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MES NOTES DE LECTURE : LITTÉRATURE, POÉSIE & AUTRE - Page 10

  • Le mémo d’Amiens de Jean-Louis Rambour

    éd. Henry, coll. La main aux poètes, octobre 2014. Vignette de couverture : Isabelle Clement.

     

     

     96 pages, 8 euros

     

    « C’est un pays étrange, cette ville, avec tous ces gens », c’est sur cette citation du Clézio que s’ouvre ce recueil, qui bien que tenant dans la poche, pèse son poids de vies humaines et d’un siècle condensé. 90 « poèmes-photos », 90 portraits de 14 lignes. Une ville, Amiens et des gens, des habitants. Des prénoms, quelques noms, des histoires, des rêves, des ambitions, des douleurs, des misères, des saloperies aussi de tout un siècle découpé en guerres, en entre-deux, en révolutions.

     

    « Ici Julia parle de la grande souffrance d’Amiens (…)

    La grande souffrance dit-elle Deux guerres mondiales

    À elle seule L’idée qu’on a pris forme humaine

    Pour vivre la somme des malheurs la note élevée

    Pris forme humaine pour offrir ses ruines »

     

    Toute cette grande machinerie de l’Histoire à coups de bottes, de pieds résolus, de pieds nus, de pieds noirs, d’escarpins tourbillonnant après l’amour, la grande marche de l’Histoire à coups de bombes, de bulldozers, de bâtiments qui s’effondrent, de bâtiments qui se dressent, de fermes qui disparaissent, de zones et d’entreprises aux noms anglo-saxons qui engraissent. Et les gens, les gens qui vivent tout ça, des gens qui habitent, font et défont la ville, des gens venus de là et d’ailleurs, tout plein de mémoire et de trous.

     

    On construit on construit Les ouvriers de Pi and Dji

    Ont besoin de murs autour de leurs lits

    De fenêtres pour imaginer des libertés

    Sans compter qu’il y a Good Year Cyclam

    Plastic Omnium Unither Scott Bader Vidam

    Whirpool Faiveley Mersen France Sans compter

    La guerre d’Algérie qui jusqu’ici distribue ses exils

     

    Beaucoup de noms dans le mémo d’Amiens, un mémo c’est fait pour ça, pour ne pas oublier, les noms de personnes, noms de rues, de places, de quartiers et de ciel et de pays aussi laissés derrière, mais dont quelques graines sont venus les unes après les autres, fleurir la ville de couleurs nouvelles. De parfums nouveaux.

     

    Geneviève, Rémi, Georges, Laurent, Isabelle, Lucienne, Léon… A eux seuls, les prénoms, tout un poème. Nemrod venu du Tchad jusqu’à cette ville d’Amiens où L’eau ne fait que glisser dans les tuyaux de cuivre et où la misère pourtant est belle de ses salle de bains/Et ses terrasses de café où la bière est en or. Là où Boris flotte avec les nuages des gitanes/La bière sa petite odeur d’urine d’âne surie.

     

    Il y a le travail, ses travailleurs et ses exclus et il y a le foot. Daniel (…) estime qu’un ballon est un bon résumé/De l’aventure humaine Tous les globes d’ailleurs/Plus généralement Les globes et les nombrils.

     

    Jennifer, Chaïma, Yliès, Caetano, Germain, Gilles, Jacqueline. Gilles qui se fait appeler Njango. Habib, Jésus, Anna et puis les épiciers, Monsieur et Madame Tellier. On ne pèse plus les pâtes/Le riz, la levure On ne râpe plus le fromage/On ne surveille plus l’intégrité des grains de café/On ne se fait plus servir  C’est le début du non-partage/On apprend le mot de self-service On s’en repaît (…) Le curé tente d’excommunier le chewing-gum/Mais en vain/On entre dans l’ère du self et du look

     

    Le château d’eau du Pigeonnier devient le poste de surpression d’eau potable dépendant du département eau et assainissement/De la mairie d’Amiens sous la responsabilité de l’agent Matthieu Bernard.

     

    Les temps changent, tout change mais la nuit a t’elle perdu la manie misérable d’accoucher ses cauchemars chats noirs/Ses ogres bossus aux manches de chandail/Luisantes de pailles et du mucus des limaces ?

     

    Amiens sous la plume de Jean-Louis Rambour nous laisse découvrir son intimité, les dessous de ses visages innombrables, son grand théâtre…

     

    Ch’est nous chés tchots/Conmédiens/Chés viux cabotants d’Anmiens*

     

    Le mémo d’Amiens est un hommage poignant, sensible mais surtout pas mièvre, au contraire digne, lucide, sans concession, hommage aux femmes et aux hommes, d’où qu’ils viennent, qui forment le vrai ciment des murs d’une ville, qui la font tenir debout, en lui offrant encore un souffle d’humanité, aussi chargé soit-il.

     

    Cathy Garcia

     

     

    *(C’est nous les petits comédiens/les vieux cabotins d’Amiens, dans la chanson d’adieu des marionnettes traditionnelles picardes, par Maurice Domon)

     

     

    Jean-Louis Rambour né en 1952, à Amiens, vit toujours en Picardie.

    Bibliographie :

    Mur, La Grisière, 1971
    Récits, Saint-Germain-des-Prés, 1976
    Petite biographie d’Édouard G., CAP 80, 1982
    Le poème dû à Van Eyck, L’Arbre, 1984
    Sébastien, Cahiers du Confluent, 1985
    Le poème en temps réel, CAP 80, 1986
    Composition avec fond bleu, Encres Vives, 1987
    Françoise, blottie, Interventions à Haute Voix, 1990
    Lapidaire, CAP 80, 1992
    Le bois de l’assassin, Polder, 1994
    Le guetteur de silence, Rétro-Viseur, 1995
    Théo, Corps Puce, 1996 / La Vague verte, 2005
    L’ensemblier de mes prisons, L’Arbre à paroles, 1996
    Le jeune homme salamandre, L’Arbre, 1999
    Scènes de la grande parade, Le Dé bleu, 2001
    Pour la fête de la dédicace, Le Coudrier, 2002
    La nuit revenante, la nuit, Les Vanneaux, 2005
    L’hécatombe des ormes, Jacques Brémond, 2006
    Ce monde qui était deux, Les Vanneaux, 2007

    Le seizième Arcane, Corps Puce, 2008 (préface de Pierre Garnier)
    Partage des eaux, Ateliers des éditions R. & L. Dutrou, 2009 (dessins de René Botti)
    Cinq matins sous les arbres, Vivement dimanche, 2009
    Clore le monde, L'Arbre à paroles, 2009 (frontispice de Benjamin Rondia)
    Anges nus, Le Cadran ligné, 2010
    mOi in the Sky, Presses de Semur, 2011
    La Dérive des continents, Musée Boucher-de-Perthes d'Abbeville, 2011 (huiles de Silère et préface de Pierre Garnier)
    Démentis, Les Révélés, 2011 (livre d'artiste réalisé avec le peintre Maria Desmée)
    La Vie crue, Corps Puce, 2012 (encres de Pierre Tréfois et préface de Ivar Ch'Vavar)
    Au Commencement était la bicyclette, Université de Picardie Jules-Verne, 2014 (25 textes pour le catalogue d'une exposition du peintre Silère)


    Jean-Louis Rambour a également publié des recueils de nouvelles et des romans : Les douze Parfums de Julia (sous le nom de Frédéric Manon), La Vague verte, 2000 (Prix du livre de Picardie Club de lecteurs 2001) ; Dans la Chemise d'Aragon, La Vague verte, 2002 (Prix du livre de Picardie 2003) ; Carrefour de l'Europe, La Vague verte, 2004 ; Et avec ceci, Abel Bécanes, 2007.

     

     

  • Bleu éperdument de Kate Braverman

    traduit de l’anglais (USA) par Morgane Saysana

    Edition: Quidam Editeur janvier 2015

     

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    245 pages, 20 €   

     

     

    Elles sont plusieurs, et parfois elles semblent n’être qu’une, quelle que soit leur condition sociale, toutes ces femmes que l’on découvre au fil des pages de Bleu éperdument. Ces fragments de vie rassemblés comme autant de nouvelles nous plongent dans un état fiévreux, à grand renfort d’alcool, de drogues dures ou douces et d’échappées plus tropicales : Hawaï comme un appel, refuge autant que lieu de perdition au sens premier du terme. Des femmes, célibataires, divorcées, mariées, mères ou pas, et des hommes, absents, ombres fantômes ou tortionnaires, qui les retiennent, les plombent, les manipulent, les tyrannisent, souvent des ratés, des épaves qui les tirent vers le bas, ces mères souvent seules avec leur fille… D’ailleurs l’amour, s’il y en a, est principalement maternel. De cet amour béton qui fait tenir debout envers et contre tout.

    « Nous sommes coupées en deux, songe-t-elle, nous sommes distendues, nous sommes magnifiées. Nous nous asseyons au creux de fontaines d’où l’eau jaillit par trop d’orifices. Nous posons la machine à écrire à même le sol, sous la table de la salle à manger, et vivons là. En sécurité avec le bois au-dessus de nos têtes. Nous restons assises là onze jours et onze nuits de rang, à nous perforer les veines des bras et des jambes. Nous écrivons des poèmes, à l’encre de sang. Nous nous croyons alors justifiées. Nos bras sont infectés. Nous savons bien n’être pas tout à fait à l’image de Dieu. Nous, profusions de trous. Notre genre est monumental. N’est-ce pas d’ailleurs ce que notre sculpture nous raconte ? Nous sommes l’appétit dépourvu de crâne. Nous sommes amputées. Nous enfantons sans maris. Nous donnons naissance à nos bébés dans la solitude absolue, comme une espèce de renégats. Nous n’avons ni tribus ni totems. Aucun rituel de consolation. Lorsque nous naissons ou mourrons, personne n’allume de cierge. Plus personne ne se souvient des litanies, des formules pour invoquer et divertir les dieux. Nous vivons seules. Célibataires durant des décennies. Larguées sur Terre puis désertées. Peut-être sommes-nous une mélopée ? Quelqu’un nous a écoutées choir. Peut-être sommes-nous une forme de pluie avilie ? ».

