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MES NOTES DE LECTURE : LITTÉRATURE, POÉSIE & AUTRE - Page 9

  • Le Démon de l’île solitaire d'Edogawa Ranpo

    traduit du japonais par Miyako Slocombe

    Edition: Wombat, mai 2015,

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    320 pages, 23 €  
     

    Un vrai régal ce roman, vraiment surprenant, un polar frisson d’une grande classe, au style limpide et très agréable à lire, qui parut d’abord en feuilleton dans les années 1929-1930 et qui n’a pas pris une ride, grâce peut-être aussi à une excellente traduction. On se laisse en tout cas très facilement happé par un suspense en tension permanente, avec un plaisir d’enfant, chaque énigme résolue ouvrant la porte à de nouveaux mystères. Minoura, le narrateur, est entraîné malgré lui dans cette histoire rocambolesque qui fera de lui un détective autodidacte, en tombant follement amoureux de celle qui sera la première victime d’un tueur énigmatique et ceci dans une chambre close, rappelant Le mystère de la chambre jaune.

    Enquête, aventure, chasse au trésor et épouvante, le démon de l’île solitaire est un subtil mélange d’ambiances noires et romantiques, qui rappellent effectivement tout à la fois Conan Doyle, l’île du Docteur Moreau et Edgard Poe, le tout à la sauce japonaise. C’est tout à fait volontaire de la part de l’auteur, de son vrai nom Tarô Hirai, dont le pseudonyme fait référence justement à Edgard Poe. L’auteur aborde ici des sujets sensibles centrés sur le corps, comme la monstruosité, l’handicap physique, le rejet et l’homosexualité.

    C’est un classique de la littérature japonaise, considéré comme le chef d’œuvre d’Edogawa Ranpo, qui est traduit ici en Français pour la première fois, et vraiment ça serait dommage de passer à côté !

     

    Cathy Garcia

     

    Edogawa Ranpo.jpgEdogawa Ranpo, nom de plume de Tarô Hirai (1894-1965) choisi en hommage à Edgar Allan Poe, est le maître de la littérature policière et fantastique japonaise des années 1920 à 1960. Inventeur en 1925 du personnage de détective Kogorô Akechi, il popularise la littérature policière au Japon et créera en 1955 le premier prix décerné à ce genre, qui porte toujours son nom. Tout en assumant ses influences occidentales (Edgar Poe, H. G. Wells, Conan Doyle, Gaston Leroux…), Ranpo insuffle à ses récits un ton unique, mêlant érotisme, perversion, grotesque et macabre, dans des novellas noires comme La Chenille, La Bête aveugle ou Le Lézard noir (adapté au théâtre par Yukio Mishima) devenus des classiques de la littérature japonaise. Père du mouvement « ero guro nansensu », son influence marquera aussi durablement le cinéma (de La Bête aveugle de Yasuzô Masumura à Inju de Barbet Schroeder) comme le manga (Suehiro Maruo).

     

    Cette note a été publié sur http://www.lacauselitteraire.fr/

     

     

     

  • Les maîtres du printemps d’Isabelle Stibbe

    Serge Safran éditeur, août 2015 

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    181 pages, 17,90 €.

     

    « Ici vous entendrez parler acier, métallurgistes, syndicalistes, ici vous entendrez parler usines, nationalisation, chômage. Si pour vous ces mots sont synonymes de nuisances et de laideur, s’ils vous font l’effet de répulsifs, si vous prétendez qu’ils doivent être réservés aux colonnes des journaux, section économie ou société, refermez aussitôt ce livre ou, pour les plus modernes d’entre vous, éteignez votre liseuse, en tout cas passez votre chemin, ce texte n’est pas pour vous, autant vous prévenir tout de suite. Entre le ciel et la boue, préférez le ciel, c’est moins salissant. »

     

    Voilà, le ton est donné, ce livre qui a autant de corps que d’âme, une écriture travaillée à la hauteur du sujet, est dédié avant tout « aux combattants sincères de Florange », puis dédié plus largement à tous les travailleurs de ces hauts-fourneaux de Lorraine qui ont fermé, les uns après les autres et dédié encore plus largement à la mémoire ouvrière, sans misérabilisme, sans naïveté. Fouillé, il vise avec justesse son but, mettre en lumière la dignité de cette classe considérée comme une sous-classe, classe qui après avoir été exploitée pendant plus d’un siècle, se voit maintenant mise à la rue, comme un encombrant obsolète.

     

    Ici, il est question des hauts-fourneaux d’Aublange, une ville fictive qui rime avec « Hayange, Hagondange, Florange, Gandrange, Uckange », dans la très réelle vallée de la Fensch, sous les cieux gris d’une Lorraine fortement marquée par ses traditions minières et sidérurgiques.

     

    L’histoire on la connait, c’est celle de Florange, le choc des annonces de fermeture, ou de « mise en sommeil » comme on dit des activités d’un ou plusieurs hauts-fourneaux, décidées par un propriétaire qui vit à l’autre bout du monde, ne s’intéresse qu’au cours de la Bourse qui elle ne s’intéresse certainement pas aux êtres, aux personnes, aux familles que la valse pochtronne de ses cours, assassinent de la façon la plus cynique qu’il soit.

     

    Et puis il y a les médias avides de sensationnel, d’images fortes, mais rarement présents quand il s‘agit d’aborder le fond des sujets et les politiciens très poings levés en période électorale, promettant haut et fort ce qui deviendra ensuite vagues possibilités de relance « si l’horizon économique se dégage ». Ha, les jolies formules !

     

    Vos cœurs sont aussi durs que les talons avec lesquels vous marchez sur la figure des pauvres. Jack London, Le Talon de fer.

     

    La lutte acharnée de David contre Goliath, de l’ouvrier dont le statut a dégringolé du plus bas à plus bas encore : d’exploité il est passé à indésirable, quantité négligeable qu’on efface d’un clic de souris.

     

    « Les parents quand ils faisaient la grève, c’était pour des augmentations de salaire. Les fils, aujourd’hui, ils font grève pour continuer à travailler. »

    Certains se résignent, d’autres veulent prendre les fusils, ça finit par voter Front national, lequel se nourrit de la détresse comme le vautour de la charogne. Et puis d’autres, montent au front, au vrai front, celui qui demande de la détermination et du courage, car même lorsqu’on n’a plus rien à perdre, on peut encore perdre beaucoup. Pierre est l’un de ceux-là.

     

    Pierre, de famille espagnole, arrivée en France alors qu’il avait huit ans. Pierre qui se voyait plutôt prof de sport ou musicien, mais certainement pas ouvrier des hauts-fourneaux comme son père. « Je me suis juré : jamais de la vie j’irai bosser là, plutôt crever. ». Jusqu’au jour où il découvre la coulée, fasciné. « C’est extraordinaire quand tu vois la fonte en fusion qui jaillit, ce feu qui se déverse avec une puissance incroyable et que tu assistes à ça, c’est tellement plus grand que toi que tu ne voudrais être ailleurs pour rien au monde, et là tu l’aimes ton usine, tu l’as dans la peau. Après, tu as beau revoir ce spectacle cent mille fois, tu ne t’en lasses jamais. » Car le travail de l’ouvrier, ça peut aussi être ça, malgré les difficultés, la pénibilité : une histoire d’amour.

     

    Et puis des histoires d’amitié aussi, de la véritable cohésion sociale « toutes les nationalités rassemblées. Les Algériens, les Italiens, les Espagnols, les Portugais. (…) tout le monde se serrait les coudes  ». Il peut y avoir de la poésie dans les hauts-fourneaux comme partout, la poésie c’est dans le regard de celui qui regarde, dans la langue qu’on partage avec d’autres, avec des expressions comme vider le loup, pratiquer la sucette, faire une belle bonnette… Ce n’est pas seulement du rendement, de la sueur et des chiffres. C’est une aventure humaine, dangereuse aussi, on peut y laisser un pied, une jambe ou plus encore, et ça ne peut pas être juste balayé comme ça, d’un claquement de doigt, tout à la poubelle, sans autre justification que le cours de la Bourse.

     

    « Tout à coup le silence. La boucheuse a injecté la masse d’argile réfractaire dans le trou de coulée. Un couvercle sur leur tombe. Cette fois c’est vraiment la dernière coulée. »

     

    Friches industrielles et chômeurs longue durée.

