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MES LECTURES

  • Anouar Benmalek - L'enfant du peuple ancien

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    Pauvert 2020

     

     

    "Queensland, nord-est de l'Australie, décembre 1918. Une odeur de printemps salé.. Kader, bouleversé regarde le corps défait de sa femme Lislei, mourante. D'étranges dieux ont présidé à leur rencontre. En 1870, Lislei, l'Alsacienne, est emportée dans la tourmente sanglante de la Commune tandis que Kader, l'Algérien, est fait prisonnier au cours de la révolte des tribus sahariennes contre les colons français. Tous deux sont déportés en Nouvelle-Calédonie et réussissent à s'évader sur le même rafiot se dirigeant vers l'Australie. A son bord, ligoté, gémit un drôle de petit garçon : Tridarir. Dernier représentant des aborigènes de Tasmanie décimés par les colons australiens, l'orphelin courageux tente de retrouver les mythiques Sentiers des Rêves de son peuple

    Roman d'aventures et d'amour à couper le souffle, L'Enfant du peuple ancien entraîne le lecteur aux confins d'une humanité très lointaine, nourrie de rêves magiques et fondateurs ... Ce voyage initiatique, conjugué à une traversée délicieusement romanesque de l'Histoire, confirme l'humanisme désarmant d'Anouar Benmalek."

     

    Romanesque mais cru sur la violence coloniale, la violence du plus fort, la violence de l'idéologie conquérante, la violence du sentiment de supériorité, du racisme, la violence de l'homme et qui évoque le génocide le plus oublié sans doute et le plus radical aussi qui a abouti à la disparition de toute la population autochtone tasmanienne non-métissée, et qui dit métissage, dit viol, femmes et enfants, un génocide qui m'avait déjà fortement marquée notamment par le film Manganinnie de John Honey (1980), voir ici : http://cathygarcia.hautetfort.com/archive/2013/01/19/manganinnie-de-john-honey-1980.html

    C'est vraiment un arrache-cœur ce roman, très cinématographique par ailleurs, heureusement vient se poser comme un baume, ce qu'il y a de plus beau aussi dans la nature humaine : la tendresse, l'empathie, le courage et je dirais même la tendresse, l'empathie et le courage des femmes qu'elles font grandir par leur exemple dans le cœur des hommes.

     

    CGC

     

     

    OIP-990048223.jpgAnouar Benmalek est né à Casablanca en 1956. Auteur de nombreux romans, dont Les Amants désunis, Le Rapt, Ô Maria, Fils du Shéol et L’Amour au temps des scélérats, Grand Prix SGDL 2022 de fiction, traduit dans une dizaine de langues, le romancier franco-algérien Anouar Benmalek a été l’un des fondateurs du Comité algérien contre la torture. Enseignant-chercheur dans une université parisienne, parlant le russe, il a passé cinq ans dans l’ancienne URSS entre Kiev, Odessa, Moscou et Leningrad à préparer une thèse de doctorat en mathématiques, le thème de son dernier livre paru en août dernier chez Emmanuelle Collas éd. : Irina, un opéra russe.

     

     

  • Layli Long Soldier - Attendu que

     

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    traduit de l’anglais (américain) par Béatrice Machet
    Titre original : WHEREAS, publié aux États-Unis par Graywolf Press, 2017
    122 pages, 18 x 23 cm
    éditions Isabelle Sauvage, octobre 2020

     