    Bleu éperdument est donc un livre de femmes, de mères et de filles, de femmes désabusées, perdues, des âmes éclopées, qui pour beaucoup fréquentent les Alcooliques Anonymes et qui font face au cap de la quarantaine avec plus ou moins d’aplomb et beaucoup de vertiges.

    « Figée sur place. Immobile. L’impression d’être plantée là depuis des années. Il ne te vient même pas à l’idée que tu peux remuer. Il ne te vient même pas à l’idée que tu peux enfreindre les règles. Le monde est un tissu de sortilèges et de vérités absolues ».

    Kate Braverman est avant tout poète et c’est une évidence ici, la poésie tient une place importante dans ces nouvelles, même si la condition de poète et l’insertion sociale y semblent antinomiques.

    « Elle s’interroge quant aux poètes qui mettent leur tête dans le four et des tuyaux pleins de monoxyde de carbone dans leur bouche. Peut-être est-ce un acte suprême d’alchimie, la transmutation du gaz et du poison en une substance qui absout. Sur la cuisinière dansent des flammèches bleues. Le genre de choses qui ancrent les univers. Pour les poètes, c’est toujours l’hiver. Ils sont debout au bord du parapet des ponts nocturnes. Leurs orteils pointés vers l’immense néant bleu. Le monde se fige et retient son souffle. A nouveau nous sommes des enfants. Les définitions bleues et fraîches nous les savons comme un enfant sait qu’il ne doit pas traverser la route ni toucher la flamme. Pourtant nous la touchons ».

    La couleur, dans Bleu éperdument comme son nom l’indique, a une place prépondérante. Physique. Les bleus d’abord, beaucoup de bleu, le bleu invraisemblable de l’océan ou « telle une hémorragie, prenant possession du ciel », des bleus dangereux, infectés, envahissants, traqueurs ou guérisseurs. « Elle examina sa main et l’air qui semblait bleuir à l’extrémité de ses doigts. C’est juste un glacis bleu, se dit-elle. Et sur les bords, une sorte de gaze bleue panse la blessure universelle ».

    Mais aussi le vert, « désinhibé, rebelle, ahurissant dans toutes ses nuances », et les jaunes, les orangés, le rouge, le blanc, le gris et même le noir. Les couleurs, toutes les couleurs, comme des émotions, un langage à part entière. La vision explose en sensations, parfois jusqu’à l’insupportable, « à donner envie d’enfoncer les doigts dans sa propre chair pour en arracher des lambeaux, c’est dire les maux que peuvent causer les couleurs ».

    Malgré la poésie, le feu de la langue, il y a quelque chose de terriblement déprimant dans Bleu éperdument, englué dans le blues de la génération post-soixante-huitarde, comme une mutation ratée, et c’est pourquoi toutes ces femmes, mères, filles, nanties ou démunies, finissent par se confondre dans un même accablement, souvent proche de l’anéantissement.

    « Entrais-je le matin dans la cuisine, vêtue de mon uniforme rassurant, c’était pour trouver ma mère plantée près du four, en robe de chambre, l’air ailleurs, fumant cigarette sur cigarette. Des plateaux de cookies refroidissaient sur le plan de travail. En général, il n’était pas rare qu’elle passe la nuit à en préparer, juste avant de céder à nouveau à la tentation de boire. Et durant des semaines, voire des mois, c’en était fini des cookies. Ma mère était occupée à picoler, la porte de sa chambre verrouillée, une bouteille de vodka sur sa table de chevet. La radio diffusait les Rolling Stones ou les Eagles. Puis, tout à coup, les cookies réapparaissaient par plateaux entiers ou enveloppés dans du papier aluminium et empilés. Elle reprenait les réunions et observait les trois premières étapes. Elle admettait avoir perdu la maîtrise de sa vie. Elle priait pour qu’une puissance supérieure à sa personne lui rende la raison. La troisième étape lui donnait du fil à retordre, car il lui fallait confier sa volonté et sa vie aux soins de Dieu tel qu’elle le concevait. L’ennui, c’est que ma mère ne concevait point Dieu ».

    Ennui profond, rêves avortés, cancers, tentations suicidaires, autodestruction assidue, montagnes russes de la lutte pour la survie, tout se passe sur un territoire géographique bien délimité, qu’on imaginerait pourtant plus léger, décontracté, lumineux, mais le piège est là, dans cette apparente nonchalance de ce mouchoir de poche californien des années 80 : Los Angeles, ses quartiers pauvres ou chics, comme Beverley Hills…

    « Du jour au lendemain, on a enrubanné de rouge les lampadaires, maculé de neige artificielle et de faux givre les vitrines et saturé les rues de cohortes de pins massacrés, décorés, livrés en pâture. (…) Un paysage salement esquinté, à la végétation corrompue ».

    Et puis les fugues contrastées vers Hawaï. « D’abord il y a l’attraction qu’exerce la verdure à l’aéroport de Lihue. Le petit avion en provenance d’Honolulu frôle dangereusement les montagnes surgies de nulle part. Les sommets d’un vert sans retenue, une sorte d’illumination de l’esprit ». Les plages, la jungle. Une sauvagerie, une innocence encore possible. Un goût, frelaté pourtant, de paradis perdu.

    Bleu éperdument a cet attrait étrange des narcotiques, qui fait que le soulagement que l’on éprouve en atteignant la fin du livre se transforme très vite en une irrésistible envie d’y replonger.

    « La seule source de lumière dans toute la maison est l’allumette qui embrase sa cigarette. Et elle réalise que la seule source de lumière au monde est la flamme qui nous consume à petit feu ».

     

    Cathy Garcia

     

    kate braverman t.jpgKate Braverman est née en 1950 à Philadelphie. Romancière, auteur de nouvelles et poétesse américaine, elle a grandi à Los Angeles. A lire aussi Lithium pour Médée, Quidam 2006.

     

     

     

     

    Note parue sur http://www.lacauselitteraire.fr/bleu-eperdument-kate-braverman

     

     

     

     

  • Si nous vivions dans un endroit normal de Juan Pablo Villalobos

    Actes Sud octobre 2014, traduit de l’espagnol (Mexique) par Claude Bleton

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    190 pages, 17 €

        

     

    « Va te faire voir chez ta salope de mère, connard, enfoiré de merde ! » Ainsi débute ce succulent roman, juteux à souhait, un jus plutôt amer, mais drôle, terriblement drôle. De cet humour typiquement latino-américain, qui permet de témoigner des pires travers de la société avec un pied de nez à l’humiliation et l’injustice. Ici il s’agit du Mexique des années 80, avec ses absurdités (un pays surréaliste, avait dit Breton), sa mélasse de corruption, de trafics, de dangereux bouffons politiques, de fraude électorale, abus de pouvoir et compagnie. Dans le village de Lagos de Moreno, entre bétail, prêtres, ouailles hallucinées, élus véreux et démagogues, nationalistes populistes et autres illuminés, vit la famille d’Oreste, dit Oreo, comme les biscuits du même nom. Ou disons plutôt que la famille vit au-dessus du village, au sommet d’une colline, la Colline de la Foutaise. Lui et ses six frères et une sœur, tous affublés de prénoms grecs, lubie du père professeur d’éducation civique, et la mère, dévouée à la préparation des quesadillas au fromage. Base quasi unique de l’alimentation familiale et dont l’épaisseur et le nombre oscillent comme le statut familial, entre classe moyenne et classe pauvre, avec une tendance à stagner dans cette dernière.

    « Mais cette histoire de classe moyenne ressemblait aux quesadillas normales, qui ne pouvaient exister que dans un pays normal, dans un pays où on ne chercherait pas en permanence à vous pourrir la vie. Tout ce qui était normal était superchiant à obtenir. Le collège avait la spécialité d’organiser le génocide des extravagants pour en faire des personnes normales, c’était l’exigence des professeurs et des curés, qui râlaient enfin merde pourquoi ne pouvions-nous pas nous comporter comme des gens normaux. Le problème, c’est que si on les avait écoutés, si on avait suivi les interprétations de leurs enseignements au pied de la lettre, on aurait fini par faire tout le contraire, de foutues conneries complètement délirantes. On s’appliquait de notre mieux pour exécuter ce qui était exigé de nos corps en ébullition, on ne cessait de demander pardon pour de faux, car nous étions obligés de nous confesser tous les premiers vendredis du mois ».

    C’est Oreste qui s’exprime et lui qui raconte, dans sa langue dégourdie d’adolescent, la vie et les mésaventures familiales : la disparition de Castor et Pollux, les jumeaux pour de faux, dans un supermarché, le despotisme d’Aristote l’aîné, l’arrivée et la construction de la luxueuse maison des Polonais, juste à côté de leur boîte à chaussures jamais achevée et son plaque-plafond en amiante, puis le jour où lui et Aristote ont quitté la maison pour aller retrouver les jumeaux qui avaient été, selon Aristote, enlevés par les extra-terrestres.

    « On utilisa des pierres pointues, comme les Néanderthaliens d’antan, et on réussit à remplir les boîtes de poussières. Si c’était cela, la vie qui nous attendait, manger de la poussière à pleines dents, on aurait mieux fait de rester au chaud, près de nos quesadillas rachitiques. Notre fuite nous avaient rétrogradés d’un degré dans la lutte des classes et on se retrouvait maintenant à rôder dans le secteur des marginaux qui bouffaient de la terre par poignées.