     

    « La flexibilité du travail, vous savez ce que ça veut dire ? Du chantage : « Mes conditions ou rien. » La précarité légalisée, institutionnalisée pour au bout du compte en revenir au travail journalier. (…) C’est ça le progrès ? Moi j’appelle ça avoir le pistolet sur la tempe. »

     

    Le titre du livre, Les maîtres du printemps, fait référence à la citation de Pablo Neruda « Nos ennemis peuvent couper les fleurs mais ils ne seront jamais les maîtres du printemps ». Une phrase qui leur parle à ceux-là qui se battent pour leur usine « que le commun des mortels trouve laide, bruyante et sale ». Pour eux, « c’est une fleur qui a la robustesse d’une gentiane de montagne et qui aujourd’hui est devenue aussi fragile qu’une orchidée. »

     

    Dans Les maîtres du printemps, trois hommes s’expriment en alternance. L’auteur nous invite dans leur tête, dans leurs pensées, même les plus intimes : Pierre Artigas, le syndicaliste, qui lutte avec ses tripes, dont la belle gueule et la prestance plait, bien malgré lui, aux médias, alors que ce qui importe là ce n’est pas de plaire, mais d’être entendu ; Max Oberlé, l’artiste contemporain, qui déteste être vieux, qui a le cancer, qui ne ressent aucune motivation à réaliser l’œuvre monumentale qu’on lui demande pour le Grand Palais et c’est un reportage sur les hauts-fourneaux de Aublange qui va lui donner cette motivation, il va leur commander la fabrication des pièces et faire une œuvre, une Antigone monumentale, en soutien au combat de ces sidérurgistes. Une soudaine prise de conscience « J’ai eu honte de moi, de toute ma vie de privilégié, peut-être, de mon égoïsme sûrement. Petite crise d’humilité qui ne me ressemble pas. »; et enfin Daniel Longueville, député, politicien donc, un des rares de son espèce à être issu justement de la classe ouvrière, une classe qu’il a trahie en quelque sorte aux yeux de sa famille cévenole. Une origine qu’il dissimule, dont il a honte, mais qui stimule sans doute son engagement pour sauver les haut-fourneaux d’Aublange.

     

    C’est un puissant projecteur braqué sur la réalité sociale que nous livre ici Isabelle Stibbe, une réflexion sur l’humain, à travers les regards, les pensées et les souvenirs entrecroisés de trois hommes : l’ouvrier syndicaliste, l’artiste célèbre et le politicien ambitieux. Sont-ils au fond si différents ? Finalement celui qui doute le moins, c’est peut-être Pierre. Mais c’est surtout qu’il n’a pas le temps de douter, l’issue de son combat est une question de vie ou de mort sociale. Max lui ne bande plus, pense à la mort et pour la première fois de sa vie, son art lui parait secondaire. Daniel tremble à l’idée qu’on puisse voir l’ouvrier en lui, « cette angoisse pierreuse qui ne tarit jamais vraiment malgré les échelons gravis, les rêves réalisés », alors que lui se voit ministre, mais on ne peut complètement renier d’où l’on vient. Ambitieux Daniel, mais peut être pas totalement arriviste. C’est ce qui le différencie de ses pairs, car il a beau avoir emprunté l’ascenseur social, ça ne fera jamais de lui un des leurs. L’un de ceux qui n’ont jamais connu autre chose que l’univers étriqué de l’élite.

     

    Les maîtres du printemps est un livre qui fait du bien, qui redonne même de la dignité au lecteur. On n’a pas besoin de voter à gauche pour le lire, c’est un livre sur l’humanité, sur ce qui pourrait faire voler en éclat le système des castes, car c’est bien de cela qu’il s’agit, de castes plus encore que de classes. En réalité aujourd’hui, le sort des personnes, des entreprises, des municipalités, de régions entières, de pays même, comme des politiciens, se joue au casino boursier. Les joueurs n’ont aucun scrupule et aucun compte à rendre. Le combat semble perdu d’avance « car comment lutter contre l’avidité de la finance, cette soiffarde qui ne se repait jamais ? »

     

    Cela dit le dernier chapitre s’intitule « Espoirs ».

     

    Je sais bien qu’à la fin vous me mettrez à bas ;

    N’importe : je me bats ! je me bats ! je me bats !

    Edmond de Rostand, Cyrano de Bergerac

     

    Alors on laissera le dernier mot à Daniel, qu’on aimerait, non pas entendre dans la bouche des élus, on entend suffisamment de mensonges comme ça, mais qu’on aimerait voir dans leurs actes et plus encore dans les résultats de leurs actes :

     

    « On ne peut pas vivre toute la vie sous les lois du marché qui ne sont pas des lois, qui sont seulement l’incarnation des instincts les plus bas comme le profit et l’écrasement d’autrui. L’homme vaut mieux que cela non ? »

     

    Cathy Garcia

     

    isabelle stibbe.jpgIsabelle Stibbe est née à Paris en 1974. Après des débuts dans le droit international, elle est responsable des publications à la Comédie-Française puis au Grand Palais, critique d’opéra… Actuellement secrétaire générale de l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet, elle enseigne également à l’Institut d’études théâtrales de l’Université Paris-III.  Elle a publié Bérénice 34-44, son premier roman, chez le même éditeur en 2013.

     

     

    Cette note a paru sur http://www.lacauselitteraire.fr/

     

     

     

  • Tout ce qui m’est arrivé après ma mort de Ricardo Adolfo

     

     traduit du portugais par Elodie Dupau

    Éditions Métailié, 6 avril 2015

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    174 pages, 17,50 €.

     

    Tout ce qui m’est arrivé après ma mort est une farce sur l’exil, aussi drôle que pathétique, dérangeante aussi, car l’auteur brouille un peu les pistes, ce qui lui permet de montrer comment chacun de nous, quel qu’il soit, bien installé dans sa peau de lecteur-voyeur-ricaneur, pourrait lui aussi un jour basculer et devenir le clown de sa propre histoire. Car à vrai dire notre identité, notre assurance, nos certitudes, ne tiennent qu’à un fil et si ce fil est coupé, quand tous les repères disparaissent, que l’on ne comprend plus personne et que personne ne nous comprend, et que l’on devient quantité négligeable, un immigré donc, une statistique, une ombre, alors on peut se perdre très facilement. Se perdre dans une ville étrangère et surtout se sentir étranger à soi-même. Un exil plus pernicieux encore.

     

    Brito  est un personnage clownesque. Doublement perdus avec son épouse et son tout petit garçon, dans une ville sur l’île, et on devinera au bout d’un moment qu’il s’agit de l’Angleterre, et loin du pays, qu’on sait être le Portugal, où Brito était postier.

     

    Après la mort, c’est quand on a été forcé de tout quitter et que l’on doit renaitre dans un autre pays, sans aucune carte en main. La moindre erreur peut entrainer un enchainement fatidique d’évènements plus aberrants les uns que les autres, avec l’impossibilité totale de stopper ce flux. Cette perte en avant rappelle à certains moments des romans de Paul Auster.

     

     

    Brito, son épouse Carla et leur petit garçon, s’apprêtent à regagner leur maison, une minuscule chambre en vérité, qui fait office aussi de cuisine, de salon et de véranda, et ils rapportent avec eux et ce malgré Brito, une valise rouge à roulette toute neuve que Carla a voulu s’offrir, lors de cette sortie familiale unique et hebdomadaire de lèche-vitrines dans la ville qui rayonne de tous ses feux, ou presque… Car en réalité  « la dernière mode était de fermer des boutiques plutôt que d’en ouvrir (…) des devantures condamnées, des façades aveugles, clouées à coup de marteau pour cacher ce qu’il n’y avait pas à vendre. ».

      

    Une panne de métro suivie des réactions intempestives de Brito, et la famille, faute de pouvoir se faire comprendre, aussi bien que faute d’un désir de compréhension de ceux qui ne les comprennent pas, se voit forcée d’emprunter une sortie inconnue. Ce sera le début d’une longue nuit d’errance. « Il n’y a que le présent qu’on n’allait pas perdre puisqu’il nous collait à la peau. »

      

    L’auteur a choisi de nous présenter un personnage dont on peut rire, un total antihéros qu’on ne peut même pas vraiment prendre en pitié. Ses incessants dialogues intérieurs, que ce soit avec lui-même ou avec un Dieu auquel il ne croit pas vraiment, mais qu’il juge vindicatif avec ses trucs cyniques et canailles, sont une vraie farce à eux tout seul, comme les dialogues entre lui et Carla, son épouse excédée mais liée à lui vaille que vaille, car elle a choisit de le suivre alors qu’il voulait fuir le pays pour ne pas aller en prison, en espérant au passage y gagner une vie meilleure qu’au pays pour elle et les siens. Cet increvable espoir de l’immigré qui se paye au prix fort, celui de la transparence.

     

    « Un jour, tout seul, sur le chemin de la maison, j’ai fait exprès de rentrer dans un poteau pour m’assurer que j’étais bien là, que je n’étais pas le fruit de mon imagination. J’existais, selon le poteau, et jamais je n’ai réussi à comprendre pourquoi personne ne me voyait. »

      

    C’est une véritable tragi-comédie, une pièce de théâtre à l’intérieur du roman. Carla subit comme une double peine, d’une part l’exil et toutes ses difficultés, illusions et déceptions et par-dessus tout le sentiment de solitude, d’isolement et puis elle est la seule à travailler en faisant des ménages dans des bureaux et donc à gagner de l’argent et d’autre part un mari totalement démuni et anxiogène, à l’imagination exacerbée, qui extrapole continuellement et se complique les choses lui-même notamment avec sa théorie de la double-contradiction. En gros,plus il veut mieux faire et plus les situations empirent et les efforts qu’il fait sur lui-même pour être efficace sont désespérément drôles. Mais pourrait-il vraiment faire mieux ?

      

    « La vie sur l’île m’avait placé dans une position nouvelle. (…) Sur l’île, elle n’était la femme que d’un immigré de plus, sans nom ni faits, d’un jobard quelconque. La femme d’un homme qui faisait honte, même à moi. »

      

    C’est un roman sur l’impuissance la plus complète, on a envie de rire, mais c’est très amer aussi, car en réalité ce n’est pas drôle. Brito est une catastrophe, même pas véritablement sympathique car lui-même est couard, égoïste, ignorant et facilement raciste, car même immigré, il reste Européen malgré tout. Son épouse aurait envie de pouvoir l’attacher et le museler pour que les choses n’empirent pas plus, mais dans cet exil total, où on ne peut parler à personne, où personne même ne semble vous voir, le couple en mal du pays devient le rafiot que l’on ne quitte pour rien au monde. Une miette de meilleur, un cargo de pire et les difficultés forcent le lien.

