Il y a d’abord Agénor et sa femme Saintmilia, couple pivot du roman.
« Agénor avait vécu retiré avec sa femme aux limites du cimetière, cultivant dans la solitude de sa chaumière un goût de la singularité qui avait ouvert la porte à tous les fantasmes. Il dormait le jour, péchait la nuit, rentrait à l’aube, sa tête et son panier pullulant de poissons aussi gros que l’église. Les hommes du village le disaient bizarre. Certains insinuaient même qu’il était fou. Ils l’avaient jugé différent pour mieux opposer à cette différence une attitude collective dans laquelle entraient sans aucun doute la crainte, l’envie, la jalousie sinon la haine ».
Et puis, il y a Louiortesse, le rival, défiguré par Agénor, qui reviendra plus tard aux Abricotiers et cette mystérieuse savale borgne, un immense poisson des eaux mêlées qu’Agénor, éborgné lui aussi depuis la fameuse nuit où il avait faillit la pêcher, n’aura de cesse de traquer pour assouvir une folle soif de vengeance. Et puis encore la belle Violetta, la fille de Diéjuste, qui elle aussi s’en va au bord de l’étang de Pombucha, les nuits de pleine lune, et qui donnera naissance à Rosita, fille de l’eau et de la terre. Et tous les autres encore qui prennent place dans le tableau. Un tableau qui ne cessera de se modifier, où régulièrement un seau de pluie ou de clairin viendra tout barbouiller. C’est comme si l’auteur lui-même était possédé tour à tour, mais souvent en même temps, par chacun des habitants des Abricotiers, quand ce n’est pas par le vent ou un fantôme, le soleil ou la lune.
La mémoire collective elle-même s’empare de sa plume et cette plume se fait pressoir, dans lequel passe le village des Abricotiers avec toute son histoire et ce roman en est le jus concentré, de ce village particulier, mais aussi de tout ce fabuleux pays qu’est Haïti, avec sa beauté, sa magie, ses folies, sa douleur. Un jus épais, à la fois amer et sucré, miroir où vient se mirer le monde et dans lequel on se perd, on s’égare et se noie avec délectation.
C’est un livre qui ne se lit pas avec la tête, mais avec le ventre, avec la peau, avec le souffle. Un grand livre, dont la trame est une spirale, un roman d’une beauté féroce, plein d’humanité, avec un humour et une poésie inimitables, intimement liés à cette terre haïtienne. Envoûtant, il fond sous la langue, il enivre comme plusieurs maries jeannes de clairin, alors plongez-y, baignez-vous dedans, buvez jusqu’à plus soif, mais ne cherchez pas à tout comprendre de suite, cela vaut mieux, vous prendriez le risque d’un mal macaque.
Cathy Garcia
Jean-Claude Fignolé est un écrivain haïtien né le 24 mai 1941 à Jérémie (Haïti). Il est l’un des fondateurs du mouvement littéraire appelé spiralisme en collaboration avec Frankétienne et René Philoctète. Dans les années 1980, Jean-Claude Fignolé apporte un support essentiel aux habitants du petit village des Abricots dans la Grand’Anse, dont il est originaire. Père de trois enfants (Jean-Claude O. Fignolé, Christina Fignolé et Klavdja Annabel Fignolé), Jean-Claude Fignolé est aujourd’hui maire de la commune des Abricots depuis 2007. Il assiste les habitants dans un travail de développement de toute nécessité (reboisement, éducation, santé, constructions routières, agriculture) afin de freiner l’exode rural prépondérant en Haïti. Épargné par le séisme du 12 janvier 2010, le village des Abricots a dû accueillir plusieurs milliers de rescapés qui ont fui la capitale. Jean-Claude Fignolé a dû abandonner sa plume pour se consacrer entièrement à cette cause.
Bibliographie :
Etzer Vilaire, ce méconnu, Port-au-Prince, Imprimerie Centrale, 1970.
Pour une poésie de l’authentique et du solidaire « ces îles qui marchent » de René Philoctète, Port-au-Prince, éd. Fardin, 1971.
Gouverneurs de la rosée : hypothèses de travail dans une perspective spiraliste, Port-au-Prince, éd. Fardin, 1974.
Vœu de voyage et intention romanesque, Port-au-Prince, Fardin, 1978.
Les Possédés de la pleine lune, Paris, Seuil, 1987.
Aube tranquille, Paris, Seuil, 1990.
Hofuku, Port-au-Prince, éd. Mémoire, 1993.
La dernière goutte d’homme, Montréal, Regain/CIDIHCA, 1999.
Moi, Toussaint Louverture… avec la plume complice de l’auteur, Montréal, Plume & Encre, 2004.
Faux Bourdons, in Paradis Brisé : nouvelles des Caraïbes, Paris, Hoëbeke, coll. Étonnants voyageurs, 2004, p. 87-131.
Le voleur de vent, in Nouvelles d’Haïti (collectif), Paris, Magellan & Cie, 2007, p. 37-52.
Une heure avant l’éternité, extrait de Une journée haïtienne, textes réunis par Thomas C. Spear, Montréal, Mémoire d’encrier / Paris, Présence africaine, 2007, p. 179-184.
Une heure pour l’éternité, Paris, éd. Sabine Wespieser, 2008.
Note parue sur La Cause Littéraire