    ATTENDU QUE est une réponse, point par point, mot après mot, à la résolution du Congrès d’avril 2009 qui formulait les excuses du gouvernement américain aux Indiens, qualifiée bien crânement de « réconciliation historique » mais passée inaperçue… et restée lettre morte.
    Layli Long Soldier interroge ici jusqu’à l’inanité même de la notion d’excuses : s’il est primordial que l’État fédéral reconnaisse ses actes envers les tribus indiennes, la « réparation » ne dépend pas, n’a jamais dépendu de lui, les Indiens n’ont pas besoin de réconciliation, ils sont peuples souverains, ont lutté et continuent de lutter pour leurs droits. D’ailleurs, ces excuses sont adressées en anglais et il n’existe pas de mot en langue indienne pour « excuse » ou « désolé », dit l’auteure… Et c’est bien la question de la langue qui est soulevée tout au long du livre : comment écrire dans la langue de l’occupant, parce que sa langue propre a été interdite, que de ce fait, « pauvre en langue », ne lui reste plus qu’à « secouer la morte ». Comment vivre aujourd’hui, de tout son être, en tant qu’Indienne, femme, mère — comment « les mots précis [de la résolution] enclenchent les vitesses du poème en marche ».
    Le livre est construit en deux parties. D’abord les « préoccupations », qui sont celles de Layli Long Soldier dans sa « langagitude », poèmes du quotidien qui impliquent tout du corps, traversé par la terre, la lumière, où elle dit l’enfance, l’amour, la maternité ou l’absence, l’Histoire au présent d’un peuple colonisé. Dans la seconde partie, Layli Long Soldier, calquant la résolution officielle, énonce ses propres déclarations préliminaires (toutes introduites par « ATTENDU QUE », citant et commentant régulièrement le texte original) et ses « résolutions » (le texte est ici intégralement repris mais de façon complètement détournée).
    Il en ressort une véritable dénonciation du texte de loi, ou précisément, comme le dit Layli Long Soldier, un « acte juridique à la première personne ». De façon incisive, littéralement frappante, la langue anglaise se retourne ainsi contre ce qu’elle représente par la force subversive de la poésie : « Attendu que met la table. La nappe. Les salières et les assiettes. […] je suis amenée à répondre, attendu que, j’ai appris à exister et ce sans votre formalité, salières, assiettes, nappe. »

     

    Un livre puissant, d'une émotion dense et contenu, l'auteur use d'une précision froide et chirurgicale car il s'agit effectivement d'une sorte d'opération, dans le sens agir sur, pour allez à l'os du langage, parce qu'une langue a effacé une autre langue. Poésie pour désarticuler et autopsier la violence, celle de la suppression d'une identité, d'une histoire, la violence de l'appropriation des terres et l'éradication d'une culture et des corps même d'un peuple par un autre peuple. Corps étranger venu parasiter et dévorer cette terre-corps-langue-identité naturellement enracinée dans sa propre terre-chair-langue-histoire. Écrire de la poésie en anglais, la langue qui a tranché les racines de sa langue originelle quand on est une jeune Sioux Oglala, cela donne "attendu que" et cela désarçonne parce qu'il le faut et nous met face à. La poésie survit-elle au silence imposé à une langue ?  Comment écrire de la poésie dans celle qui a été forcée dans la bouche de nos origines sans d'abord la décortiquer et la mâcher longuement, langue amère qui a tant servi mensonge et tromperie ? La langue qui annihile, la langue génocidaire.

    CGC

     

     

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    Layli Long Soldier est une jeune poète et artiste sioux oglala, vivant aujourd’hui à Santa Fe (Nouveau-Mexique). WHEREAS, que nous traduisons aujourd’hui, est son premier livre. Il a reçu plusieurs prix, dont le National Book Critics Circle, et a été finaliste du très prestigieux National Book Award for Poetry à sa parution, en 2017.

    Layli Long Soldier est une jeune poète et artiste sioux oglala, vivant aujourd’hui à Santa Fe (Nouveau-Mexique). WHEREAS est son premier livre. Il a reçu plusieurs prix, dont le National Book Critics Circle, et a été finaliste du très prestigieux National Book Award for Poetry à sa parution, en 2017.

     

    https://editionsisabellesauvage.fr/layli-long-soldier/

     

     

     

     

    Layli Long Soldier est une jeune poète et artiste sioux oglala, vivant aujourd’hui à Santa Fe (Nouveau-Mexique). WHEREAS, que nous traduisons aujourd’hui, est son premier livre. Il a reçu plusieurs prix, dont le National Book Critics Circle, et a été finaliste du très prestigieux National Book Award for Poetry à sa parution, en 2017.
  • Simon Degrave - Une conférence à Berlin

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    Encres d'Anne Gracia

    PORTAPAROLE éd.