     

    L’auteur réussit donc tout en se moquant gentiment de ses personnages, à mettre peut-être plus encore en exergue que n’importe lequel d’entre nous pourrait être à leur place, car personne n’est fait pour supporter d’être un immigré, un exilé de force et quand quelque chose nous tombe dessus comme ça, tout le monde pourrait très facilement basculer dans cette farce amère et devenir le pantin pathétique de sa propre histoire.

     

    Une façon cocasse (on notera entre autre le clin d’œil au cliché de l’immigré portugais avec la valise, sauf que celle-ci est neuve, rouge, rutilante et roulante) d’aborder l’air de rien et c’est tout de même un tour de force, absolument tous les aspects et toutes les problématiques de l’exil. « C’était un serpent qui mordait beaucoup de queues ».

     

    L’auteur  a choisit le ton de la badinerie pour montrer à quel point parler des immigrés d’une façon générale, ça ne veut rien dire. Les immigrés sont aussi des étrangers les uns pour les autres, voire des ennemis. Il y autant de situations différentes que de personnes différentes. D’innombrables histoires individuelles et donc forcément très complexes.

      

    Et la bêtise n’ayant pas de frontière, bringuebalés dans un monde absurde, comment ne pas devenir plus absurdes encore ?

      

     

     Cathy Garcia

     

     

     

    R-Adolfo.jpgRicardo Adolfo est né à Luanda, en Angola, en 1974. Il a vécu à Lisbonne, Macao, Londres, Amsterdam et il réside actuellement à Tokyo. Publicitaire, il est l'auteur de romans, nouvelles, fictions courtes et livres jeunesse. Depuis l'étranger, il croque son pays, le Portugal, avec humour et ironie, souvent sans concession. Il nourrit ses écrits d'un quotidien qu'il aime à saisir au détour d'un dialogue, d'une situation, d'un événement. Ses romans ont été publiés en Hongrie, en Espagne, en Suède et au Japon.

     

     

    Cette note a été publiée sur http://www.lacauselitteraire.fr/

     

     

     

     

  • La barbe ensanglantée de Daniel Galera

     

    traduit du portugais (Brésil) par Maryvonne Lapouge-Pettorelli

     

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    Gallimard (Collection Du monde entier), 19 mars 2015

    512 pages, 24,90 €.

     

     

    Fascinant ce roman, et puissant, il se déroule de façon un peu heurté parfois, ou bien cela vient peut-être de la traduction, mais très vite on se retrouve comme hypnotisé par son mouvement, un balancement entre ressac océanique et l’ondulation du serpent.

     

    Le personnage principal n’est pas le narrateur et on ne connaîtra pas son nom. L’auteur use de la troisième personne pour en parler, mais pourtant très vite on a vraiment l’impression d’être à l’intérieur de sa tête. Déboussolé par la perte de sa petite amie qui l’a quitté pour son frère, à qui il ne veut pas pardonner cette trahison, puis par le suicide de leur père, dont lui seul a été prévenu par le père en personne, qui l’a fait venir juste avant de passer à l’acte, pour lui faire promettre de faire piquer sa vieille chienne, pour qu’elle ne souffre pas de son départ. Et qui a remis aussi sur le tapis, le mystère de la disparition de son père à lui, le grand-père donc du personnage principal, qui aurait été assassiné dans une petite commune au bord de l’océan au sud du pays.

     

    Comme une graine qu’il aurait semé de père à fils, juste avant de tirer sa révérence, et le petit-fils donc, plante tout, son appart et son travail à Porto Allegre, pour aller vivre lui aussi à Garopaba, dans un tout petit appartement humide, à quelques mètres de ce qu’il reste de l’ancien port de pêche. Un appartement où aurait vécu aussi son grand-père. Sans trop savoir ce qu’il cherche vraiment, il tente de se renseigner sur celui-ci, mais très vite à la simple évocation de son nom, les visages se ferment. De plus lui-même est atteint d’une pathologie étrange et handicapante, la prosopagnosie, l’impossibilité de se souvenir des visages, pas même du sien. Ce qui rajoute à l’étrangeté de sa situation.

     

    Comprendre ce qui est arrivé à son grand-père, dont il est en plus le portrait craché, commence cependant à tourner à l’obsession et c’est de cette quête dont il est question tout au long de ces 500 et quelques pages. Le personnage principal s’y absorbe au point d’en faire une quête d’identité quasi métaphysique dans laquelle il va sombrer peu à peu, comme dans une sorte d’auto-envoûtement.

     

    C’est un athlète, très physique et très bon nageur, il trouvera vite un poste d’entraineur dans la nouvelle piscine locale, puis un petit groupe de personnes désirant être entrainées à courir. Se partageant entre ces activités et la nage dans l’océan par tous les temps, un semblant d’équilibre se met en place, même s’il lui est difficile de nouer de véritables liens, à cause de son problème de prosopagnosie, dont il n’a pas envie de parler. C’est encore l’été, mais bientôt l’hiver arrive, les touristes partent, ne restent que les autochtones et divers personnages un peu en marge, plus ou moins paumés.

     

    Il se fera deux copains, de beuveries surtout, dont un bouddhiste, et des femmes aussi vont croiser sa route, mais ce sont comme des rendez-vous manqués, creusant toujours plus en lui le goût de la solitude, comme un vide, obstinant. S’occuper de la chienne de son père aussi est devenu une obsession, même après que celle-ci se soit fait percuter par une moto, au point de ne peut-être plus jamais pouvoir remarcher, mais il y passera tout l’argent et l’énergie qu’il faut, cette chienne ne doit pas mourir, malgré la promesse faite à son père, peut-être parce qu’avec elle c’est tout une part de lui-même qui disparaîtrait ?

     

    Avec ce roman on entre aussi au cœur de la vie et des changements en cours dans ce village de pêcheur qui s’est vu transformé en station de tourisme estival, la pêche allant toujours déclinant, où le temps se divise désormais entre belle saison et l’hiver où la vie y est plus difficile. Déprimante même pour beaucoup. Passer un premier hiver à Garopaba peut ressembler à un passage initiatique.

     

    Entre passé et présent, légendes et superstitions, rêve et réalité, un quotidien d’une extrême banalité et une brutalité sous-jacente qui couve en permanence, notre personnage principal par une sorte d’obstination, se retrouve à perpétuer lui-même les vieilles histoires, dans lesquelles il s’empêtre comme un poisson pris au filet.

     

    Mais découvrir la vérité, c’est aussi découvrir ce que l’on ne veut pas savoir.

     

    Père, fils, grand-père, quelque chose dans le sang comme une violence vraiment primitive, une puissance qui gronde dans les veines comme un océan. Comme un océan en pleine nuit, noir et plein de sa force colossale, comme la vie quand il faut savoir se relever et vraiment savoir nager pour ne pas y laisser sa peau, ou pire encore.

     

    La barbe ensanglantée est un roman dense et riche dans la profusion de détails sans jamais être ennuyeux, un de ces romans qui imprègnent fortement, comme des odeurs d’embruns qui mettent du temps à se dissiper. Un goût de sel, de sang et d’amertume.

      

    Cathy Garcia

     

      

     

    daniel-galera.jpgDaniel Galera, né en 1979 à São Paulo, est l’un des auteurs les plus prometteurs de la littérature brésilienne actuelle. Pionnier de l’utilisation d’internet dans le champ de la création littéraire, il a animé des fanzines électroniques et fondé la maison d’édition indépendante « Livros do Mal ». Auteur prolifique, il s’essaie aussi bien au roman qu’au conte, à la nouvelle ou à la bande dessinée.

     

     

     

    Bibliographie : « Laila » dans Brésil 25. Nouvelles 2000-2015, anthologie dirigée et préfacée par Luiz Ruffato, Métailié, à paraître en 2015, traduit par Emilie Audigier. ; Cachalot, avec le dessinateur Rafael Coutinho, Cambourakis, 2012, traduit par Dominique Nédellec ; Paluche, Gallimard, 2010, traduit par Maryvonne Lapouge-Pettorelli.

     

    Cette note a été publiée sur http://www.lacauselitteraire.fr/

     

     

     

     

  • Mon amour, de Julie Bonnie

     Grasset, 4 mars 2015

     

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     224 pages, 17, 50 €.

     

      

     

    Je suis passée de l’autre côté d’une barrière dont j’ignorais l’existence. Finie, la vie de jolie fille. Bienvenue dans le monde des mères et des sourires complices de femmes. Adieu les regards d’hommes. Je m’étonne. 

     

    Au centre de Chambre 2, le premier roman de Julie Bonnie, il y avait déjà le corps, le corps des femmes totalement chamboulé et parfois même saccagé par la maternité, il y avait déjà l’art et la musique et le fossé que la naissance d’un enfant pouvait creuser entre l’homme et la femme. Fossé physique, fossé psychique, parfois un gouffre. Julie Bonnie a une façon très particulière, splendide et ultra sincère de raconter ce corps, les émotions et les sentiments souvent contradictoires qui l’écartèlent. Dans Mon amour, son deuxième roman nous retrouvons cette matière qui lui tient à cœur.

