après quoi, boitillant dans le vent fou, je croise Anabel à l'autre bout, et la croise... alpaguée par un torse nu ! qui sans transition lui demande de lui jeter son aumône à la flotte !
- J'irai la chercher tout au fond de l'eau, madame !
- Mais ça va pas ? T'es pas mon chien, je l'entends l'engueuler en espagnol.
- Mais si, vas-y, madame, envoie la pièce ! il insiste, affamé, le bougre.
- Je te la donne, la pièce, d'accord ? Je te la donne, mais sans que tu te jettes, ça va, comme ça ?
- Ça va très bien ! Mais vas-y, jette-la dans le port quand même ! Tu vas voir : je la trouve facile !
L'impression qu'un vautour est là, partout, plutôt qu'un dieu, et nous regarde, ou nous savoure. Ou juste un rat... Un rat se marre à déglutir au loin nos rêves d'amour. Mais le poisson quand même à la façon de Veracruz, il a de la gueule ! sous les oignons bien rissolés et les tomates au chile tout au bord du riz et des avocats en lamelles, qui constituent tout de même au Mexique un problème sacré ! en tout cas, bien plus mûr et savoureux qu'au marché à Marseille. Presque, attablés, on y re-croit à ce bas-monde, ce monde des profondeurs. Mais j'ai pas dit non plus qu'on re-croyait en l'être humain, j'exagère pas, mais enfin bon, on se retape ! On va de l'avant. Je veux dire : vers un bar. Deux Corona bien fraîches ou trois, et on voit pire : face à nous, un bonhomme, un peu âgé, enfin âgé... la soixantaine tassée, grimé en clown, il fait quoi donc ? Il tend deux cordes entre deux arbres. Il avance là-dessus en funambule, on croit rêver. On pense à rire. A prendre goût à ses foirades, mais on s'enterre. On perd la frite et l'envie retrouvée de tout. On se met sous la table à deux, on se sent pâles, quand le pauvre gars, qui pourrait être mon père – qui parfaitement aurait l'âge d'être mon père – s'approche de nous, chapeau en main, et pas tant qu'il nous gratte une dizaine de pesos pour son spectacle, mais plutôt qu’il assène à nos demandes d'explications sur ce cirque à la gomme un sidérant : « J'essaie simplement de survivre. »
La nuit tranchée. La lune et le miel entaillés par ce vieux clown, qui près de deux ans plus loin re-déboule, et me le crache à nouveau dans les yeux, qu'il essaie de survivre, que là est la raison de ses pieds sur ce fil instable. Est-il en vie seulement, à l'heure où j'écris ça ? Je ne sais pas son nom. Je ne sais rien de lui, mais sais que j'ai à l'abriter dans mes écrits. Que si je ne le fais pas et le passe à la trappe, ce type, mes écrits pourriront à la surface, au lieu d'éclater tout en bas de l'ombre en corail vif... Mais le bus, il fait quoi sur l'autoroute ? Me dites pas que ce malade, sous la pluie, vient d'enclencher la marche-arrière ! Et c'était pas un rêve pourtant... Pas non plus qu'ils auraient shooté la coke au fond du poisson frit... Plutôt que les cars ADO, ben c'est comme ça, quand ils ont un peu peur d'avoir raté la bonne sortie, vroum ! ils enclenchent la marche-arrière ! et après ça, faudrait pas se plaindre ! trop rien gueuler et gentiment étreindre la mort, comme les zombies qu'on verra par la suite, dans le bus de la mort entre Antigua et Ciudad de Guatemala. Je veux parler de ces types trop blasés ou trop crevés, conduits par un chauffard droit vers Satan, mais disant rien, mais rien du tout, juste attendant, menton baissé, que ça se passe enfin, voilà, pour de bon l'accident ! La nuit s'éteint.
Mais pas non plus tout de suite. On débarque même vivants à Villahermosa où il pleut trop, alors on met les bouts pour Palenque, où les ruines mayas me renseignent sur là où nous allons : DROIT SANS TARDER AU TAS DE RUINES ! Mais avant ça : San Cristobal de las casas, haut lieu de la rébellion zapatiste, ou plutôt : néo-zapatiste, celle de Marcos, le révolutionnaire à la cagoule, depuis le soulèvement du premier jour de janvier 94, où ils ont pris les armes, exigé tant et tant de dignité pour finir à l'état de grand musée, ou j'exagère peut-être – ou j'exagère sûrement, mais quand même putain : des porte-clés Marcos ! et des poupées Marcos ! et des posters Marcos ! et des soucoupes Marcos sous les tasses et les mugs Marcos ! Et comment tu voudrais qu'on n'arrive pas un jour au slip Marcos ? au point critique où ça marchande, dans les rues de cette ville oh bien léchée ! mignonne et lentement rachetée par les Européens, ou bien les Nord-Américains, mais Nord-Américains du nord, je veux dire des États-Unis ou bien du Canada... enfin, du Premier Monde.
Les autres déchargent, ou non plutôt sont déchargés au petit jour des fourgons à bestiaux en provenance de leur village. Certains disent : leurs communautés... Enfin voilà, les Indiens viennent à vous. Les Indiens viennent à vous vous vendre. Les Indiens viennent à vous vous vendre encore. Mais pas seulement vous vendent... Mais s'ils vendaient seulement, s'il étaient seulement là à vendre, sentirais-je cette envie tenace de tout casser ? Ce qui se trame ici ne correspond même plus à du travail. J'emploie le mot « humiliation ». J'emploie le mot « supplication » – et pas non plus huit heures par jour ! De l'aube au soir, je les vois harceler le vide, ces hommes, ces femmes et ces gamins dépités comme le clown... ou l'affamé qui voulait plonger comme un clebs... ou la vieille prosternée qui voulait déchiffrer mes mains...
Personnages forts. Personnages rudes et malmenés. Personnages déchirant sans plus compter l'heure du tourisme. Et même m'arrachant la lune ! Et faisant de ce miel à dormir... du pétrole. Mais me taire maintenant. Mais les laisser poursuivre eux-mêmes au fond de mes poèmes. Qu'ils se gênent surtout pas et fassent un vrai Bronx de manif au creux du vers ! Je leur laisse le lieu et la place. Je leur laisse mon stylo et même mon livre. Et n'ai plus qu'à laisser venir le flux de ce qui voudrait s'assembler en moi d'eux-mêmes, de ce qui de moi à eux s'agglomère et voudrait briller, mordre et dépasser l'écho de bien des foudres ! Mais nos pas dans la rue déjà se perdent, et le cœur du touriste est plus pesant quand il a faim... et sent devant lui qu'on prépare des frites.
Laurent Bouisset, Marseille, février 2015
(Texte écrit à la demande de Patrice Maltaverne pour le numéro 62 de son poézine Traction-brabant)
L'ordre imposé du dehors provoque presque toujours un désordre intérieur.
in Se libérer du connu
"the living die so that they can rise again with the dead"