    – Il y a trois sortes d’extraterrestres.

    – Hein ?

    – Je te le dis pour que tu sois préparé, je ne sais pas à qui nous aurons affaire.

    C’était la conversation idéale pour accompagner l’ingestion du thon à la terre ».

    Il y a aussi le pouvoir étrange de la boite rouge et son bouton grâce à laquelle Oréo survit seul quelques mois dans la rue et puis le retour à la boite à chaussures familiale, avant qu’elle ne finisse par être démolie pour laisser place à un quartier bien plus luxueux et exit la famille désormais indésirable…

    C’est le regard donc du jeune Oreo, ce regard impertinent et sans concession, qui donne toute sa saveur au roman, dans un contexte qui ne prête pourtant pas à rire.

    « Il me disait que l’argent n’avait aucune importance, que l’essentiel, c’était la dignité. Confirmé : nous étions pauvres ».

     

    Cathy Garcia

     

     

    200px-juan_villalobos_2012_979dddf95e0a9563b0284bc5e3e610d3.jpgJuan Pablo Villalobos est né au Mexique en 1973. Il a fait des études de marketing et de littérature et vit à Barcelone. Dans le terrier du lapin blanc (Actes Sud, 2011) est son premier roman.

     

     

     

     

    Note parue sur http://www.lacauselitteraire.fr/si-nous-vivions-dans-un-endroit-normal-juan-pablo-villalobos

     

     

     

     

  • Les paradoxes du lampadaire suivi de A NY, textes, collages et photos de Marc Tison

     

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    Un recueil élancé, format vertical sur papier lisse et luisant comme une ville la nuit, un remix/réécriture d’un  texte publié  dans la revue collective  « Numéro 8 » en 2008 suivi de A NY, remix/réécriture d’un texte publié par « contre-poésie » en 2011.

     

    « La ville est une arythmie (…) constance de la règle : l’urbain bruit ». Magistralement rendue ici par Marc Tison, la ville, sa schizophrénie jour/nuit, ses monstres, ses perditions et ses « fausses nostalgies des solitudes paisibles/Dans l’indifférence speedée des changements de métro ». Une langue qui claque, qui swingue, qui râpe et dérape sur le béton, le bitume, aiguillonne le lecteur, le pousse, le bouscule de boulevards rutilants en « sombres chemins de rescousses », de fantasmes en sordides réalités, sans jamais céder à la facilité d’un hymne bidon à une urbanité trop souvent à la limite du bidon elle aussi, au contraire l’auteur, lucide, nous livre la désintégration des romantismes/ Ravalement des façades à l’heure du dégueuli.

     

    La ville accélère ses respirations, la ballade dans les rues des mémoires achève les souvenirs arnaques/A coup de béton, patchwork électrique de villes et d’ivresses, paradoxes du lampadaire quand l’agitation diurne mute au gris.

     

    La ville picole/Sec siphone/Pour s’oublier.

    (…)

    A corps et à cris dans un 15 mètres carré

    La ville fornique

    Même absente d’amour

     

    La faune urbaine dépecée ici sous la plume sans concession de l’auteur, la tendresse vient plus facilement avec la nuit, quand sortent les exclus du périmètre tendu au cordeau économique, quand des jeunesses mêlées d’affection bousculent/Les morales de contrition à Istanbul, quand les révoltes paraissent encore possibles ou en tout cas moins vaines, à contre jour du décorum constructiviste, de la ville en action concentriquel’homme urbain se regarde le nombril/Cyclope onaniste s’imaginant partouzer la foule.

     

    Désabusé Marc Tison ? Non, pas totalement, car Reviendra le temps des cerises nous dit-il, Parce qu’il reste des cerisiers.

     

    La ville appartient aux enfants sauvages

    Pétris de justice

    Quoiqu’en disent les connards qui

    S’enfuient

    Chaque week-end.

     

    La ville… Métal et fleurs/parfumés au méthanol des distilleries clandestines/Au sous-sol des nouveaux immeubles/Déjà mis en ruine/En cours de démolition.

     

    Et le poète écrit :

     

    Le premier métro vient d’arriver

    Encore je ne dormirai pas

    Jamais

     

    Tandis qu’il se rappelle avoir vu à New-York sur le ferry touristique un couple de retraités amérindiens tourner le dos à la statue de la liberté.

     

    Et tant de choses encore… à lire* dans ce petit bijou qui palpite de l’énergie toujours inconcevable de l’espoir.

     

     

    Cathy Garcia

     

     

    *Les paradoxes du lampadaire suivi de A NY

    24 pages. Format 10×21 fermé.

    5€ (frais de port inclus) à commander à

    Marc Tison 12 rue du ravelin 31300 Toulouse

     

     

    Tison NB.jpgMarc Tison est né en 1956 entre les usines et les terrils, dans le nord de la France. Fondamental. A la lisière poreuse de la Belgique. Conscience politique et d’effacement des frontières. Lit en 1969 un premier poème de Ginsberg. Électrisé à l’écoute de John Coltrane et des Stooges. Années 70’s : performe des textes de Jacques Prévert sur les scènes de collège. Premiers écrits. Puis l’engagement esthétique devient politique. Punk et free. Déclare, avec d’autres, la fin du punk en 1978. Premières publications dans des revues (dont Poètes de la lutte et du quotidien).  Écrit et chante plus d’une centaine de chansons dans plusieurs groupes jusqu’en 1992. En 1980, décide de ne plus envoyer de textes aux revues, le temps d’écrire et d’écrire des cahiers de phrases sans fin jusqu’en 1998 où il jette tout et s’interroge sur un effondrement du « moi ». Part alors à l’aventure analytique. L’an 2000 le voit déménager dans le sud ouest et rendre sa poésie de nouveau publique. Publication en revues (Nouveaux Délits n°50, Traction Brabant, Verso, Diérèse…), collectif Numéro 8, éditions Carambolage  2008. Publie Manutentions d’humanités, éditions Arcane 1, 2010 ; Topologie d’une diaclase, éd. Contre poésie 2012 ; Désindustrialisation, éd. Contre poésie 2012. L’équilibre est précaire, éd. Contre poésie, 2013. Trois affiches poèmes, éd. Contre poésie, 2013 ; quinze textes dans le livre d’artiste Regards du photographe Francis Martinal.  Engagé tôt dans le monde du travail. A pratiqué multiples jobs : chauffeur poids-lourd, concepteur- rédacteur publicitaire, directeur d’équipement culturel…. Il s’est spécialisé dans la gestion de projet de l’univers des musiques d’aujourd’hui. A élargi depuis son champ d’action à la gestion et l’accompagnement de projets culturels et d’artistes. Programme aussi des évènements liés à l’oralité, la poésie dite, et la « poésie action ».  Performances / installations d’action poésie (solo ou duo avec Éric Cartier) depuis 2011. http://marctison.wordpress.com/

     

     


  • Barbarie 2.0 d'Andrea H. Japp

     

    Flammarion, septembre 2014

     ob_a109ad_barbarie-2-0.jpg
     436 pages, 21 €
     
     

    Quand Yann Lemadec, analyste de données, spécialisé en psychologie à la Brigade d’intervention secondaire, est discrètement recruté par Henri de Salvindon, grand patron de la DCRI, pour enquêter sur le meurtre sordide de Thomas Delebarre, un avocat général, Yann se doutait bien que les choses n’étaient pas très claires, pas plus que le rôle qu’on allait lui faire jouer. Il était trop fin limier sur le fonctionnement humain pour ne pas avoir senti l’opacité de l’affaire, mais il était loin d’imaginer qu’il venait de mettre le pied au cœur d’un affrontement d’une envergure telle, que le sort de l’humanité pouvait en dépendre. Il était loin d’imaginer à quel point cela allait le dépasser.

    L’enjeu est de taille et les deux groupes qui s’affrontent en secret sont tout aussi impitoyables l’un que l’autre. Ce qui les différencie c’est que l’un lutte et complote pour défendre sa caste au mépris de tout le reste, avec cynisme et avidité, seul compte le profit, toujours plus de profit, et l’autre lutte pour préserver l’espèce, quitte à en modifier un peu les gênes pour être de taille à lutter. Yann quant à lui, breton, beau mec, intelligent, gentil, cultivé, fait partie d’un groupe en voie de disparition, celui des électrons-libres, philosophes, humanistes et un peu rêveurs, qui ne peuvent concevoir d’aussi extrêmes radicalisations.

    Il sera ce fétu de paille baladé par les uns et les autres, accroché vaille que vaille à une quête obstinée de la vérité, avant d’être balayé en un claquement de doigt.

    On est ici de part et d’autre dans l’application de l’adage « la fin justifie les moyens ».

    « Nous avons raison, nous et le camp opposé. Le chaos se prépare. La seule inconnue demeure quand ? Quand aurons-nous raison ? »

    Sur fond de déferlement de violence, Barbarie 2.0 aborde des aspects sombres mais tout à fait tangibles du monde d’aujourd’hui. L’auteur s’appuie sur d’innombrables faits divers réellement arrivés ces dernières années et des notes en bas de pages (trop ?) renvoient à un bon nombre de liens, qui donnent par moment au roman une allure de documentaire.

    « Or comme disent les stars de l’économie numérique : si c’est gratuit, c’est que le produit, c’est toi ! La masse, le peuple quoi, a été de la chair à canon, puis à mines. C’est maintenant de la chair à écrans (…)».

    L’intrigue tient d’abord la route, son découpage garde le lecteur en haleine, peut-être trop même, car à mi-chemin on peut commencer à rester sur sa faim, comme s’il manquait quelque chose, comme si ce thriller ne tenait pas ses promesses, restait trop en surface.