     

    Ici, il y a une femme qui vient d’accoucher, la mère donc, d’une petite Tess. Et un homme, en pleine ascension vers sa gloire, pianiste virtuose de jazz, le père donc, et lui-même fils d’un grand pianiste. Tess a quatre jours quand le père part en tournée internationale avec trois autres musiciens. C’était prévu avant même qu’elle ne tombe enceinte, alors elle, sa fée comme il l’appelle, se retrouve seule à Paris en plein été, avec son tout petit bébé.

     

    « Je ne sais pas ce que je vais faire de ma peau aujourd’hui, j’imagine que Tess saura, elle. Toi, ce sera les musiciens, l’avion, les concerts, les hôtels, les filles. Mon amour, pas les filles, pense à moi, ne m’oublie pas. Ne nous oublie pas. Je suis fatiguée déjà. »

     

    Le roman se construit sous forme de lettres, de lettres qui tiennent plus du journal intime, car elles n’atteignent pas réellement le destinataire. Trop de vérités en elles. Ce sont donc des lettres surtout à soi-même. D’abord celles d’une jeune femme livrée à elle-même dans cette toute nouvelle fonction maternelle et celles de son homme parti pour un mois de tournée autour du monde. Un mois, ce n’est rien, mais pour une maman qui vient d’accoucher, c’est un siècle.

     

    Deux amants, deux univers qui s’éloignent l’un de l’autre à la vitesse des avions que lui enchaîne de son côté et de la métamorphose encore plus rapide et irrévocable de la femme en mère, aux prises avec son sentiment d’abandon et la découverte de cette nouvelle et monstrueuse forme d’amour qui l’engloutit toute entière. L’amour pour son bébé.

     

    « Je l’aime d’une façon qui n’existe pas, avec la force de la mer déchaînée »

     

    Mère trop seule, mère angoissée, traversée de sentiments totalement ambivalents, contradictoires, d’émotions trop violentes qu’elle voudrait partager avec l’homme qu’elle aime.

     

    « Je crois que je vais l’avaler, la remettre dans mon ventre, pour que tout redevienne simple, que tu sois près de moi. »

     

    Lui est totalement obnubilé par son art et ses angoisses de musicien, pas prêt en réalité à être père, lui qui doit surpasser lui-même un père absent qui avait finit par quitter sa mère alors qu’il avait douze ans, un père qu’il déteste mais qui demeure toujours aussi écrasant.

      

    « Ce salopard n’a jamais pris la peine de me regarder. Il ne m’a jamais vu. »

     

    Elle est devenue mère mais lui est encore cet enfant de douze ans qui veut tuer le père.

     

    Julie Bonnie a un rare talent de savoir si bien raconter ce moment extrêmement ambigu de l’entrée en maternité, ce passage initiatique souvent d’une grande violence où le corps est à la fois meurtri, abimé et magnifié, sublime d’animalité.

     

    C’est fou ce que le corps traverse. Toi, ton sexe est impeccable. Rien n’a changé. On peut difficilement parler d’égalité. Parce que, en ce qui me concerne… Tout a changé. Je me dis que je ne referai jamais l’amour. J’ai moins mal. Voilà de quoi je me contente. Et toi, tu joues au bout du monde. 

     

    La plus grande fragilité et la plus incroyable puissance se rejoignent là, au centre, dans le ventre des femmes. Julie Bonnie trouve les mots justes pour dire la peur, la colère, la détresse de la femme seule avec son bébé, cet « animal tyrannique » qui lui prend tout et dont elle tombe pourtant folle amoureuse, parfois instantanément, d’autres fois il faut un peu de temps, du temps pour s’habituer à toute cette confusion.

     

    Il y a une fille qui habite mon corps et qui préfèrerait être seule aujourd’hui. Sans homme, sans enfant. Je la balaie chaque fois qu’elle pointe le bout de son nez, mais elle murmure dans le creux de mon oreille que ma nouvelle vie est un cachot dont on ne sort plus. Je ne serai jamais plus celle que j’étais.

     

    Et la peur aussi de ne plus être la femme qui séduit l’homme qu’elle aime.

     

    Maintenant je suis la mère de ton enfant. Je suis la femme qu’on trompe.

     

    Et effectivement, même si elle ne le saura pas, lui qui ne sait pas être seul, se réveille avec Suzanne. Suzanne qui suivra la tournée, Suzanne... « Elle m’écoute, elle m’entend. »

     

    Sydney dit : « En tournée, ça ne compte pas mec, c’est comme un bonus de vie dans un jeu vidéo. »

      

    La fée qui lutte contre la rage de se sentir abandonnée avec un bébé de quatre jours, qui essaye pourtant d’écouter, d’entendre les problèmes de la tournée, les affres et les doutes de l’artiste totalement centré sur lui-même, tout pour ne pas voir ça comme de l’égoïsme, mais c’est trop, il est trop loin d’elle, aussi bien physiquement qu’en pensées, étranger à tout ce qu’elle vit, étranger au père qu’il devrait être et déjà trop proche du père qu’il ne voulait surtout pas être, le sien.

     

    Aussi, elle accepte de passer un peu de temps avec une connaissance, l’ami d’une amie, Georges. Georges-le-Géant, un peintre, un homme massif mais torturé par sa peinture. Une boule de feu. Un artiste encore, mais solitaire, sans public. D’ailleurs elle aussi était une artiste, le dessin, les illustrations, mais elle avait laissé ça de côté pour suivre son homme, comme si son art à lui importait plus que le sien.

     

    Nous marchons côte à côte, je suis rassurée. Georges est une ombre immense.

      

    Se promener avec Georges, parler avec Georges, manger un repas préparé par Georges, Georges qui va faire les courses pour remplir les placards vides car il faut manger et bien manger. « C’est un homme drôle, gentiment maladroit, prévenant, qui me prépare un repas délicieux. J’ai vraiment besoin qu’on s’occupe de moi.» Pouvoir confier Tess entre les grandes mains de Georges et prendre le temps d’une longue douche, prendre du temps, un tout petit peu de temps pour elle. Être dessinée endormie par Georges, un sein nourricier dénudé, rendue belle dans la plénitude de ses courbes, abandonnées au sommeil, elle et l’enfant, et pouvoir s’aimer à nouveau, aimer son corps à travers ce dessin griffonné au stylo. « Équilibre, sensualité. Il me plait le corps de cette fille, sur le carton ». Tous ces petits moments comme des petits morceaux d’ouate, vont plonger la nouvelle maman dans un présent à vivre ici et maintenant. George empêtré dans son grand corps est touché par elle, touché par Tess. Quelqu’un d’attentif, attentionné, effrayant un peu car vraiment étrange, habité de visions, mais qui est là, qui la voit, qui prend soin d’elle, la nourrit, la soulage de cette solitude impossible avec un bébé. Et Julie Bonnie écrit pour ces femmes, ces femmes qui culpabilisent de ne pas y arriver, de ne pas être ce qu’on attend d’elle, juste heureuses et parfaites. La maternité dans la vie d’une femme c’est bien plus complexe, bien plus dévastateur qu’une image d’Épinal, cela demande un courage inouï, c’est aussi grandiose que brutal, et pas une femme n’est pareille à une autre, mais pour toutes, l’isolement est une chose terrible.

      

    Mes émotions, mon amour, sont d’une violence si incontrôlable et me laissent vulnérable. Si vulnérable.

      

    Et en même temps, cela donne une force toute aussi inouïe.

     

    Ces lettres qui s’entremêlent, car chacun des personnages qui traversent ce roman viendra poser ses mots dans la trame et lui donner ainsi une richesse de sensations, d’expériences, de couleurs, d’émotions, de musiques. Des morceaux de vie comme des uppercuts et quelques échappées vers le rêve, voire le fantastique, sur lesquels planent les notes d’Almost Blue de Chet Baker.

     

    Une réussite encore Mon amour, qui nous touche profondément.

     

    Cathy Garcia

     

     

    Julie Bonnie.jpgNée à Tours le 3 mars 1972, Julie Bonnie a donné son premier concert à 14 ans. Chanteuse, violoniste, guitariste, elle a chanté dans toute l’Europe pendant dix ans avant de travailler en maternité jusqu’en 2013. Elle est l’auteur d’un premier roman, Chambre 2 (Belfond, 2013, Pocket, 2014), lauréat du prix du roman Fnac 2013.

     

     

     

  • Têtes blondes de Perrine Le Querrec

     éditions Lunatique, 4 juillet 2015. 80 pages, 8 euros.

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    En couverture, « La Main de Gaïa », photo d’Isabelle Vaillant.

     

    Abus, abandon, aliénation, agression, dépression, démence, isolement, paranoïa, peur, violences psychologiques, physiques et ce jusqu’à ce que mort s’ensuive… On retrouve dans ce recueil de nouvelles, au titre faussement léger, les thématiques qui travaillent au corps à corps Perrine Le Querrec, la vase dans laquelle sa plume va puiser. Ces têtes blondes, tantôt victimes, tantôt bourreaux, parlent d’enfance, de jeunesse saccagées par la folie des uns ou des autres, dans un climat toujours très oppressant, « comme à la maison où on doit sculpter sa place dans le marbre des cris », se dit la petite fille dans Fourmilière.

