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RÉSONNANCE & COPINAGES - Page 22

  • Warsan Shire

    Warsan Shire.jpg

     

      

    Personne ne quitte sa maison

    À moins d’habiter dans la gueule d’un requin.

    Tu ne t’enfuis vers la frontière

    Que lorsque toute la ville s’enfuit comme toi.

    Tes voisins courent plus vite que toi

    Le goût du sang dans la gorge.

    Celui qui t’a embrassé à perdre haleine

    Derrière la vieille ferronnerie

    Traine un fusil plus grand que lui.

    Tu ne quittes ta maison

    Que quand ta maison ne te permet plus de rester.

    Personne ne quitte sa maison

    À moins que sa maison ne le chasse

    Le feu sous les pieds

    Le sang qui bouillonne dans le ventre.

    Tu n’y avais jamais pensé

    Jusqu’à sentir les menaces brûlantes de la lame

    Contre ton cou.

    Et même alors tu conservais l’hymne national

    À portée de souffle

    Ce n’est que quand tu as déchiré ton passeport

    Dans les toilettes d’un aéroport

    En t’étranglant à chaque bouchée de papier

    Que tu as su que tu ne reviendrais plus.

    Il faut que tu comprennes,

    Que personne ne pousse ses enfants dans un bateau

    A moins que la mer te semble plus sûre que la terre.

    Personne ne brûle ses paumes

    Suspendu à un train

    Accroché sous un wagon

    Personne ne passe des jours et des nuits dans le ventre d’un camion

    Avec rien à bouffer que du papier journal

    À moins que chaque kilomètre parcouru

    Compte plus qu’un simple voyage.

    Personne ne rampe sous des barrières

    Personne ne veut être battu

    Ni recevoir de la pitié.

    Personne ne choisit les camps de réfugiés

    Ni les fouilles à nu

    Qui laissent ton corps brisé

    Ni la prison

    Mais la prison est plus sûre

    Qu’une ville en feu

    Et un seul garde

    Dans la nuit

    C’est mieux que tout un camion

    De types qui ressemblent à ton père.

    Personne ne peut le supporter

    Personne ne peut digérer ça

    Aucune peau n’est assez tannée pour ça.

    Alors tous les :

    « À la porte les réfugiés noirs

    Sales immigrants

    Demandeurs d’asile

    Qui sucent le sang de notre pays,

    Nègres mendiants

    Qui sentent le bizarre

    Et le sauvage,

    Ils ont foutu la merde dans leur propre pays

    Et maintenant ils veulent

    Foutre en l’air le nôtre »

    Tous ces mots-là

    Ces regards haineux

    Ils nous glissent dessus

    Parce que leurs coups

    Sont beaucoup plus doux

    Que de se faire arracher un membre.

    Ou les mots sont plus tendres

    Que quatorze types entre tes jambes.

    Et les insultes sont plus faciles

    À avaler

    Que les gravats

    Que les morceaux d’os

    Que ton corps d’enfant

    Mis en pièces.

    Je veux rentrer à la maison

    Mais ma maison est la gueule d’un requin

    Ma maison est le canon d’un fusil.

    Et personne ne voudrait quitter sa maison

    À moins d’en être chassé jusqu’au rivage

    À moins que ta propre maison te dise :

    Cours plus vite

    Laisse tes vêtements derrière toi

    Rampe dans le désert

    Patauge dans les océans

    Noie-toi

    Sauve-toi

    Meurs de faim

    Mendie

    Oublie ta fierté

    Ta survie importe plus que tout.

    Personne ne quitte sa maison

    A moins que ta maison ne chuchote grassement à ton oreille :

    Pars

    Fuis-moi.

    Je ne sais pas ce que je suis devenue

    Mais je sais que n’importe où

    Vaut mieux qu’ici

     

     Traduction  le Boojum

     

     

  • Ouanessa Younsi

    Tu n’as jamais pensé en faire un métier. Écrire était ta façon maladroite de rester en lien avec toi, de ne pas perdre, sous ta capacité au faux self, la part de toi qui demeurait un jardin. Grâce au poème, tu as conservé une joie, le sentiment d’exister, d’être créatrice. Sous la mort et le mot, tu répondais vivante.