    Collection Orfeo
    10/05/2025

     

    Une conférence à Berlin retrace poétiquement le déroulé d’une table ronde où un jeune professeur a emmené ses élèves. Le thème de la rencontre : l’avenir de l’univers. Les langues — celle des scientifiques et celle des élèves — ainsi que les perspectives oscillent. Deux univers tantôt se heurtent et tantôt se rejoignent, formant la trame de ce récit poétique où nul ne l’emporte au final que l’étonnement face à la beauté du monde.

    "Le Soleil, commença-t-elle par nous rappeler, va s’éteindre, va démesurément gonfler, devenir une géante rouge, quelque chose d’immensément radieux."

     

    J'avais eu le grand plaisir de publier des extraits de ce recueil dans le numéro 80 de la revue Nouveaux Délits (janvier 2025) :

     

    (...)

    il paraît

    – toujours ce mot –

    que des nuages bleus

    il y a des milliards d’années

    peuplaient le ciel de mars,

    que la planète rouge

    autrefois

    connut la neige et la pluie,

    que l’eau s’y trouvait en abondance,

    assez

    pour que la vie pût éclore.

     

     

     

     

    tout de suite on se demande

    pourquoi

    mars aujourd’hui est si aride

    dévastée

    désolée

    rouge

     

     

    pourquoi ce globe

    n’est plus qu’un grand désert

    sillonné

    par d’incessantes

    tempêtes de poussières.

     

     

     

    ma première pensée

    naïve

    profane

    fut la suivante :

    la lumière du soleil

    devenant toujours plus

    funèbre

    menaçante

    destructrice,

    mars se brûla

    à mesure que le soleil se réchauffait

     

    mais les choses ne sont pas

    aussi simples,

    à proprement parler

    le soleil ne se réchauffe pas

    – n’en déplaise aux apparences,

    ironise la conférencière –

    quant à mars

    elle est plus éloignée du soleil

    que ne l’est

    la terre,

    ma théorie tombe donc à l’eau.

     

     

     

    cet oubli est dû

    au fait que mars est rouge

    au fait que notre monde

    assimile le rouge

    au chaud

    au feu

    aux déserts.

     

     

     

    en fait

    mars est glacial

    lorsqu’il fait nuit

    en moyenne

    -90 °C

    -130 °F

    pourtant sa terre est rouge.

     

     

    il paraît que le soleil

    tout de même

    n’est pas si innocent,

    que des vents solaires peu à peu

    auraient dépouillé mars

    de son atmosphère,

    ouvrant la voie à une cascade

    de catastrophes écologiques,

    de dioxyde de carbone

    d’azote et d’argon.

     

     

     

    il paraît

    – des scientifiques le prétendent –

    qu’un champ magnétique

    comme celui dont la terre peut aujourd’hui encore se targuer

    eût suffi à mars

    pour préserver ses eaux

    ses nuages

    ses neiges

    pour sauvegarder

    un peu de son oxygène.

     

    il paraît surtout

    que nous n’en savons rien,

    que les scientifiques connaissant le mieux ces problèmes

    sont aussi ceux

    qui savent le mieux

    la fragilité

    de toutes ces hypothèses,

    – les ravines martiennes

    par exemple

    ne seraient pas le vestige

    d’une présence aquatique

    mais les simples restes

    de la sublimation

    du dioxyde de carbone en hiver,

    et ainsi de toute hypothèse.

     

     

     

    il paraît que

    etc. etc.

     

    (...)

     

    ... et c'est une grande joie toujours de voir des écritures aimées trouver maison d'accueil. Une conférence à Berlin est un très beau et original recueil en plus d'être instructif et merci à Simon Degrave qui a pensé à y remercier la revue, petite attention qui touche en profondeur.