     

    Difficile de respirer, Perrine le Querrec écrit une langue d’apnée. Le lecteur est pris au piège.

     

    La première nouvelle nous happe dans un tourbillon de parures, de boutiques, de cabines d’essayage, et une enfant putain de sa mère qui n’a qu’un souhait, disparaître. Petite lolita contrainte par une mère toxique, on pense à Irina Ionesco et sa fille Eva.

     

    De même Foyer, peut faire penser au film Mommy du québécois Xavier Dolan.

     

    Des ambiances empesées comme des camisoles amidonnées, des bouches suturées, maison, foyer, couvent, société, dans lesquels on s’enferme ou se fait enfermer, abandonner, dépecer.

      

    Têtes blondes peut-être, mais surtout têtes coupées.

     

    Cathy Garcia

     

     

     

      

    103603315_o.jpgPerrine Le Querrec est née à Paris en 1968. Ses rencontres avec de nombreux artistes et sa passion pour l’art nourrissent ses propres créations littéraires et photographiques. Elle a publié aux Carnets du Dessert de Lune : Coups de ciseaux, Bec & Ongles (adapté pour le théâtre par la Compagnie Patte Blanche), Traverser le parc, La Patagonie et Pieds nus dans R. Et puis No control, Derrière la salle de bains, 2012 ; Jeanne L’Étang,  Bruit Blanc, avril 2013 ; De la guerre, Derrière la salle de bains, 2013 ; Le Plancher, Les doigts dans la prose, avril 2013. Elle vit et travaille à Paris comme recherchiste indépendante. Les heures d’attente dans le silence des bibliothèques sont propices à l’écriture, une écriture qui, lorsqu’elle se déchaîne, l’entraîne vers des continents lointains à la recherche de nouveaux horizons. Perrine Le Querrec est une auteure vivante. Elle écrit dans les phares, sur les planchers, dans les maisons closes, les hôpitaux psychiatriques. Et dans les bibliothèques où elle recherche archives, images, mémoires et instants perdus. Dès que possible, elle croise ses mots avec des artistes, photographes, plasticiens, comédiens. http://entre-sort.blogspot.be/

     

     

     

  • L’homme-sirène de Carl-Johan Vallgren

     

    Traduit du suédois par Martine Desbureaux 

     

    JC Lattès, février 2015

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     310 pages, 21,50 €

     

     

    Terriblement noir, mais captivant, ce roman pourrait tout aussi bien être classé dans les romans pour ados, car il s’agit d’une histoire qui les concerne directement. L’histoire d’une collégienne, Petronella, dit Nella et son petit frère collégien lui aussi, Robert : deux enfants qui ont tout pour en baver. Un père en prison, mais c’est pire quand il en sort, une mère alcoolique qui ne s’occupe pas du tout d’eux, pas d’argent et quasi pas d’amis. Le petit frère, surnommé Robbie, lui est carrément devenu le souffre-douleur d’une bande de tortionnaires un peu plus âgés. Il cumule les tares et ces brimades quotidiennes n’arrangent rien. Sa sœur fait tout ce qu’elle peut pour le défendre, le soutenir et s’en occuper à la place des parents défectueux. Pire que défectueux, des parents qui en rajoutent dans les problèmes au lieu de les régler. Les tortionnaires en question, surtout leur chef, Gérard, ne se contentent pas de harceler Robbie, leurs petits jeux qui n’ont rien de drôles, deviennent de plus en plus cruels, cela vire à la persécution pure et dure et Nella devient victime à son tour d’humiliations et de chantage, quand d’autres exactions de la bande prennent un tournant bien plus compliqué.

     

    Le frère et la sœur surnagent tant bien que mal, persuadés, et pas forcément à tort, qu’on ne peut compter sur les adultes, à part peut être, celui que Nella appelle le Professeur, un Hongrois très cultivé, collectionneur un peu fou, qu’ils avaient rencontré à la bibliothèque, mais lui-même vit seul en marge de la société. Pour Nella, Robbie le petit frère, c’est toute sa vie, il n’y a que lui qui compte, le protéger quel qu’en soit le prix.

     

    C’est dans ce contexte ultra déprimant que quelque chose ou plutôt quelqu’un d’incroyable, d’impossible même, va faire irruption. Nella a un seul copain, un seul, Tommy et Tommy a deux grands frères, deux pêcheurs et ce qu’ils ont ramené, puis caché suite à une pêche un peu frauduleuse en eaux danoises, est tout simplement impensable. Une créature qui n’existe pas, qui ne peut pas exister et qui catalyse comme Robbie toute la haine et la cruauté de ceux qui l’ont capturé par accident, eux et d’autres aussi… Cette créature a une force hors du commun mais elle a été frappée, torturée, blessée et elle ne peut retourner d’où elle vient sans aide et c’est Nella qui va entrer en communication avec elle. Nella aidée de Tommy qui vont tenter de réparer, mais il est difficile et même dangereux d’aller contre la bêtise et l’inconscience humaine.

     

    Ce roman tout en décrivant une réalité sociale suédoise peu connue, s’appuie sur le côté le plus obscur de l’Homme, à côté de laquelle un monstre des abysses parait comme un ange de lumière, cette ombre qui pousse dans n’importe quel terreau pour développer cruauté, sadisme, haine de l’autre, lâcheté, cupidité. Certains y succombent par faiblesse, d’autres par on ne sait quoi d’irrémédiablement mauvais en eux, ceux là pour qui faire du mal devient un sacerdoce.

     

    L’homme-sirène nous pose une question, et il n’y aura pas de réponse, car il est peut-être impossible d’aller contre la bêtise et l’inconscience humaine. Aussi la question reste en suspens, comme un rêve qui met du temps à se dissiper, quelque chose qu’on a faillit toucher du doigt et qui a disparu, et avec elle, l’espoir que les choses puissent être autrement.

     

    Cathy Garcia

     

     

    AVT_Carl-Johan-Vallgren_2317.jpgCarl-Johan Vallgren est né en 1964 en Suède. Il est l'auteur de 9 romans, mais aussi musicien (7 disques produits à ce jour, sous son nom). Il vit à Stockholm. Il a reçu en 2002 le prix August pour son roman Les Aventures fantastiques d’Hercule Barfuss (Lattès, 2011). Traduit en 25 langues, ce livre a conquis le marché international et est devenu un best-seller dans plusieurs pays dont l’Italie, la Russie et l’Allemagne.

     

     

    Note publiée sur la Cause Littéraire.

     

     

     

  • asinus in fabula de Guido Furci

     

    Cardère, avril 2015

     

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    61 pages,12 €

     

    Comme une comptine à tue-tête, un refrain qui s’entête, asinus in fabula, c’est bizarre, c’est étrange et ça remue en dedans, ça nous embarque, nous entraîne comme un manège un peu fou, une comptine un peu noire, un peu effrayante même, « comme les coiffures des années 80 », comme le joueur de flûte de Hamelin qui viendrait chercher les mots pour aller les perdre quelque part, loin, là où ils ne pourraient plus dire le « cauchemar cauchemardesque », parce qu’ici les mots tricotent un texte de douleur et il faut absolument le détricoter. Au beau milieu des mots, un âne s’envole pour la lune, car il a les oreilles en forme d’hélice, vrillées c’est sûr, à force d’écouter la ritournelle qui s’emballe, tricote, détricote, et à la fin, les mots se répètent mais c’est raturé, barré, terminé, annulé. Asinus in fabula c’est dans la tête, un manège dans la tête qui rend un peu fou, un peu cruel et absurde, comme la mort quand elle prend un enfant de trois ans, un enfant comme Nicolas qui avait une maladie rare, Nicolas le cousin de Marion, moi je ne l’ai pas dit, c’est dans le livre et ça n’y est pas, c’est comme ça qu’on peut parler de ce qui ne tient pas dans les mots, alors on les jette en l’air, on les bat, on les mélange, on les rebat

     

    Avant que la nuit tombe

    Avant de tomber par terre

     

    asinus in fabula c’est drôle parfois car le rire c’est du désespoir barré, c’est de l’enfance, de la poésie, de la poésie dans un livre, mais peut-être pas, peut-être que « c’est juste un courant d’air », qui s’échappe par une portée de silence.

     

    Cathy Garcia

     

     

    guido furci.jpgGuido Furci (1984) a fait ses études à l’université de Sienne et à l’université de Paris 3 – Sorbonne Nouvelle. Il a également été élève de la sélection internationale à l’École normale supérieure de Paris (section Lettres et Sciences Humaines) et visiting scholar au département de littérature française de l’université de Genève. Actuellement boursier de la FMS (Fondation pour la Mémoire de la Shoah), il poursuit son travail de thèse entre la France et les États-Unis. A déjà publié : Figures de l’exil, géographies du double. Notes sur Agota Kristof et Stephen Vizinczey (par Marion Duvernois et Guido Furci) – Giulio Perrone Editore, Rome, 2012 ;  Fin(s) du monde (textes rassemblés par Claire Cornillon, Nadja Djuric, Guido Furci, Louiza Kadari et Pierre Leroux, Centre d’études et de recherches comparatistes, université Sorbonne nouvelle Paris 3) – Pendragon, Bologne, 2013.

     

     

    Pour se procurer asinus in fabula : http://www.cardere.fr/ficheLivre.php?idLivre=252

     

     

     

  • Restos humanos de Jordi Soler

     

    traduit de l’espagnol (Mexique) par Jean-Marie Saint-Lu

    Belfond, mars 2015

     

     

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    170 pages, 17,50 €.