    Un détail par exemple, mais qui peut devenir gênant à la longue, l’auteur a un goût prononcé pour les descriptions, notamment d’intérieurs, qui semblent parfois un peu incongrues, et on sent que l’auteur se fait plaisir mais le lecteur lui, peut avoir l’impression soudain de feuilleter un magazine d’art et décoration.

    Peut-être Andrea H. Japp s’est-elle ici attelée à un sujet trop lourd, où la fiction s’emmêle trop de références réelles et implique donc une dimension plus profonde, plus fouillée ? La fin d’ailleurs est bien trop simpliste au vu de toutes les questions justement qui ont été soulevées et il manque bien des paramètres pour pouvoir tenter d’y répondre. L’auteur, passionnée de neurobiochimie, propose cependant une lecture possible.

     

    « La Barbarie 2.0, la déferlante du sadisme à l’humaine. Toutes les conditions sont réunies. Notre trop grand nombre sur cette planète, nos haines des autres savamment orchestrées, les dysfonctionnements du cerveau engendrés par des carences, des pollutions, aggravés par les drogues, sans oublier une anesthésie générale des populations à qui l’on refourgue du pain et des jeux pour qu’elles ne voient rien venir, tant qu’elles peuvent payer. Les agneaux seront égorgés, seuls les fauves survivront. Les pires des fauves. L’automne est là et l’hiver arrive. Il durera ».

     

    Cathy Garcia

     
     
     

    andrea-h-japp.jpgNée en 1957, toxicologue de formation, Andrea H. Japp, pseudonyme de Lionelle Nugon-Baudon, se lance dans l’écriture de romans policiers en 1990 avec La Bostonienne, qui remporte le prix du festival de Cognac en 1991. Aujourd’hui, auteur d’une vingtaine de romans, elle est considérée comme l’une des « reines du crime » françaises. Elle est également auteur de romans policiers historiques, de nombreux recueils de nouvelles, dont Un jour, je vous ai croisés, de scénarios pour la télévision et de bandes dessinées.

     

    Note parue sur http://www.lacauselitteraire.fr/

     

     

  • Le septième jour de Yu Hua

    traduit du chinois par Isabelle Rabut et Angel Pino, Actes Sud octobre 2014

     

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    272 pages, 22 €

     

     

    Le septième jour est un récit étrange, envoûtant, d’un humour délicat qui joue avec l’absurde et d’une grande tristesse, qui fait le va et vient entre les souvenirs d’une vie dans l’ici-bas et la douceur et la fantaisie poétique d’un au-delà. Sous cette apparence inoffensive, c’est surtout une façon de pointer les inégalités et les problématiques de la société chinoise contemporaine. Un récit découpé en sept chapitres, du premier au septième jour après la mort du narrateur, ce qui rappelle forcément les sept étapes de la création du monde dans le mythe biblique, mais s’inspire aussi de croyances traditionnelles chinoises à propos des sept jours pendant lesquels, après sa mort, l’âme du défunt erre autour de sa maison avant de rejoindre sa sépulture.

     

    Yang Fei, le narrateur, meurt à la suite d’une explosion accidentelle dans un restaurant. C’est alors que la morgue l’appelle pour lui dire qu’il est en retard pour son incinération et qu’il doit se dépêcher d’arriver. Ainsi débute son errance dans cette nouvelle dimension, de l’autre côté de la très fine membrane qui sépare le monde des morts de celui des vivants. Tout au long, il va se remémorer sa vie passée, mais aussi celle de ses proches et de personnes qu’il a croisées de son vivant. Il en retrouvera beaucoup en un lieu singulier, un lieu qui ressemble à l’idée qu’on pourrait se faire du paradis, mais qui est en fait le lieu où tous ceux qui n’ont pas de sépulture et ne peuvent donc pas être incinérés, se rassemblent. Il y a aussi tous ceux qui, à leur mort, étaient seuls au monde et qui comme Yang Fei, portent le deuil d’eux-mêmes. Dans cet entre-deux, certains sont encore dans l’attente et l’espoir d’avoir, comme les nantis, une sépulture et gagner ainsi le repos éternel, mais la plupart s’est fait à l’idée de rester là, parmi les arbres et les herbes.

     

    « Ici errent de tous côtés des silhouettes sans sépulture. Ces formes qui ne peuvent trouver un lieu de repos ressemblent à des arbres en mouvement. Tantôt ce sont des arbres isolés, tantôt des pans de forêts. »

     

    Car le monde des morts est organisé un peu de la même façon que celui des vivants, en différentes couches sociales, à la différence que le conflit n’y existe pas, tout y est doux, apaisé et chacun à sa place y accepte son sort. Repos éternel avec une surenchère dans les plus belles tenues funéraires, les plus belles urnes et les plus belles sépultures ou séjour sans finalité dans un entre-deux où la chair finit par se détacher et tout le monde se ressemble dans sa plus intime intimité : le squelette.

     

    « Leur sourire ne se lit plus dans l’expression de leur visage, mais dans leurs orbites vides, parce que leur visage n’ont plus d’expression. »

     

    Dans ce monde de l’entre-deux, le narrateur tente de retrouver son père, cheminot retraité, qui très malade avait quitté la maison sans prévenir, pour éviter de peser matériellement sur son fils, alors que la vie était déjà si difficile. Ce fils adoptif qu’il avait recueilli et sauvé alors qu’à peine né, Yang Fei venait de tomber sur une voie ferrée, via le trou des toilettes d’un train de passage. Ce récit est aussi une formidable histoire d’amour entre un père et un fils non unis par un lien de sang et de nombreux autres portraits de personnages bouleversants d’humanité et d’humilité aussi, dans une société qui entre communisme libéral et lambeaux d’une très ancienne Chine traditionnelle, supporte à son sommet un pouvoir brutal et écrasant.

    « Je suis à la recherche de mon père, ici, parmi la foule des squelettes. J’éprouve un sentiment bizarre. Ici, il y a des traces de lui, je les sens même si elles sont aussi évanescentes que le cri de l’oie déjà enfuie, comme la sensation de la brise passant dans les cheveux. »

     

    Le sentiment d’étrangeté qui découle de ce roman est en grande partie dû au contraste entre la douceur, la délicatesse, la très grande beauté du récit et la rudesse de cette réalité sociale dans laquelle il prend place. Une façon originale pour l’auteur d’en brosser le portrait.

     

    Cathy Garcia

     

     

     

    Yu Hua.jpgNé en 1960 à Hangzhou (Zhejiang), Yu Hua a commencé à écrire en 1983. Il a reçu en 2008 le prix Courrier international du meilleur livre étranger pour Brothers. Son œuvre est disponible en France aux éditions Actes Sud, qui ont notamment publié Le Vendeur de sang (1997 ; Babel n° 748), Un amour classique (2000 ; Babel n° 955) et Vivre ! (Babel n° 880, adapté au cinéma par Zhang Yimou, Grand Prix du jury au Festival de Cannes 1994).

     

    Note parue sur http://www.lacauselitteraire.fr/

     

     

     

  • En face de Pierre Demarty

     

     Flammarion, août 2014

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    192 pages, 17 €.

     

     

     

    Ils imaginèrent que tout homme est deux hommes et que le véritable est l’autre.

     

    JORGE LUIS BORGES

     

      

    Bizarre ce roman, kafkaïen certes, à la fois un portrait pathétique de la vie banale et incolore, « une vie en somme. Plus commune qu’une fosse. Qui songerait à y jeter sa pierre ? » d’un couple citadin plutôt aisé et un dérapage surréaliste. Une alternance de passages vifs à l’humour caustique et percutant et de longueurs un peu mornes, alors que l’auteur - où devrais-je dire le narrateur ? -, qui en est sans aucun doute l’alter ego, est pourtant du genre bavard. Parfois trop, ce qui alourdit le récit. Aussi bavard donc que le personnage principal de cette histoire bizarre va devenir mutique. Le narrateur lui n’a rien à voir avec l’histoire finalement, si ce n’est d’être celui que son antihéros, Jean Nochez, va rencontrer - et rencontrer déjà est un bien grand mot -, disons côtoyer au Bar des Indociles Heureux, un de ces petits bars qui ne brillent pas par leur cachet, mais ont l’allure cependant de phare dans la nuit où viennent s’échouer des types en rade ou à la dérive, ce qui revient au même.

     

    « Ah ça ! le bel asile que nous formions en vérité, le beau banquet de gueules brisées – et avec le sourire encore s’il vous plait ! Le rictus esquinté des candidats au cadavre. Oui, des échoués que nous autres. Des loques. Des vestiges.»