     

    L'auteur : après des études en France, Simon Degrave a fini par emménager en Allemagne et y enseigne depuis la philosophie et le français. Passions : la poésie, les langues, le soleil et la neige. 

     

     

  • Alain Mascaro - Je suis la sterne et le renard

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    Flammarion, avril 2025

     

     
    " « Ma sœur, il est temps d’écouter Aam la brodeuse. Puisse cette histoire dénouer ce qui t’étouffe et t’ouvrir à l’immensité des landes. »

    Ainsi commence la saga du clan de l’Ormr. Barbra, Aana, Álfheidr et les autres forment une lignée de femmes sans père ni mari. À la fois brodeuses d’ histoires, guérisseuses, sages-femmes, chamanes, gardiennes des Hautes Terres et des forêts, elles sont en butte à la violence que les hommes exercent sur elles aussi bien que sur la nature. Aam raconte leurs destins, qui débutent quand l’esclave Barbra, quelque temps après avoir assisté à la naissance d’un volcan, est accusée d’avoir réveillé l’Ormr, le dragon de feu, et d’attendre son enfant.
    Mais qui est cette sœur à laquelle Aam adresse son récit depuis le réduit obscur d’une maison de tourbe ? Et ce qu’elle transmet n’est-il pas de tous les temps et de tous les lieux, tant il est vrai que les hommes ont crû et multiplié, asservissant les femmes et la Terre ?
    Grande saga islandaise traversée par des paysages somptueux et des landes ancestrales, ce roman, tissé de légendes et d’imaginaire, déploie une fable aux résonances contemporaines."
     
     
    Le premier roman d'Alain Mascaro que j'ai lu récemment m'avait tellement plu (voir ici :

    http://cathygarcia.hautetfort.com/archive/2025/11/24/alain-mascaro-avant-que-le-monde-ne-se-referme-6571708.html) que j'ai voulu en tenter un autre, et me voilà très loin d'être déçue, le sujet m'enchante bien évidemment et cette saga inspirée des mythes et imaginaire islandais en reprenant les rituels comme le Seidr et en brodant une histoire sur plusieurs générations de femmes comme origine du livre des runes et rituels magiques, le Galdrabók (un vrai grimoire datant des années 1600), est d'abord un superbe hommage à la nature islandaise.

    "J'ai vu couler les roches liquides comme une fonte de fer rouge sang, sang craché, sang épais, brûlant, presque noir à force d'être rouge."

    Et c'est aussi un envoûtant et puissant récit écoféministe. 

     

    "Lorsque Tóuskott eut fini de forger le monde, il regarda tout ce qu'il avait créé : il y avait l'eau, l'air, le feu, la terre ; il y avait le jour et la nuit, il y avait l'homme, les arbres, les plantes, les champignons et tout ce qui vivait sur terre. Comment faire pour que tout s'accorde et s'équilibre ? Comment laisser assez de place à chacun ? Il se dit que plutôt que séparer, il fallait réunir. Il demanda donc de l'aide à Bredan la brodeuse qui tissa les destinées ensemble dans un entrelacs magnifiquement composé et coloré, fils d'or et fils d'argent, pourpre et lapis, de manière à ce que le fil de chacun croise au moins une fois le fil des autres. Ainsi, chacun était allié à tous et tous dépendait de chacun. Elle acheva son ouvrage en faisant des nœuds sous la trame de laine. Le dernier à nouer était celui de l'homme, l'animal le plus turbulent de tous. Bredan, qui s'était fatigué les yeux et les doigts à broder durant des heures, ne le serra sans doute pas assez. À la longue, le fil se dénoua et se défit de la trame. Depuis, l'homme n'est relié à rien, c'est pourquoi il s'arroge de tirer sur le fil des autres, de le couper et de détisser l'ouvrage de Tóuskott et Bredan. Quand il en aura fini, il ne restera qu'un tas de fils informe et un canevas vide."