     

     

    Difficile d’être un saint au Mexique, même si cette étrange vocation nous taraude comme elle taraude Empédocle, fils secret d’un curé licencieux qu’il appelait oncle, de même que son frère cadet, qui lui par contre ne vise pas la sainteté, mais le pouvoir et l’argent comme bien d’autres énergumènes qui garnissent ce roman. Un roman qui trace le portrait sans concession d’une société où la corruption est sans limite et les scrupules aussi volatiles que la vertu et la morale. Ainsi Empédocle, qui dans la vie ne s’est fixé d’autre but que d’aider ses semblables à s’améliorer, usant aussi bien d’inspiration jungienne, que de tarots et tout un méli-mélo new-ageux, aura bien du mal à se tenir à la sienne. Promenant sa sainteté autoproclamée qu’il s’offre de partager avec qui voudra, entre le marché et le bordel local, sa vocation est cependant réelle et affirmée, renforcée par les quolibets, les insultes et les volées de denrées plus ou moins avariées qu’il ne manque pas de recevoir sur son passage. Vêtu de ses sandales et d’une longue tunique blanche, sorte de christ bouffon et improbable au XXIe siècle, il est la risée de la plupart et révéré cependant par quelques bonnes femmes du cru. Tout aurait pu continuer longtemps comme ça, si seulement il n’était pas si difficile de suivre un chemin droit et immaculé au Mexique, surtout donc avec un frère qui suit un chemin totalement inverse, qui tendrait à devenir de plus en plus sulfureux, car rien n’est assez mauvais si ça permet de gravir l’échelle du pouvoir. C’est ainsi que notre ascète accroché à sa vocation coûte que coûte, bien décidé à ne pas se laisser déstabiliser par la peur ou la colère, se retrouve peu à peu au cœur de toutes sortes de trafics, sa cuisine transformée en magasin d’organes, sa maison en bordel clandestin, puis carrément associé, et toujours malgré lui, à la maffia russe et à des magouilles de plus en plus écœurantes, jusqu’à ne plus savoir qui il est et ce qu’il en est de sa sainteté, qui est devenue en fait un instrument de malfaisance entre les mains de son frère et ses comparses.

     

    Un roman aussi loufoque que cruel sur l’absurdité de la société, ici mexicaine, une parmi d’autres, gangrénée jusqu’à la moelle, la face puante du pouvoir, l’exploitation sans vergogne de toute misère et où tout est bon pour faire de l’argent, où en un clin de bistouri, chacun peut finir en fournisseur de pièces détachées. C’est un roman où l’humanité se résume à son avidité, c’est lamentable mais c’est drôle et en cela Restos humanos trouve sa place dans toute une littérature typiquement latino-américaine.

     

    Cathy Garcia

     

     

      

    ob_223114_jordi-soler-c-ulf-andersen-juillet-2016.jpgJordi Soler est né en 1963 près de Veracruz, au Mexique, dans une communauté d’exilés catalans fondée par son grand-père à l’issue de la guerre civile espagnole. Il a vécu à Mexico puis en Irlande avant de s’installer à Barcelone en 2005 avec sa femme, Franco-Mexicaine, et leurs deux enfants. Il est reconnu par la critique espagnole comme l’une des figures littéraires les plus importantes de sa génération. Cinq de ses livres ont été traduits en français : Les Exilés de la mémoire (Belfond, 2007), La Dernière Heure du dernier jour (Belfond, 2008), La Fête de l'ours (Belfond, 2011), Dis-leur qu’ils ne sont que cadavres (Belfond, 2013) et Restos Humanos (Belfond, 2015). Tous sont repris chez 10/18.

     

    Cette note paraîtra sur la Cause Littéraire http://www.lacauselitteraire.fr/

     

     

  • Cigogne (nouvelles) de Jean-Luc A. d’Asciano

     

    Serge Safran éditeur – 5 mars 2015

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    184 pages, 16,90 €.


      

    C’est un véritable et déconcertant régal que nous sert ici Jean-Luc d’Asciano, en sept nouvelles, ciselées comme des joyaux rares, sept nouvelles étranges, dérangeantes, on en frissonne souvent. C’est beau et puis noir et mystérieux comme un lac profond. On navigue entre portraits de personnages atypiques, réalité sociale et contes initiatiques forcément un peu cruels, et drôles aussi. L’enfance y est très présente avec tout son potentiel de création et de destruction et puis des animaux, beaucoup d’animaux. En fait, c’est difficile à classer car c’est vraiment très original, l’auteur nous embarque dans un imaginaire d’une très grande richesse et on comprend tout de même que c’est le réel qui a servi de matériel de base, le réel comme une vase épaisse où puiser des choses qui paraissent si invraisemblables qu’elles sont forcément vraies. Il y est question des folies de chacun, des différences qui font que chaque humain est un continent à lui tout seul et de l’acceptation aussi, de la force du lien et de l’amour. Ainsi on y rencontrera bien-sûr une cigogne, qui a donné son nom à l’ensemble, mais aussi des frères siamois, une superbe trilogie chamane, inclassable, entre chasse aux cerfs, cirques et corbeaux, et puis un sdf doté d’antennes ultrasensibles qui trouve un abri sous la protection de l’esprit des ronces et un schizophrène reclus qui tente d’être lui-même dans un monde qui a du mal à lui laisser une place. Différentes façons d’y être justement, différentes façon de l’aborder ce monde, de le comprendre et quand la magie opère alors « la grimace arrive, la grande grimace, sa préférée : tout son visage se plisse, s’illumine, puis s’apaise en un immense, unique et calme sourire. »


    Cathy Garcia


      


    Jean-Luc d'Asciano.jpgJean-Luc A. d’Asciano est né à Lyon, mais a grandi à Nantes. Passe un doctorat de littérature et psychanalyse. Écrit des articles sur le roman noir, l’architecture, les arts contemporains ou la cuisine. Fonde les éditions de L’Œil d’or où il publie Petite mystique de Jean Genet (2007). Cigogne est son premier livre de fiction, premier recueil de nouvelles.


     

      

     

    Cette note paraîtra sur la Cause Littéraire

    http://www.lacauselitteraire.fr/

     

     

     

  • Le Succube du tyran, Pascal Pratz

     

    Éditions Lunatique, collection 36e DEUX SOUS, avril 2015.

     

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    32 pages, 4 €.

     

     

    On l’avale tout cru ce petit bouquin des éditions Lunatiques ! Aussi drôle que triste et pathétique finalement, comme le sont tous les tyrans, pathétiques je veux dire, mais on jubile à la lecture de cette courte mais dense satyre. Dense parce que tout y est, toute la panoplie et les délires des affreux qui tachent et pourrissent le monde de leur folie sanguinaire, avec leur cour de polichinelles cupides et tordus, imbéciles malsains au-delà du possible, qu’importe le nom du tyran, ils se ressemblent tous, à croire qu’ils sortent du même moule, et vrai que la meilleure des armes avec eux, ça pourrait bien être le ridicule. Le ridicule ne tue pas, dit-on et bien dans Le Succube du tyran, il tue, avec en renfort quelques potions et gouttes tantôt diurétiques, tantôt laxatives, aphrodisiaques ou bois débandé… « C’est un texte un peu potache » en dit l’auteur, la dernière cartouche peut-être dans un monde où de nouveaux genre de tyrans pullulent et se pavanent, le genre dont on n’a même pas envie de se moquer dans des livres, quoique… Parce que Pascal Pratz a raison sans doute en disant que « le rire potache est devenu, aujourd’hui, hélas, un très beau combat. » En tout cas, il nous régale d’un texte rageur, impertinent, et vraiment bien écrit, ce qui ne gâche rien, on aurait envie d’en tirer une pièce de théâtre. On ne peut pas se moquer de tout, mais du tyran, non seulement on peut, mais on doit se moquer. Et ouvertement si possible !

     

    Cathy Garcia

     

      

    Pascal Pratz.jpgPascal Pratz est ce qu’il est convenu d’appeler un touche-à-tout. Après des études (brillantes) en physique, il fut tour à tour et tout à la fois professeur de physique, mari (trois fois), musicien, chanteur, père (en cinq exemplaires dont il ne reste que quatre, hélas), peintre, photographe, écrivain et, finalement, éditeur, créant, en 2008, les éditions associatives Asphodèle. Il est aujourd’hui l’auteur d’une dizaine de livres dont deux romans (éd. du Petit Pavé), de récits, de nouvelles et d’un recueil d’aphorismes aux éd. Durand Peyroles.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • En territoire Auriaba de Jérôme Lafargue

    Quidam éditeur, 5 mars 2015

     

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    196 pages, 18,5 €

     

      

    « J’ai toujours pensé que ce monde ci est trop petit, ou plutôt que ce que l’on nous donne pour réalité ne constitue qu’une infime partie de l’infinité du monde. »

     

     

    Il y a quelque chose de très séduisant dans ce roman qui oscille entre rêve et réalité, et où les rêveurs lucides permettent au rêve d’interagir avec le réel, pour lancer des passerelles au-dessus du temps. Des hommes, un enfant, un loup, une traque mystérieuse, des haines familiales ancestrales, des territoires réels et imaginaires, un passé ancien qui écrit des destinées qui nous ballotent des côtes marocaines au Charleville de Rimbaud en passant par le Honfleur de Allais et cette date récurrente, le 20 octobre 1854 et puis l’océan immense, ses vagues sur lesquelles on surfe en parfaite osmose avec une nature indomptée, extérieure comme intérieure.