     

    Mais pas Nochez. Ni en rade, ni à la dérive, enfin pas vraiment. Plutôt assommé par l’ennui, vidé de sens. Nochez, vendeur de timbres de collection de son métier – doit-on pour autant le qualifier de timbré ? -  père de deux enfants et mari de Solange, qui travaille dans une banque. Lui il a tout simplement et très soudainement quitté le navire, son propre navire, c'est-à-dire lui-même et curieusement, c’est arrivé après avoir acheté une vilaine maquette de goélette à un brocanteur lors d’un week-end en famille sur la côté bretonne. Cela peut rappeler quelques personnages de Paul Auster, qui sombrent soudainement dans une obsession et la poussent jusqu’au bout, jusqu’au plus absurde anéantissement d’eux-mêmes. Pour Nochez, ce sera de louer sans souffler mot à personne, un appartement en face de chez lui. « Jean Nochez, en somme, était incapable de la chose qu’il venait pourtant d’accomplir. Chose qui dès lors, s’effaça tout naturellement de son esprit, à l’instar de ces rêves un peu trop étranges qui, contrits de nous avoir perturbés, ont la délicatesse aux premiers trilles de l’aube de quitter subrepticement le drap où l’instant d’avant encore ils se plaisaient à fouiller de leur dard tendre les zones de notre âme les plus intimes et de nous-mêmes les plus méconnues. ». Un appartement quasi identique au sien, pile en face, qu’il oubliera d’abord puis commencera à investir secrètement en le tapissant de timbres et puis en l’encombrant de tout un bric à brac hétéroclite et inutile, que la goélette semble attirer dans son sillage figé et dans lequel il finira par s’engloutir lui aussi. « Immobile. Planté. Seul comme un clou. ». Une goélette que Nochez nommera le Drakkar. Pour rien, comme ça, comme tout ce qu’il fera pas la suite et surtout tout ce qu’il ne fera plus, comme rentrer chez lui, aller travailler, manger... Il aura bien un dernier élan vital quand il apercevra un homme dans la chambre de Solange, dans leur chambre. Un homme sur Solange et dans toutes sortes de positions gesticulantes derrière les rideaux refermés. Un homme qu’il voudra tuer. Mais ne l’a t’il pas déjà tué ? Le narrateur-auteur brouille les pistes, laisse un suspens, un mystère… « Là, eh bien je crois que je vais m’arrêter, si ça ne vous fait rien. Flingues et feux d’artifice, attentats, champagne, coups de tonnerre ou ballons d’anniversaire, j’ai toujours eu le tympan fragile et horreur des bruits d’explosion. » Il y aura cependant un épilogue qui donnera un éclairage philosophique à l’histoire toute entière, une morale à triple fond, une mise en abime, ou plutôt en miroir, comme les appartements, face à face.

     

    Un premier roman pas mal réussi donc qui fait au passage un clin d’œil à cette sublime chanson de Bashung, La nuit je mens.

     

    Cathy Garcia

     

      

     

    11696464.jpgPierre Demarty est né à Paris en 1976. Ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé d'anglais, il quitte l’Europe aux anciens parapets pour s’installer à New York, où il a la riche idée de débarquer fin août 2001, quelques jours avant l’effondrement des tours du World Trade Center… À l’université Columbia, il prépare une thèse de littérature américaine et enseigne le français pendant deux ans. De retour en France, après un faux départ dans le monde universitaire, dont il se sépare assez vite par consentement mutuel, il devient éditeur de littérature étrangère et entame une carrière parallèle de traducteur (de Joan Didion, Paul Harding ou encore William Vollmann). Il vit aujourd’hui à Paris avec sa femme et ses trois enfants.

     

    Note parue sur http://www.lacauselitteraire.fr/

     

     

     

  • Les fantômes familiaux, Psychanalyse transgénérationnelle par Bruno Clavier

     

    Petite bibliothèque Payot octobre 2014

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    247 pages, 8,50 €

        

    Cet ouvrage aborde un aspect plutôt méconnu de la psychanalyse, parce que plus récent aussi, et d’ailleurs en prenant l’exemple familial de Freud lui-même en dernière partie, l’auteur nous fait comprendre pourquoi justement la psychanalyse a d’abord été fermée à cette approche.

    Il s’agit donc de l’aspect transgénérationnel (connu en psychologie sous le terme de psychogénéalogie) et de ce qu’on appelle les fantômes familiaux ou comment nos ancêtres continuent à agir en nous, à nous hanter même littéralement, et parfois sur de très nombreuses générations.

    « Cette notion a été introduite dans la psychanalyse à la fin des années 1970 par un personnage tout autant poète que psychanalyste, Nicolas Abraham, et par sa compagne, Maria Török. Ces “fantômes” se signalent principalement par la répétition de symptômes, de comportements aberrants, de schémas relationnels stériles provoquant pour certains des difficultés de vie de toutes sortes et des affections psychiques assez graves ».

    Comment des non-dits, des problématiques non résolues ou des souffrances non-exprimées par des arrière arrière arrière, voire plus lointains encore, grands-parents ou même oncles et tantes, ressurgissent dans des problèmes parfois très lourds, et souvent dès l’enfance parmi leurs descendants.

    De prendre en considération l’aspect transgénérationnel dans la vie d’une famille et en explorant sa généalogie, son histoire et surtout ses secrets, ses silences, leur donnant ainsi la possibilité d’être formulés, permet des guérisons et résolutions de problèmes parfois assez spectaculaires, comme on pourra le voir au cours des très nombreux exemples présentés dans ce livre.

    « Le fantôme transgénérationnel est donc une structure psychique émotionnelle résultant d’un traumatisme. Il semble qu’elle soit “expulsée” par l’ancêtre qui n’a pas pu la métaboliser, la dépasser, la transcender. Certains auteurs parlent de “patate chaude”, je préfère évoquer l’image d’une “grenade dégoupillée” : elle peut être transmise de génération en génération sans faire de dégâts visibles jusqu’à ce qu’elle éclate sous la forme de phénomènes pathologiques incompréhensibles ».

    On comprendra d’autant plus la nécessité de briser les silences et d’exprimer le plus possible les choses, et surtout les plus douloureuses, afin de ne pas devenir à notre tour un fantôme pour les générations suivantes. Il n’en est pas fait mention dans cet ouvrage, mais on ne peut s’empêcher de regarder ainsi sous un autre angle le culte aux ancêtres des peuples traditionnels, dans lequel il y a sans aucun doute bien plus que de simples rituels archaïques et superstitieux.

    Cet ouvrage a donc pour objectif de faire connaître les résultats extrêmement positifs de la psychogénéalogie appliquée en psychanalyse, comme par exemple la déculpabilisation d’un individu qui peut se sentir seul face à des problématiques incompréhensibles, en le réinsérant dans une globalité familiale où chaque membre a pu avoir une part de responsabilité, même très éloignée dans le temps. La psychogénéalogie ouvre des pistes que beaucoup ignorent encore. Le danger serait de perdre de vue totalement le libre arbitre de chacun, de même que les traumas individuels du présent, et de considérer ces fantômes familiaux comme une fatalité à laquelle on ne pourrait jamais échapper, voire les seuls responsables de tous nos problèmes.

    « Il est donc important de pouvoir s’occuper des deux sortes de traumas : nos “traumas” personnels et ceux de nos ancêtres que nous portons en nous. Car sans cela, on s’aperçoit alors que ce qui résiste en nous est en fait ce qui ne nous appartient pas : tâche quasi impossible de guérir l’autre en soi sans même savoir qu’il s’agit d’un autre ! (…) Il s’agit alors de tenir compte tout autant d’un inconscient familial que d’un inconscient individuel : si les deux se superposent parfois ou se croisent, il importe tout de même de ne pas les confondre, sous peine de tomber dans des impasses thérapeutiques ».

    On peut voir par contre que le fait d’accepter de prendre en compte des liens psychiques et émotionnels qui unissent les membres d’une même famille sur plusieurs générations, sachant de plus que chaque enfant porte en lui deux branches familiales différentes, peut apporter un immense soulagement et ouvrir des voies d’évolution extrêmement positives.

    En dernière partie, l’auteur présente les vies mouvementées et dramatiques de Van Gogh, Rimbaud et Freud, donc sous cet angle transgénérationnel, et c’est particulièrement édifiant.

    Si on voit l’histoire familiale comme un fleuve, rarement tranquille d’ailleurs, on comprendra qu’en travaillant à la compréhension profonde de son parcours, quel que soit l’endroit d’où l’on travaille, pour améliorer la fluidité du courant, cela agira sur l’ensemble et tout particulièrement en aval.

     

    Cathy Garcia

     

    bruno clavier.jpgBruno Clavier est psychanalyste et psychologue clinicien. Il assure dans l’association du Jardin d’idées, créée par Didier Dumas et Danièle Flaumenbaum, une formation à la psychanalyse transgénérationnelle.

     

    Note publiée sur la http://www.lacauselitteraire.fr/

     

     

     

     

     

     

     
     
  • Les nombres, Viktor Pelevine

     

     traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain

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    Alma Editeur  septembre 2014

    380 pages, 19 €

     

     

    Qu’arrive-t-il à un homme quand il soumet sa vie et son destin tout entier au pouvoir d’un nombre ? C’est ce que fait Stopia, alias Pikachu pour les intimes, antihéros de ce roman amoral qui est avant tout une impitoyable satyre d’une ex-URSS décadente et libérale, qui n’a cependant pas lâché les bonnes vieilles méthodes de l’époque KGB.

    « Je me demande bien Tchoubaïka, pourquoi on traite la bourgeoisie libérale de libérale. Elle est porteuse d’une idéologie totalitaire extrême. Si on l’y regarde de près, tout son libéralisme se réduit à la permission donnée aux travailleurs de s’enculer à volonté pendant leurs heures de repos » et Tchoubaïka répondait : « Excusez-moi Zouzia, mais c’est un grand pas en avant si on compare avec le régime qui percevait même cette activité comme sa prérogative ».

    Ainsi, après quelques tâtonnements, c’est au numéro 34 que Stopia va confier la totalité de sa vie, de ses choix, décisions et orientations, privés ou professionnels, et le 43 deviendra donc par conséquent l’anti-nombre, le nombre d’entre tous dont il faudra le plus se méfier.

    Cette apparente folie obsessionnelle numérologique, qui fait tout le régal et l’originalité de ce roman, conduira cependant Stopia au sommet. « Or, les autres devenaient des bêtes sauvages à cause de leur aspiration à agir rationnellement, alors qu’il était un homme sensé du fait de son obéissance à une règle irrationnelle que tout le monde ignorait. C’était la plus réelle des magies et elle était plus forte que toutes les constructions de l’intellect ».