     

    *

     

    "Ce qu'il fallait, c'était ne pas perdre le fil, rester lié à la trame, transmettre à quelques âmes choisies, en attendant le jour où, peut-être, les gens prendraient conscience de la vie qu'ils menaient, tellement déliée de la vérité du monde, de sa chair intime, que c'était au-delà de la solitude, une sorte de déréliction vertigineuse dont il serait bien difficile de sortir."

     

     

  • Léna Ghar - Tumeur ou Tutu

     

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    Verticales & Gallimard 2023

    Folio 2024

     

     

    « Dans le noir, la monstre fait même peur aux loups enragés sous mon lit sauf que je ne peux pas m’enfuir de ma peau.
    Je veux que quelqu’un la tue mais personne ne la voit.
    Je veux qu’elle meure mais je ne sais pas comment elle s’appelle.
    Je cherche son nom partout. »

    La folie qui parcourt ce roman électrise par sa brutale justesse et la sauvagerie poétique de son regard sur le monde. 

     

    *

     

    C'est un livre abime pour moi, qui me résonne et me questionne là où... C'est un livre pétri de douleur innommée et innommable autour de laquelle on peut tourner toute une vie comme on tourne sa langue bien plus de sept fois dans une bouche qui résiste à mordre méchamment là où ça fait trop mal avant de la mâcher, mâcher sa propre langue et faire de ce jus, cette bouillie, écriture. Le trauma devient alors littérature mais littérature ne guérit pas, elle diffuse simplement et par cet effet de diffusion de la douleur, elle l'allège peu à peu. 

     

    Voir un article à son sujet ici : https://blogs.mediapart.fr/floracitroen/blog/260923/mathematiques-de-l-existence-sur-tumeur-ou-tutu-de-lena-ghar

     

     

    Bandeua-tumeur-ou-tutu-3648386562.jpgNée en 1989 au bord des vagues, Léna Ghar doit ses plus grandes joies à ses amies, à ses frères, au soleil et au vent. Elle a déménagé à l’aube de ses 17 ans pour aller étudier dans une grande ville. Elle a suivi le Master de création littéraire à Paris-8 et travaille dans l'édition sonore. Tumeur ou tutu est son premier roman. Prix des Cordeliers 2024.

     

     

     

     

     

     

  • Alain Mascaro - Avant que le monde ne se referme

     

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    Flammarion 2021, J'ai Lu 2023

     

     

    Quatrième de couverture :

    "Anton Torvath est tzigane et dresseur de chevaux. Né au cœur de la steppe kirghize peu après la Première Guerre mondiale, il grandit au sein d’un cirque, entouré d’un clan bigarré de jongleurs, de trapézistes et de dompteurs. Ce  » fils du vent  » va traverser la première moitié du  » siècle des génocides « , devenant à la fois témoin de la folie des hommes et mémoire d’un peuple sans mémoire.

    Accompagné de Jag, l’homme au violon, de Simon, le médecin philosophe, ou de la mystérieuse Yadia, ex-officier de l’Armée rouge, Anton va voyager dans une Europe où le bruit des bottes écrase tout. Sauf le souffle du vent. A la fois épopée et récit intime, Avant que le monde ne se ferme est un premier roman à l’écriture ample et poétique. Alain Mascaro s’empare du folklore et de la sagesse tziganes comme pour mieux mettre à nu la barbarie du monde."

     

    Un premier roman qui a eu un grand succès mérité, c'est un livre à la fois fluide et profond, d'une grande beauté, la délicatesse, la simplicité et la poésie de l'écriture rend hommage au sujet lourd de tout son tragique, terrible, atroce et au trop souvent et trop longtemps occulté porajmos, l'engloutissement, le génocide tzigane. Et puis son côté romanesque et sensible garde le cœur au chaud car on a aussi besoin de continuer à rêver au meilleur de l'humain, à "la part sauvage". J'ai vraiment beaucoup aimé et en lisant le pourquoi de ce livre (voir plus bas) je ne comprends que mieux la résonance qu'il a eu en moi. 