     

    C’est un roman difficile cependant à saisir, son rythme est déroutant, et c’est le genre de livre qu’il faudrait relire quand on arrive à la fin, pour rassembler le tout dans un ensemble plus palpable. Ainsi le roman semble être lui-même une sorte de rêve, l’a-t-on vraiment lu ? Un très bel imaginaire, un souffle puissant le parcourt, c’est organique, instinctif, les personnages y sont atypiques, en marge et dotés de solides personnalités. C’est aussi avec l’Histoire en filigrane, un regard critique concernant certains faits et attitudes, portant des fruits amers qui donnent encore des graines aujourd’hui.

     

    En territoire Auriaba, on a de la dignité, du courage, de l’intégrité, de l’authenticité, des qualités et des valeurs qui se font rares et l’auteur à petites touches, l’air de rien, révèle par contraste un portrait peu flatteur du monde contemporain dont les racines trempent dans bien des compromissions. En pénétrant ce territoire Auriaba, on songe à cette citation de Serge Bouchard :

     

    « Qui n'aime pas les loups n'aime pas la nuit, la nuit pour ce qu'elle est, c'est-à-dire la face obscure de notre immense liberté. »

      

    Le narrateur, écrivain lui-même et qu’on imagine comme étant l’alter ego de l’auteur, allie la figure du loup avec celle du poète, et on n’est pas loin de la figure du chamane, rêveur lucide par excellence. Le genre de personnage à part, doté d’une conscience et une sensibilité exacerbées, conservant en lui comme une enfance encore intacte et qui se sent plus en osmose avec le monde sauvage que la société humaine, comme son ami La Serpe, ce qui n’ôte rien à une véritable générosité naturelle, bien au contraire.

      

    « Je ne fuis pas le monde, car il est là, je ne peux l’effacer, et je ne suis pas de ceux qui, esprits poseurs et inutiles, se constituent un bagage culturel immense pour mieux se distinguer des autres. Je suis au service de tous ceux qui veulent bien s’arrêter chez moi. On sait où me trouver s’il le faut. »

      

    Et chez lui, c’est forcément en territoire Auriaba.

     

      

    Cathy Garcia

     

      

     

    Lafargue2.jpgJérôme Lafargue est né en 1968 dans les Landes. Il est également l’auteur de L’Ami Butler (2007, Prix Initiales 2007, Prix ENS Cachan 2008, Prix des lycéens 2008 Fondation Prince Pierre de Monaco), Dans les ombres sylvestres (2009) et L’Année de l’hippocampe (2011), tous parus chez Quidam éditeur.

     

     

    Cette note paraîtra sur la Cause Littéraire

    http://www.lacauselitteraire.fr/

     

     

     

  • Dieu est rouge de Liao Yiwu

     

    traduit du chinois par Hervé Denès et Li Ru,

    Books Edition et Les Moutons Noirs, février 2015

      

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     462 pages, 24 €.

     

    Un pavé ! Un pavé dans la grande mare de Chine. Liao Yiwu nous livre ici le fruit d’un long travail, difficile aussi, celui de réunir autant de témoignages que possible de cette « histoire vraie de la survie et de l’essor du Christianisme en Chine, de Mao à Xi Ping ». Il a parcouru la Chine pour rencontrer des hommes, des femmes, souvent très âgés, mais d’autres plus jeunes aussi, qui répondent à ses questions dans des entretiens rapportés ici, et entrecoupés de « préludes », qui permettent d’en comprendre les contextes. Beaucoup de noms vont défiler, on s’y perd, des lieux aussi, où morts et vivants se côtoient dans un effort de mémoire, qu’on ne lira probablement pas de la même façon, si l’on est croyant ou pas, mais toujours est-il qu’à travers cette quête assez singulière, Liao Yiwu, en toute humilité, et dans un style qui lui est propre, simple et profond, nous livre un pan très peu connu, car aujourd’hui encore tabou, de l’Histoire contemporaine chinoise dans toute sa violence, avec ses drames et privations quasi ininterrompus. Avoir des témoignages directs, de personne à personne, des histoires individuelles aux destins souvent incroyables, est un trésor inestimable, car aujourd’hui encore il est extrêmement périlleux de fouiller dans ce récent passé et révéler des vérités. L’Histoire non officielle, non autorisée par le régime. L’auteur – qui a connu lui-même l’incarcération pour ses opinions - a dû souvent prendre de grandes précautions pour recueillir toutes ces confidences.

     

    Dieu est rouge car la religion chrétienne en Chine a pris très tôt une couleur particulière, rouge du régime auquel elle a dû survivre dans la clandestinité, qui tantôt a tenté de l’éradiquer, tantôt de l’absorber, la couleur rouge d’une ferveur exacerbée par les persécutions, le rouge du sang versé lors d’innombrables tortures et exécutions, aussi la symbolique du martyr a été vécue par bon nombre de ces personnes d’une façon non métaphorique, mais bien littéralement dans leur propre chair. Les vies de bon nombre d’entre elles s’apparentent à de véritables chemins de croix.

     

    On n’adhèrera pas forcément mais on ne pourra qu’admirer la force de conviction, le courage, l’abnégation et le dévouement que la foi chrétienne a donné à ces personnes et qui parfois semble avoir opéré ce qu’on pourrait appeler des miracles. Il est évident que tous ces témoignages sont aussi, même indirectement, une dénonciation des dérives et cruautés du régime communiste, surtout pendant la dite Révolution Culturelle, mais on y verra aussi plus loin que ça, comment les mauvaises choses – et l’Histoire en est pleine - en entraine des pires.

     

     

    Dieu est rouge est un livre majeur pour qui veut appréhender l’Histoire contemporaine de la Chine, il contient une masse d’informations de première main assez phénoménale, parfois c’est vraiment atroce, et d’une façon plus large cela ouvre un questionnement fondamental sur l’aide qu’une spiritualité bien ancrée peut apporter dans les épreuves. Un défi que le bouddhisme et le taoïsme qui étaient en place bien avant l’arrivée des missionnaires chrétiens, semblent avoir eu du mal à relever, quand le communisme a eu la prétention de répondre à toutes les problématiques humaines en balayant d’un coup et sans discernement des savoirs millénaires.

     

    Un livre où l’humain est donc au premier plan, dans toute sa déchirure entre extrême élévation et extrême bassesse, et dans lequel on peut distinguer comme un vague espoir, quelque chose qui transcenderait politique et religion, et c’est cela sans doute que l’auteur, ni totalement croyant, ni totalement sceptique, mais profondément sensible et ayant soif de vérité, a voulu nous transmettre. Quelque chose qui fait qu’on pourrait croire encore… en l’Homme. Malgré un tout qui demeure d’une bêtise effroyable.

     

    Cathy Garcia

     

      

    auteur28.jpgLiao Yiwu, est un écrivain chinois né en 1958 dans le Sichuan. Il est l'un des auteurs contemporains les plus audacieux de sa génération et son talent se nourrit des scènes de la vie quotidienne, de rencontres fortuites et d'enquêtes qu'il mène auprès de ceux que l'on peut considérer comme les laissés-pour-compte d'une Chine en plein bouleversement. Poète vagabond inspiré par Baudelaire et Allen Ginsberg, Liao Yiwu devient célèbre en 1989 avec son poème Massacre, dédié aux opposants de la place Tian Anmen, qui l'envoie en prison de 1990 à 1994. Une expérience d'humiliations et de tortures qu'il raconte dans son livre majeur, Dans l'empire des ténèbres. Ses livres sont interdits en Chine, même s’il est l’un des écrivains chinois les plus lus clandestinement. Dieu est rouge est publié à Taïwan en 2011, la même année, il s'exile en Allemagne et reçoit le Prix frère et sœur Scholl. En 2012, Liao Yiwu est l'invité d'honneur du Festival international de Littérature de Berlin où il organise une exposition sur les « prisons, visibles et invisibles ». Il reçoit le prix de la Paix des éditeurs et libraires allemands. En septembre de la même année, il rend visite au 17e karmapa à Dharamsala en Inde et l'invite au Berlin International Literature Festival dans le but d'attirer l'attention sur les auto-immolations de Tibétains.

     

     

     Note publiée sur http://www.lacauselitteraire.fr/

     

     

     

  • Indalo de Christian Saint-Paul – Encres Vives n°441

     

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    avril 2015. Format A4, 16 pages, 6,10 €.

     

    C’est à une très belle flânerie andalouse que nous convie Christian Saint-Paul dans ce 441ème Encres Vives, placé sous le signe de l’indalo, la figure préhistorique qui est devenu le symbole de la ville et de la province d’Almeria, et qu’on pouvait déjà voir peint sur les maisons en guise de protection contre les orages et le mauvais œil. Christian Saint-Paul a le don de nous faire vivre les paysages, les lieux et leur histoire au travers de son regard de poète doublé d’un talent de conteur, et il ne fait pas que raconter ce qu’il a vu, il nous le fait voir, littéralement, c'est-à-dire ressentir aussi.