     

    in Lettres aux jeunes poétesses

     

     

  • Andrei Tarkovsky

    Le poète est un homme qui a l'imagination et la psychologie d'un enfant. Sa perception du monde est immédiate, quelles que soient les idées qu'il peut en avoir. Autrement dit, il ne décrit pas le monde, il le découvre.

     

    in Le Temps scellé

     

     

  • Amina Saïd

    nous étions l’oiseau blanc

    qui porte le nuage entre ses ailes

    nous étions le vol et l’oiseau

    fendant le ciel du regard

    quand s’abolit la distance

    et que renaît le feu

     

    in soleil à son lever 

     

     

     

     

  • Véro Ferré

     

     
     
    Briser la gangue des douleurs passées,
    Ôter délicatement les peaux de tristesse,
    N’en garder qu’une digne retenue,
    L’espoir doux d’une possible renaissance.
    Raffermir légèrement le fragile,
    Irriguer intensément ce qui palpite,
    Ressentir à nouveau la soif,
    S’ouvrir à la vie qui frémit.
    Alors prendre le risque de toi,
    De l’effraction de toi en moi,
    De l’étonnement et la faim de toi,
    D’un lien ineffable qui fait émoi.
    Oser t’offrir ma nudité essentielle,
    Celle qui donne à voir bien au delà,
    Me frotter à ton intangible, à tes secrets,
    À tout ce qui se tait en toi.
    Accueillir la merveilleuse urgence de t’aimer...
     
    Septembre 2020
     
     
     
     
     
     
  • Thierry Metz

     

    Un homme marche dans les feuilles,
    non loin du pavillon. Il se déplace si
    lentement, avec tant de précautions
    qu’il ne s’aperçoit pas qu’un arbre le
    suit.


    in L’homme qui penche

     

     

     

  • Thierry Metz

     Demande au veilleur là-haut
    sur sa branche
    parmi les lucioles
    dans la braise des mots
    dans le presque rien d’écrire
    il sait – lui- l’attardé
    que son aujourd’hui
    dorsale de l’ailleurs
    n’a pas d’autre horizon que sa langue
    où l’éclair se dénude


    in Sur la table inventée

     

     

  • Christian Bobin

    Les enfants sont des gens qui ne ressemblent à personne. On les met dans les écoles pour qu'ils deviennent comme tout le monde. L'école est une boîte qui ressemble à une maison. On trempe l'enfant dans la boîte, on le laisse mijoter quatorze ou quinze ans dans la boîte, on le ressort, il a les yeux écarquillés d'être resté si longtemps dans le noir, on lui dit : bravo mon grand, te voilà comme tout le monde. C'est pas drôle d'être comme tout le monde. Personne n'aime ça. Heureusement ça ne marche pas. La boîte école, la boîte usine, la boîte travail, la boîte chômage, la boîte télévision, la boîte boîte ; aucune boîte ne marche, aucune boîte n'est assez bien fermée pour empêcher la vie d'entrer, et quand la vie entre quelque part, ouh la la, plus rien n'est pareil c'est le grand désordre, le grand carnaval des couleurs. C'est même comme ça qu'on distingue la vie de la mort : là où tout se ressemble, là où tout est en ordre - c'est la mort. Et là où tout est bizarre, drôle, mélangé - c'est la vie.