    Devenu un des banquiers les plus influents du pays, défiant les lois de la concurrence et du marché, protégé, c’est-à-dire aussi surveillé par un agent des services secrets qui avait fait éliminer auparavant ses premiers protecteurs, des Tchétchènes, Stopia s’en remet toujours plus à son nombre fétiche et développe une hantise de plus en plus forte pour son opposé. Angoisse cristallisée par l’approche de son 43è anniversaire et comme l’illustre à merveille le proverbe qui dit que plus un singe monte haut, plus il montre son cul, Stopia apprendra à ses dépens qu’aucun nombre, ni aucun système dogmatique et donc totalement rigide, ne protègeront jamais un homme contre les tortueux revers du destin et que les tirages du yi-king du maître spirituel d’un club de thé, doté de la plus grande collection de porno bouddhiste de Moscou, ne lui seront d’aucune utilité, Stopia ne saisissant pas le message premier et essentiel du yi-king, qui signifie Le Livre des changements.

    Amoral et d’une froide lucidité, Les nombres est aussi un roman succulent, comique, cynique et absurde à souhait.

     

    Cathy Garcia

     

     

     

    viktor0.pngNé en 1962 à Moscou, Viktor Pelevine suit un séminaire littéraire à l’université Gorki après une formation d’ingénieur en électromécanique à l’Institut de génie énergétique de Moscou. De ce jour, il écrit. D’abord dans la presse, puis son premier roman en 1992. Puis, entre autres, L’Ermite et Sixdoigts et La Mitrailleuse d’argile. Il a reçu de nombreux prix littéraires et fut élu en 2009 intellectuel le plus influent de la Russie à l’issue d’une grande enquête menée par Open Space.ru. Lue par plus de 3 millions de Russes, traduite dans 33 pays, son œuvre est particulièrement appréciée au Japon, en Chine et en Angleterre. Après Les Nombres en 2014, deux autres brefs romans (Opération Burning Bush et Les codes anti-aériens d’Al-Efesbi) paraîtront en 2015 chez Alma.

     

    Cette note a paru sur le Cause Littéraire :http://www.lacauselitteraire.fr

     

  • La Patagonie de Perrine Le Querrec

     préface de Jean-Marc Flahaut, Ed. Les Carnets du Dessert de Lune, novembre 2014.

     

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    103 pages, 13 €.

     

    Lire Perrine Le Querrec c’est prendre un risque, prendre le risque de se faire engloutir. Les mots ici deviennent matière, tantôt gluante, paralysante, tantôt rêche, étrangleuse, tantôt lourde, étouffante, tantôt acérée, tranchante, de la matière sombre, grouillante et tremblante, puis soudain ils ont des ailes et tentent de s’échapper vers la lumière. Vers la Patagonie.

      

    Ou bien ils s’écrasent. La pâte-agonie.

      

    Il y est question d’enfance, de violence, de peur et de désespoir ravalés, d’extrême solitude. « Son enfance sent toujours le carnage ». Quelque chose qui ne se voit pas de l’extérieur, quelque chose que l’on peut trimballer en soi toute une vie, qui nous dévore de l’intérieur et personne ne s’en aperçoit. Personne ne s’en est jamais aperçu. Alors les mots tentent de donner consistance à cette grande béance, de faire apparaître l’indicible, l’invisible, tentative qui elle-même écartèle : faire à la fois apparaître et disparaître à jamais. Fuir.  « Il ne faut pas fermer la porte mais la claquer derrière soi et partir pour toujours ».

      

    Les mots deviennent des encres à colorer le silence pour y faire apparaitre les non-dits, « la parole interdite embusquée derrière la porte close/la parole refusée bâillonnée en-dedans au dehors », des acides pour dissoudre ces murs qui retiennent les secrets qui rongent l’âme, des chimies diverses et variées pour que remontent de sous la terre tous les cadavres enterrés, les vers dissimulés. Toute la saleté enfouie.

      

    On n’est pas dans l’écriture, on est dans l’alchimie, pour dégager la pierre passée au cou de celle qui se noie sans eau, pour dégager la pierre à écrabouiller le cœur. On ne lit pas Perrine Le Querrec, on avale, on mâche une réalité qu’elle nous enfourne, bouchée après bouchée, une réalité figée comme « sauce froide sur les tripes abandonnées dans l’assiette. »

      

    De la douleur brute, interdite, non autorisée, non accueillie, à laquelle les mots ont ordre de donner forme, pour avoir prise sur elle, pouvoir la saisir à pleines mains et la briser, la détruire, l’achever en pleine tête.

     

    Être fillette, puis femme, puis mère, la fillette enfermée dedans. Les nœuds gordiens de la famille. Le passé, le présent et le futur «l’effort du restant de sa vie ». Et ce sentiment de décalage permanent avec le dehors, avec l’autre. Incompréhensible. Alors il ne faut pas que ça se voit : « Tu es dehors. La tête haute. Les gens te saluent. Tu es des leurs. »

     

    C’est cette chose avec laquelle on ne peut pas tricher qui donne tant de consistance, de densité, de force et de beauté, de magnificence même, à la langue de Perrine Le Querrec et la lire fait du bien. Peut-être pas à tout le monde, peut-être faut-il ce quelque chose en soi qui fait écho et que personne ne voit, dont personne ne s’est jamais aperçu. Un bien fou pour un mal fou. 

     

    Ce petit quelque chose qui remonte à la genèse de l’être et qui fait que l’on est toujours au bord et « pas de cou autour duquel elle pourrait jeter ses bras pour s’accrocher, comme en a droit toute personne qui se noie. »

      

    Toujours « trop près du bord. » et au loin pourtant, l’espoir encore d’une libre et vaste Patagonie.

     

    Cathy Garcia

     

      

     

    perrine le querrec.jpgPerrine Le Querrec est née à Paris en 1968. Ses rencontres avec de nombreux artistes et sa passion pour l’art nourrissent ses propres créations littéraires et photographiques. Elle a publié chez le même éditeur Coups de ciseaux, Bec & Ongles (adapté pour le théâtre par la Compagnie Patte Blanche) et Traverser le parc. Elle vit et travaille à Paris comme recherchiste indépendante. http://entre-sort.blogspot.be/

     

     

     

    Cette note paraîtra à La cause Littéraire :http://www.lacauselitteraire.fr/

     

     

     

     

     

     

  • Tram 83 de Fiston Mwanza Mujila

     Ed. Métailié, 21 août 2014 - Prix de littérature de la ville de Graz 2014.

     

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    208 pages, 16 euros.

     

     

    Tram 83 se trouve dans la Ville-Pays et la Ville-Pays dirigée par un Général dissident, avant tout principal propriétaire minier, se trouve en Afrique, une Afrique réinventée, comme peinte sous acide.

    La Ville-Pays, c’est le Tram 83, avec la gare « dont la construction métallique est inachevée », les mines et quelques faubourgs.  Mais c’est surtout le Tram 83, bar, restaurant, boite de nuit, un lieu de perdition totale où grouille une faune à la fois locale et venue du monde entier. Mineurs-creuseurs, rebelles dissidents, étudiants en lutte, fonctionnaires misérables, enfants-soldats, vendeurs d’organes, « prophètes, jongleurs, anciens forçat » et biscottes, ces jeunes garçons qui servent à tout, se bousculent dans cet antre vaste et obscur comme cul de diable, sous la pression des serveuses, aides-serveuses, filles-mères et canetons (filles de moins de 16 ans) qui demandent l’heure à tout va et tout ça côtoie bruyamment une faune encore de touristes à but lucratifs, de prospecteurs, de Chinois, de musiciens de partout et de toutes les musiques et de n’importe quels personnages imaginables, plus ou moins fréquentables.

     

    Cosmopolite la Ville-Pays, un fruit juteux et totalement avarié. Plein de vers.

     

     « Au commencement était la pierre et la pierre provoqua la possession et la possession la ruée, et dans la ruée débarquèrent des hommes aux multiples visages qui construisirent dans le roc des chemins de fer, fabriquèrent une vie de vin de palme, inventèrent un système, entre mines et marchandises »

    Et c’est des entrailles de cette ruée, de ce grand et vaste bordel qu’est sorti le Tram 83, accueillant entre ses deux seins, du genre très grosses tomates, toute la lie, toute la violence, toute la corruption, toute la solitude, tout le désespoir, tout le désir, tout le rut et toute une folle excitation en permanence sur le point de basculer dans la folie pure. « Ici chacun pour soi, la merde pour tous. »

     

    Requiem et Lucien étaient amis du temps où ils étaient étudiants. Requiem, alias entre autre le Négus, est resté à La Ville-Pays où, s’intéressant principalement aux mines, à la bière et au sexe, est devenu « docteurs es honoris causa toutes les matières (corruption, drogue, sexe, pillages, minerais, malversations, beuverie…) et s’adonne aussi à la prise de photos compromettantes de touristes qu’il fait chanter. Sa devise « la tragédie est déjà écrite, nous on préface ». Quand Lucien, ex prof d’histoire,  débarque de l’Arrière-Pays, traqué par diverses polices politiques, il est devenu écrivain et c’est Requiem qui se charge de l’accueillir et de l’héberger. Requiem à qui Lucien avait pris Jacqueline, sa femme...

     

    Tram 83 tourbillonne autour de ces deux personnages que le destin fait entrer en collision. Tram 83 est un roman excessif, outrancier, débordant de sucs, de miasmes et de maux de tête. Impossible de le résumer, il vous prend à la gorge et ne vous relâche plus avant de vous avoir fait tout avaler, du sordide beaucoup, de l’humour aussi, il en faut, de l’humour décapant comme une eau de vie frelatée, mais pas de morale, surtout pas ! D’ailleurs au Tram 83 la morale n’a pas droit d’entrée, elle n’y a pas sa place et les filles-mères et les plus jeunes des filles, les canetons, savent qu’elles mangeront « à la sueur de leur seins » tant qu’elles n’auront pas séduit un étranger qui les emmènera vers un ailleurs fantasmé : Venise, Prague, Odessa….