     

    « La nuit encore/le soleil étouffant/mutile la fermentation du sommeil/Nous vivons désormais/lovés dans ce désert/où la terre n’est que/poussière montant au ciel/ »

     

    Christian Saint-Paul a le regard d’un poète convaincu, tel Machado, de l’absolu nécessité d’être homme, en toute humilité, un homme à qui rien n’échappe, ni la beauté des lieux ni « des îlots d’immeubles/parsemés le long d’avenues/vides – sans utilité-/témoignent de la chute folle de la finance. »

     

    Le poète ne fuit pas le malaise, il l’affronte, le dénonce et ainsi « Nous apprenons à apprivoiser le vide/créé par l’appétence de l’homme. »

     

    Pas d’Andalousie sans l’ombre de Llorca, pas d’Espagne sans le souffle fiévreux d’un Don Quichotte, les eaux fortes de Goya et les « yeux noirs de feu névrotique » d’un Cordobès. Christian Saint-Paul nous emporte à la rencontre de l’âme andalouse, du duende tapi dans ses tréfonds. Une âme trempée « dans le souffre du soleil ». Ombre et lumière, voilà l’Andalousie et « la Bible infinie des étoiles ».

     

    Des pierres, des fantômes et des Vierges tristes, des enfants vifs sous des peaux brunes, de la ferveur et des brasiers lumineux. Des plaies de guerre, le sang des fusillés et des religions qui se côtoient dans de grands jardins, où coulent des fontaines, des forteresses et « les indénombrables châteaux en Espagne ! », des prières et « des rancœurs d’un autre âge qui agitent les cargos aux amarres. »

     

    Indalo est un beau périple, oui, qui ne peut laisser indifférent, car pourrait-il y avoir meilleur guide qu’un poète amoureux de la terre qu’il foule, et dont il sait voir, tous temps confondus, l’endroit et l’envers, le visible et l’invisible, le bonheur comme les larmes ?

     

    Cathy Garcia

     

     

    St-Paul-200px.jpgChristian Saint-Paul, est un poète véritablement passionné de poésie, de la poésie qui met l’humain et la relation à l’autre au premier plan. Il anime depuis plus de 25 ans l’émission, « Les Poètes » (le jeudi de 20h30 à 21h) sur Radio Occitanie (98.3 Mhz) avec son compère Claude Bretin et de nombreuses émissions ont été consacrées à la poésie du monde. On peut les réécouter ici :

    http://www.lespoetes.fr/emmission/emmission.html

    Il avait créé sa revue, « Florilège », avec un autre poète, Michel Eckhard, dans le courant des années soixante. Brel avait accepté de les parrainer. Nous sommes encore avant 68, Christian Saint-Paul entre alors à Sciences Po, mais s’engage aussi activement dans la lutte antifranquiste. Il créera une autre revue, « Poésie toute » et plus tard encore en 1983, « Le Carnet des Libellules » où il publiera de nombreux auteurs.

     

    Christian Saint-Paul a publié :

     

    Les peupliers (Jeune Force Poétique Française éd., 1966) Les murènes monotones (Jeune Force Poétique Française éd., 1967) L’homme de parole (Caractères éd., 1983), préface de Michel Eckhard Prélude à la dernière misogynie (De Midi éd., 1984), avant-propos de Jean Rousselot, couverture illustrée par Gil Chevalier et illustrations intérieures de Jean-Pierre Lamon et de Lucie Muller. Les murènes noyées (Carnets des Libellules éd., 1985) Les murènes monotones (De Midi/Poésie Toute éd., 1987) Transgression (Carnets des Libellules éd., 1987), préface de Claude Vigée A contre-nuit (La Nouvelle Proue éd., 1988), préface de Jean-Pierre Crespel Tendre marcotte (Carnets des Libellules éd., 1988), avant-propos de Michel Eckhart Les ciels de pavots (Encres Vives éd., 1991) Pour ainsi dire (Encres Vives éd., 1992), préface de Jean Rousselot Akelarre, La lande du bouc (Encres Vives éd., collection Lieu N°108, 2000) L’essaimeuse (Encres Vives éd., 2001) Ton visage apparaît sous la pluie (Encres Vives éd., collection Encres Blanches N°61, 2001), couverture illustrée par Patrick Guallino, postface de Alem Surrre-Garcia L’unique saison (Poésies Toutes éd., 2002), préface de Gaston Puel, postface de Monique-Lise Cohen Des bris de jours (Encres Vives éd., 2003), couverture illustrée par Christian Verdun, postface de Michel Cosem L’enrôleuse (Encres Vives éd., 2006), postface de Georges Cathalo Tolosa melhorament (Encres Vives éd., collection Lieu N°184, 2006), édition bilingue occitan/français, postface de l’auteur. Entre ta voix et ma voix, la malachite noire de la voix d’une morte (Multiples, 2009) Les plus heureuses des pierres (Encres Vives éd. N°361, 2009) Vous occuperez l’été (Cardère éditions) Hodié mihi, cras tibi (Encres Vives éd., Collection Lieu n°217, 2010)

     

     

     

  • Nous, les chats…, de Claude Habib

     

     Edition: Editions de Fallois, février 2015

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    190 pages, 15 €

     

    Autobiographie d’un chat en colère, d’un vrai chat, pas un chat qui s’est compromis, affadi, au contact de l’Homme, « En résumé, voici l’affaire : les hommes chérissent dans le chat un petit homme très joli. Le chat tient à l’homme comme à sa propre mère, une mère invalide et fort enlaidie. De part et d’autre, la relation repose sur l’imposture et sur l’hallucination ». Non, ici nous avons affaire à un chat réel, un chat des bois, un chat digne de son espèce, qui a donc forcément une très haute opinion de lui-même, car ce n’est pas rien d’être l’aboutissement de la création, la perfection incarnée. Faut savoir tenir son rang !

    « Nous sommes l’ourlet du monde. C’est là qu’il finit, et je puis ajouter – sans me vanter – qu’il finit bien. Sans nous la création serait dépenaillée, il y aurait un effilochement constant des espèces, une dégénérescence à la marge. Le monde cesserait d’être beau pour être plein, et plein de quoi, grands dieux ? Il serait plein d’oiseaux sans ailes, rempli de biches obèses et de bêtes fumistes, plein à craquer ».

    Et ce chat ici est sur le point de mourir, stupidement, à cause de cette infâmante et perfide créature : l’Homme. « Ils m’ont eu, c’est terrible à dire. Une femelle, en l’occurrence. Moi, la perfection de la nature, j’ai été défait par cette imperfection ambulante, cette variante du singe ». Alors, dans cet ultime moment avant l’agonie, il raconte. Il raconte tout : sa naissance, sa famille, son enfance, l’apprentissage, la vie dans les bois, ses amours, ses enfants, ses combats, son savoir, sa place dans l’univers et toute la ruse et l’habileté que nécessite la survie dans un monde hostile, fait de voitures et de routes (où les chats finissent plats) et de la ville de ces hommes qui n’ont de cesse d’accaparer toujours plus de territoire. Cette inepte et bruyante créature « armée comme il faut toujours craindre qu’ils le soient. Car c’est une race qui ne se suffit pas : ils comptent sur les accessoires ».

    Claude Habib fait preuve ici non seulement d’un talent littéraire vraiment appréciable mais aussi d’une véritable connaissance de nos félins, pas seulement le chat qui ronronne sur le canapé, mais LE chat, avec son instinct et un esprit libre, fier, portant un regard pertinent et sans concession sur l’espèce humaine.

    « Si le langage était une chose sérieuse, les hommes n’auraient jamais appris à parler à leurs objets.

    Avec les objets qui font du raffut, comment dormir ? Autour des hommes, l’insistance, voire l’insolence des choses est stupéfiante. Autant leurs animaux sont doux, autant leurs objets sont excités. Mais cela vient des hommes : l’importunité des choses est fonction de l’attention, proprement déplacée, qu’ils leur prêtent ».

    Et c’est drôle, très drôle et très intelligent. Juste un régal !

    « Vous croyez que le monde serait ce qu’il est, sans la peur des bois ? La peur du noir ? La peur du grand large et la peur du fond des eaux ? Mais ce serait infâme. Les bêtes déambuleraient, dehors comme dedans. Elles laisseraient des épluchures. Des bouses. Ôtez le danger, le monde devient un antre. Les ruminantes habitudes envahissent l’espace, elles vont jusqu’au ciel. L’univers tourne au terrier, tout s’effondre. Quoi, j’exagère ? Pas du tout. Dehors comme dedans, il n’y a que les hommes pour croire que c’est la formule du bonheur, la définition du paradis sur terre. Ce n’est pas la définition du paradis, c’est la description d’un camping… ».

     

    Cathy Garcia

     

     

     AVT2_Habib_8392.jpgClaude Habib, agrégée de lettres modernes, est professeur à l’Université de la Sorbonne nouvelle Paris 3. Elle a publié Le consentement amoureux. Rousseau, les femmes et la cité (Hachette Littératures) – Rousseau aux Charmettes (Éditions de Fallois, 2012) – Le goût de la vie commune (Flammarion, 2013) et deux autres romans  – Préfère l’impair (Viviane Hamy, 1996) – Un sauveur (Éditions de Fallois, 2008)… Elle a été critique littéraire (Esprit - l’Express) et elle est membre du jury du prix Guizot.

     

     Note parue sur : http://www.lacauselitteraire.fr/nous-les-chats-claude-habib