     

    in Le jour où Franklin mangea le soleil

     

     

  • Antonin Artaud - novembre 1947

     

    J’ai appris hier
    (il faut croire que je retarde, ou peut-être n’est-ce qu’un faux bruit, l’un de ces sales ragots comme il s’en colporte entre évier et latrines à l’heure de la mise aux baquets des repas une fois de plus ingurgités),
    j’ai appris hier
    l’une des pratiques officielles les plus sensationnelles des écoles publiques américaines
    et qui font sans doute que ce pays se croit à la tête du progrès.
    Il paraît que parmi les examens ou épreuves que l’on fait subir à un enfant qui entre pour la première fois dans une école publique, aurait lieu l’épreuve dite de la liqueur séminale ou du sperme,
    et qui consisterait à demander à cet enfant nouvel entrant un peu de son sperme afin de l’insérer dans un bocal
    et de le tenir ainsi prêt à toutes les tentatives de fécondation artificielle qui pourraient ensuite avoir lieu.
    Car de plus en plus les américains trouvent qu’ils manquent de bras et d’enfants,
    c’est à dire non pas d’ouvriers
    mais de soldats,
    et ils veulent à toute force et par tous les moyens possible faire et fabriquer des soldats
    en vue de toutes les guerres planétaires qui pourraient ensuite avoir lieu,
    et qui seraient destinées à démontrer par les vertus écrasantes de la force
    la surexcellence des produits américains,
    et des fruits de la sueur américaine sur tous les champs de l’activité et du dynamisme possible de la force.
    Parce qu’il faut produire,
    il faut par tous les moyens de l’activité possibles remplacer la nature partout où elle peut-être remplacée,
    il faut trouver à l’inertie humaine un champ majeur,
    il faut que l’ouvrier est de quoi s’employer,
    il faut que des champs d’activité nouvelle soient crées,
    où ce sera le règne enfin de tous les faux produits fabriqués,
    de tous les ignobles ersatz synthétiques
    où la belle nature vraie n’a que faire,
    et doit céder une fois pour toutes et honteusement la place à tous les triomphaux produits de remplacement
    où le sperme de toutes les usines de fécondation artificielle
    fera merveille
    pour produire des armées et des cuirassés.
    Plus de fruits, plus d’arbres, plus de légumes, plus de plantes pharmaceutiques ou non et par conséquent plus d’aliments,
    mais des produits de synthèse à satiété,
    dans des vapeurs,
    dans des humeurs spéciales de l’atmosphère, sur des axes particuliers des atmosphères tirées de force et par synthèse aux résistances d’une nature qui de la guerre n’a jamais connu que la peur.
    Et vive la guerre, n’est-ce pas ?
    Car n’est-ce pas, ce faisant, la guerre que les Américains ont préparée et qu’il prépare ainsi pied à pied.
    Pour défendre cet usinage insensé contre toutes les concurrences qui ne sauraient manquer de toutes parts de s’élever,
    il faut des soldats, des armées, des avions, des cuirassés,
    de là ce sperme
    auquel il paraîtrait que les gouvernements de l’Amérique auraient eu le culot de penser.
    Car nous avons plus d’un ennemi
    et qui nous guette, mon fils,
    nous, les capitalistes-nés,
    et parmi ces ennemis
    la Russie de Staline
    qui ne manque pas non plus de bras armés.
    Tout cela est très bien,
    mais je ne savais pas les Américains un peuple si guerrier.
    Pour se battre il faut recevoir des coups
    et j’ai vu peut-être beaucoup d’Américains à la guerre
    mais ils avaient toujours devant eux d’incommensurables armées de tanks, d’avions, de cuirassés
    qui leur servaient de boucliers.
    J’ai vu beaucoup se battrent des machines mais je n’ai vu qu’à l’infini
    derrière
    les hommes qui les conduisaient.
    En face du peuple qui fait manger à ses chevaux, à ses bœufs et à ses ânes les dernières tonnes de morphine vraie qui peuvent lui rester pour la remplacer par des ersatz de fumée,
    j’aime mieux le peuple qui mange à même la terre le délire d’où il est né,
    je parle des Tarahumaras
    mangeant le Peyotl à même le sol
    pendant qu’il naît,
    et qui tue le soleil pour installer le royaume de la nuit noire,
    et qui crève la croix afin que les espaces de l’espace ne puissent plus jamais se rencontrer ni se croiser. C’est ainsi que vous allez entendre la danse du TUTUGURI
     
    Novembre 1947