     

    « La Ville-Pays est ainsi faite : les filles sont libres, démocratiques et indépendantes. La misère achève la honte et vos signes de politesse. »

      

    Au Tram 83, Lucien l’intellectuel fait figure d’extra-terrestre mais possède une aura très attractive pour tout ce qui est du sexe féminin, et plus il semble inaccessible et plus cette aura grandit, mais Lucien lui ce qu’il veut, c’est écrire et rien ne semble pouvoir le sortir de son obsession littéraire et Requiem ? Requiem n’a pas digéré la trahison de son ancien compagnon…

      

    Deux êtres empêtrés et enfermés dans leur entêtement, deux brins de paille chahutés par la tempête permanente du Tram 83 et un roman qui nous fait tournoyer et glisser sur les éjaculations précoces, la merde et le vomi, tout en évoquant l’Histoire, le cinéma, l’art et la littérature, et qui nous lâche soudain avec la tête qui tourne et le monde avec.

      

    Cathy Garcia

     

     

    AVT_Fiston-Mwanza-Mujila_2372.jpgNé en République démocratique du Congo en 1981, Fiston Mwanza Mujila vit à Graz, en Autriche. Il est titulaire d’une licence en Lettres et Sciences humaines à l’Université de Lubumbashi. Il a écrit des recueils de poèmes, des nouvelles et des pièces de théâtre. Il a reçu de nombreux prix dont la médaille d’or de littérature aux Jeux de la Francophonie à Beyrouth. Il est actuellement en résidence d’écriture au TARMAC, la scène internationale francophone (Paris 20ème)  pendant toute la saison 2014-2015 dans le  cadre du programme régional de résidences en  Île-de-France http://www.letarmac.fr/.

     

    Cette note a été publiée sur le site de la Cause Littéraire.

     

     

     

     

     

  • Pistes noires de Jean-Baptiste Pedini

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     Ed. Henry, octobre 2014.

    30 pages, 8 €

     

     

    « Quelqu’un secoue des ombres à la fenêtre », ainsi débute ce petit recueil au format si sympathique de la collection La main aux poètes chez les Ed. Henry. Un livre qui bien au chaud sous sa couverture noir glacé, ornée d’une encre d’Isabelle Clément, tient dans la main, se glisse aisément dans la poche…

    « Quelqu’un secoue des ombres à la fenêtre »… Pistes noires nous place dans la position de celui qui passerait sous cette fenêtre et la poussière d’ombres nous fait frissonner. « La ville respire fort », on l’entend parce que le silence qui enserre ce recueil de toute part est celui de l’hiver, l’hiver qui approche, l’hiver qui encercle, l’hiver qui saisit et nous transit, nous dépouille, nous isole et nous désole aussi parfois. On sait qu’il arrive quand on sent « Un air rude et compact. Derrière on devine une lame qui se démène pour passer au travers, pour desceller  les souches noires de la nuit. »

    L’hiver, les ombres, la nuit, l’hiver est une longue nuit. « On dépèce le silence. On en garde un peu de fourrure. L’hiver avance sans relâche ». Quelle belle image que celui de cette bête de silence. Même le silence est dépouillé. « La main sur la poignée, on attend que ça passe. Que le soleil au matin vienne crocheter la serrure ». JB Pedini a la poésie qui coule de source, les phrases font mouche sans ostentation, c’est juste évident mais il fallait y penser, il fallait en être saisi et JB Pedini se laisse volontiers attraper. Hiver et poésie ont en commun cette capacité à nous étreindre, parfois même trop fort.

    L’hiver et la neige semblent aller de pair, comme poésie et silence, le souffle en suspension puis « La neige a fini par fondre. Il n’en reste qu’un amas dense. Les chats s’y font les griffes. On les regarde s’acharner sur les monticules noirs qui ont poussé un peu partout. Quelques éclats sautent  dans les airs et vont se planter dans la nuit. Aucun de nous ne les retrouvera. Même l’aube a ses limites. »

    En cette saison qui pousse à la solitude, chacun s’accorde cependant pour attiser le feu du jour. C’est beau mais ça nous cisaille aussi et les ailes gelées des oiseaux laissent des entailles dans le ciel.

    Pistes noires, un morceau d’hiver à glisser dans sa poche, pour le plaisir de frissonner un peu.

     

    Cathy Garcia

     

     

    JB Pedini.pngJean-Baptiste Pedini, né à Rodez en 1984. Vit et travaille en région toulousaine. Publication dans de nombreuses revues dont Décharge, Voix d’Encre, Arpa,… Des parutions également chez Encre Vives, Clapàs et -36° édition. Un second recueil publié en 2012, prendre part à la nuit, dans la collection Polder coédité par Gros Textes et Décharge.

     

     

  • Grand cru bien coté d’Éric Dejaeger

     

    Cactus Inébranlable éditions, septembre 2014

     

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    90 pages, 7 €

     

     

    Grand cru bien coté (contrepétez ! vous dit l’auteur) c’est du Dejaeger pur jus (de chaussette) et il ne plaira pas à tout le monde, oh non, et d’ailleurs c’est bien le dernier des soucis de l’auteur : plaire.

    Par contre déplaire,  ça c’est déjà bien plus drôle pour celui qui aime à jouer avec les préfixes et en inventer des listes de mots rien que pour s’amuser. Ce cru bien côté (et son alter-scato) c’est la boule puante balancée sous la chaise du professeur, et quand c’est un professeur qui l’a pondue, le monde peut bien continuer à boire l’apéro. D’ailleurs, il est déconseillé de s’emparer de l’objet à jeun, comprenez : il est recommandé de le prendre en mode post-apérotoire, chacun décidera de la dose, pour ma part, ce fut cul-sec, mais c’est que je commence à savoir bien tenir le Dejaeger, sans avoir besoin de reprendre ma respiration, bien qu’un copieux pipi-caca soit au menu.

     

    Dejaeger se foutrait-il de notre gueule ? Oui et plutôt deux fois qu’une, mais on ne lui en veut pas, bien au contraire, car à le lire on se sent moins con, ou pas moins finalement qu’un « cendrier en baudruche », « un pinceau sans poil », un « burin en caoutchouc » ou « un élastique en bronze ». Le cru bien coté contient aussi des blagues privées concernant un territoire belge un peu flou mais cependant assez peuplé de potes de Chimay bleues & calembours, qui comme l’auteur sans doute apprécient dans l’opéra qu’il soit l’anagramme d’apéro. Un carnet tout taché de potacheries.

     

    «  Ce type est nul. C’est le plus qu’on puisse dire ».

     

    Mais tout de même, on en apprend un peu sur la vie, par exemple que pour s’endormir les prisonniers comptent les matons et qu’un cyclope bien élevé ne se fourre jamais le doigt dans l’œil en public, et on admettra qu’un cyclope qui louche n’est pas spécialement laid. On assistera à des scènes bucoliques comme devant la gare où « deux sales gamins jouent à crache-crache », sans doute deux de ces nécroliers dont la devise est No future ! mais qui finiront peut-être ébénistes chez IKEA ou surveillants de nains de jardin, voire détricoteurs de scoubidous. On se posera aussi des questions importantes comme : quelle est encore la date de la fin du monde cette année ?  On apprendra que le proctocole est l’ensemble des règles à observer lors d’une défécation en public, ça peut servir, de même qu’on saura reconnaître le proctuor, cet ensemble de huit musiciens pétomanes et on découvrira d’incroyables animaux-valises et même valises-gigognes, trois en un, mais oui, de quoi occuper les soirées d’hiver (même s’il n’y a plus de saisons, sauf à la télé pour ces conneries de séries) ou les futurocrates, ces imbéciles qui se roulent les pouces en étant persuadés que ça ira mieux demain sur l’air connu de crétin entends-tu le vol noir des banquiers sur ton compte.

     

    Alors, on se dit qu’on ne classera pas encore, pas tout de suite, Dejaeger dans la liste « des allumés qui feraient mieux de s’éteindre : ils participent trop au réchauffement climatique », car une chose est sûre « le dindon de la force s’oppose à la farce de l’habitude » !

     

    Cathy Garcia

     

     

     

     

    eric dejaeger.jpgÉric Dejaeger (1958-20**) continue son petit mauvaishomme de chemin dans la littérature, commencé il y a plus de trente ans. Il compte à ce jour près de 700 textes parus dans une petite centaine de revues, ainsi qu'une trentaine de titres chez des éditeurs belges et français. Refusant les étiquettes, qui finissent toujours par se décoller et valser à la poubelle, il va sans problème de l'aphorisme au roman en passant par le poème, le conte bref, la nouvelle, voire le théâtre. Sans parler de l'incontournable revue Microbe, qu'il commet depuis de nombreuses années, de mèche avec Paul Guiot.

     

    Derniers titres parus :


    Buk you ! – Ouvrage collectif autour de Charles Bukowski – Éd. Gros Textes (France, 2013)

    Les cancans de Cancale et environs (recueil instantané 3) – Autoédition – Tirage strictement limitée à 64 exemplaires (2012)

    La saga Maigros – Cactus Inébranlable éd. (Belgique, 2011)

    NON au littérairement correct ! – Éd. Gros Textes (France, 2011)

    Un Grand-Chapeau-Noir-Sur-Un-Long-Visage in Banlieue de Babylone (ouvrage collectif autour de Richard Brautigan), Éd. Gros Textes (France, 2010)

    Je ne boirai plus jamais d’ouzo… aussi jeune (recueil instantané 2) – Autoédition – Tirage strictement limitée à 65 exemplaires (2010)

    Le seigneur des ânes – maelstrÖm réÉvolution (Belgique, 2010)

    Prises de vies en noir et noir – Éd. Gros Textes (France, 2009)

    Trashaïkus – Les Éd. du Soir au Matin (France, 2009)

    De l’art d’accommoder un prosateur cocu à la sauce poétique suivi de Règlement de compte à O.K. Poetry et de Je suis un écrivain sérieux – Les Éd. de la Gare (France, 2009)


    Blog de l’auteur :
    http://courttoujours.hautetfort.com/

     

     

     

  • Je te vois de Murièle Modély

      

    Ed. du Cygne, septembre 2014

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    112 pages - 13€

     

     

    Le couple, « nous sommes ensemble et seul », colonne vertébrale de ce recueil, qui vient prendre et surprendre le lecteur, comme sait si bien le faire Murièle Modély avec cette langue et ce style bien à elle.

     

    Dans Je te vois, il est question du corps, des mots, des maux du corps et du corps des mots dans l’aquarium du couple. Et donc de sexe forcément, presque un acte de survie, pour faire taire un temps les angoisses, pour que la tête se taise et que l’animal en nous « nos dents crissent nos mains aboient » fasse obstacle et contrepoids, le temps d’une rupture de conscience, à la banale horreur du monde, « ce rat crevé qui soubresaute ».

     

    « je ne suis pas la première/à vouloir que le noir/m’arrache les cheveux/et le cuir/et le crâne/et les lobes/et les yeux/à vouloir que la baise/me fasse sentir mieux. »

     

    « les jambes s’ouvrent, les yeux se ferment ». Le sexe dont Muriel Modély trace à grands jets les contours, où le creux appelle le plein parce que l’extérieur semble trop vide, le sexe comme une salutaire amnésie plus ou moins quotidienne, parce que « pendant que dans nos ventres se jouent sans anicroche/le va/ le vient/l’histoire la même/dans la répétition des coups de reins », on tient à distance la peur, la faim et la mort, et surtout, paradoxalement, « on tue la vie » comme si « la mort petite » faisait moins mal. « je veux juste ton sexe sous mes voiles de chair ».

     

    Le couple, une protection : « je porte ta peau en rempart », contre un monde extérieur vécu comme aussi monotone qu’hostile. L’hiver est continu le présent nous bombarde/ses rayons dardent puis nous charrient/dans les allées des centres commerciaux. Un monde à mastiquer, où l’on consomme et se fait consommer. « Je nous vois aussi attablés et assis/lécher la poussière des fonds de verre ».

     

    Ce recueil semble bâti sur des oppositions, des équilibres à trouver, comment passer sans dégât de la contraction à la dilatation, de la protection à l’ouverture. Toi/moi, homme/femme, vie/mort, sexe/mort, sexe/vie, dehors/dedans, désir/dégoût. Les mots mentent, les corps ne mentent pas, ou bien est-ce l’inverse ? Et l’auteur « déboule dévêtue dans les champs sémantiques ».

     

    Avidité, turgescence, le jouir et le vomir. Le couple et la faille. Les corps s’unissent, les mots disent la dichotomie : « Je fais l’amour, tu baises. » Mais « qui en définitive pénètre l’autre ? ».

     

    « la langue suce dissout/le réel ». Sexe et écriture tamisent le réel dont la violence peut devenir insupportable. On sent quelque chose qui se braque au fond du ventre. Peur ancestrale peut-être,  « rien à voir avec ces trucs de fille/le genre qui revient tous les vingt-huit du mois ».

     

    Dans ce recueil, parfois les mots ne disent pas, tournent, évoquent, mais comme le sexe, une part de l’écriture permet sans doute à l’auteur de s’échapper par le trou des mots, mais en même temps, encore le paradoxe : « le mot n’est-il pas un pilon plus puissant/que n’importe laquelle de nos excroissances » ?

     

    Sexe/mots qui déchirent, sexe/mots qui recousent et Murièle Modély de confier sa « fascination malsaine/ pour les cicatrices ».

      

    Il y a dans ce recueil plus que les précédents peut-être, quelque chose de non-accouché et les mots tournent autour du point source de la douleur et même parfois semblent distraire l’attention du lecteur pour qu’il regarde ailleurs. Douleur trop vive ?

     

    Le livre s’achève cependant dans une sorte d’apaisement, l’amour comme une couverture qui vient recouvrir et réchauffer les corps, mais y croit-on vraiment ?

     

    Cathy Garcia

     

      

    Muriele-Modely.jpgMurièle Modély est née en 1971 à Saint-Denis, à l’île de la Réunion et vit maintenant à Toulouse. Bibliothécaire de profession, elle commence à explorer l’écriture poétique sur son blog (www.l-oeil-bande.blogspot.fr.) avant de participer à des revues telles que Nouveaux Délits, Les tas de mots, Poème sale, Microbe, ou encore Traction Brabant.

     

    Bibliographie :

     

    - Penser Maillée, Éditions du Cygne, 2012 - Rester debout au milieu du trottoir, Éditions Contre-Ciel, 2014

     

     

     

     

  • Le Complexe d’Eden Bellwether, Benjamin Wood

    traduit de l’anglais par Renaud Morin - Ed. Zulma 2014

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    497 pages, 23€50

     

    La vérité est la torche qui luit dans le brouillard sans le dissiper.

    Helvétius

     

     

    Ici, ce qui capte le lecteur sur presque cinq cent pages, ce n’est pas tant l’histoire elle-même, bien qu’elle soit absolument digne d’intérêt, mais bien l’art de l’auteur de lui donner une tension et un souffle vraiment très particuliers, et quand on sait que c’est un premier roman, on ne peut que saluer la prouesse. La plume de Benjamin Wood nous promène toujours sur le fil du rasoir, dans ce qui pourrait être un thriller cérébral, dans une ambiance qui frôle parfois le gothique, mais sans jamais basculer dedans.

     

    Bien que l’intrigue prenne place à Cambridge en juin 2003, l’ensemble du roman semble légèrement teinté de sépia, sans qu’il ne sente pour autant la poussière. Il y a bien sûr en fond de décor l’illustre université, beaucoup de livres et une maison de retraite et puis, il y a la musique aussi, musique de chambre ou de chapelle, et l’instrument central du roman, presque un personnage à lui tout seul : l’orgue. Un orgue qui va servir à des rituels bien étranges, et peut-être même dangereux…

     

    Le jeune Oscar Lowe n’est pas étudiant, il travaille à Cerdarbrook, dans une maison de retraite toute proche de l’Université, mais passionné de littérature, il se sent proche du Dr Paulsen, un des patients dont il s’occupe. Ancien professeur de lettres à Cambridge et chargé de cours à King’s College, aussi cultivé que caustique, voire grossier, seul Oscar peut l’approcher sans se voir méchamment rabroué, voire pire, car il « était le seul membre du personnel à savoir respecter son besoin d’intimité ». En échange, il peut emprunter au Dr Paulsen, les innombrables ouvrages de sa bibliothèque, ce qui permet à Oscar d’assouvir son immense soif de lecture.

     

    C’est en rentrant chez lui un soir, fatigué après le travail, qu’Oscar, traversant le campus, va être irrésistiblement attiré par la musique émanant de la Chapelle de King’s Collège, quelque chose d’inexplicable et de fascinant qui le fera entrer, bien qu’athée, pour assister à l’Office, dans un état proche de l’extase. Il y remarquera aussi une jeune fille blonde dont il fera connaissance à la sortie : la troublante Iris Bellwether, étudiante en médecine et puis fera la connaissance, très vite aussi, du plus troublant encore, mais de manière plus irritante peut-être, Eden Bellwether, organiste prodige et frère d’Iris. Tous deux futurs riches héritiers d’une famille qui apprécie cependant autant, sinon plus, l’ouverture d’esprit que la bonne éducation et qui saura accueillir Oscar avec sympathie, de même que le petit cercle, plutôt fermé, d’amis qui gravitent autour du frère et de la sœur, et cela bien qu’Oscar soit de condition bien plus modeste et complètement étranger au monde étudiant.

     

    Cette double rencontre va entrainer Oscar dans une relation amoureuse avec Iris, mais aussi dans une aventure de plus en plus oppressante, dans laquelle viendront s’emberlificoter d’autres histoires, dont celle de son patient préféré à Cedarbrook et d’Herbert Crest, un éminent psychologue atteint d’une tumeur maligne au cerveau.

     

    Le pivot central étant Eden Bellwether, en qui génie et folie se disputent la vedette, et tout particulièrement au dépend de sa sœur Iris, avec qui il entretient une trouble relation.

     

    « Parfois, les individus ayant une Personnalité narcissique essayent de faire la preuve de leurs talents, s’enfermant dans un cycle sans fin. Elles peuvent s’imposer des tâches extraordinaires, impossibles à réaliser ou à surmonter, et se débattent ensuite avec les sentiments d’échecs et d’incompétence que ces défis auto-imposés ont fait naître. Elle avait souligné la dernière partie de la citation plusieurs fois. Si cette fureur reste contenue, dirigée vers l’intérieur, elle peut conduire à l’automutilation et à l’idéation suicidaire. »

     

    Le complexe d’Eden Bellwether nous entraine dans les méandres de la psychologie et de la morale humaine et pose des questions qui ne peuvent se satisfaire d’une seule et unique réponse, tant celles-ci sont complexes et Benjamin Wood fait tout cela avec talent et simplicité, sachant susciter sans faiblir l’intérêt du lecteur. On peut le dire : de façon magistrale.

     

    Cathy Garcia

     

     

    benjamin-wood_5023260.jpgBenjamin Wood, né en 1981, a grandi dans le nord-ouest de l’Angleterre. Amplement salué par la critique et finaliste de nombreux prix, le Complexe d’Eden Bellwether est son premier roman

     

    Cette note a été publiée sur le site de La Cause Littéraire :

    http://www.lacauselitteraire.fr/