    CGC

     

     

    "Que pouvait le violon de Jag, contre la longue nuit qui s'annonçait ?

    Et pourtant debout face au Danube, le vieil homme jouait un air lumineux qui déchirait l'encre du ciel comme un orage. Tristesse et colère mêlées, foudre et misère."

     

    "Je ne suis pas simplement un vieil homme qui regrette le monde d'hier. je sais très bien ce que valait le monde d'hier : pas mieux ! Non, je préfère ne pas savoir de quoi sera fait demain, ici. Le vieux Johann avait raison : ce monde-là tourne comme un manège qui s'en va vers le pire..."

     

    "Le monde jadis paysages et beauté, ressemblait maintenant à une nasse étranglée."

     

    "C'était cela qui ébranlait le plus le vieux médecin : ce qu'on faisait à l'homme ici, comment on l'effaçait peu à peu, comment on le réduisait à n'être plus qu'un inextricable nœud animal de faim, de froid, de soif et de douleur."

     

    "D'une seule traite essoufflée, elle raconta l'enfer de Stalingrad, cette bataille de six mois qui avait semblé durer des siècles, les combats urbains terribles, les ruines fumantes, les cadavres en décomposition, le bruit infernal, le froid glacial, la peur radicale, absolue, les hommes qu'on envoyait à abattoir par régiments entiers, qu'on jetait dans la fournaise des combats comme des pelletées de charbon dans la chaudière d'une locomotive."

     

    "Elle a mille fois raison, tu sais, il faut profaner le malheur. Le malheur ne mérite pas qu'on le respecte, souviens t-en..."

     

     

     

    Photo1.jpgAlain Mascaro, né le 23 avril 1964, Professeur de Lettres (Vichy).

    "En juillet 2019, ma compagne et moi avons largué les amarres pour 5 années. Après avoir parcouru le Kirghizstan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, l’Iran, le Népal, l’Inde, la Birmanie et le Cambodge, nous nous sommes retrouvés bloqués en Thaïlande par la pandémie. C’est en grande partie durant ce confinement thaïlandais que j’ai écrit mon premier roman « Avant que le monde ne se ferme ». Mon second roman « Je suis la sterne et le renard » a été écrit en Islande, Turquie, Grèce, France, Nouvelle-Zélande et Tasmanie (Australie)…"

     

    Pourquoi les Tziganes dans mon premier roman ?

    Les roulottes sont des cabanes à roues, des maisons sans fondation, sans terrain ni clôture ; des esquifs qui chaloupent en cahotant sur l’océan morcelé des campagnes. Elles ont pour équipage des pirates sans frontières, les gens du voyage…

                Mais en ce temps-là, j’ai quatre ou cinq ans, on ne dit pas encore gens du voyage, ni même tziganes. Ce sont les gitans, les romanos, parfois les bohémiens, cela dépend de qui profère les mots. Ils passent deux fois l’an devant la maison de Chignat avec leurs roulottes et leurs chevaux, sur la Nationale 89. Les femmes ont des robes bariolées et les hommes des pantalons sombres et des boléros élimés à fils dorés. Des chiens noirs courent devant eux. Le tableau est aussi coloré que les images d’Épinal qu’on reçoit à l’école au bout de dix bons points. Je me colle au carreau pour les regarder passer tandis que le père formule son désir de vivre comme les gitanos, mais ce ne sont que des paroles en l’air.

                « Ils ont la bonne vie ! »

                Sans doute sont-ce les derniers tziganes de cette espèce, viendra ensuite le temps des caravanes et des camionnettes, ou bien alors nos pays ventrus leur interdiront-ils de venir, qui sait ?

                Ce sont surtout les enfants qui m’intéressent : certains tiennent les rênes sous la surveillance d’un adulte, d’autres sautillent sur la chaussée, sales et libres comme j’aimerais l’être. Ils ne vont pas à l’école, vivent au grand air et dorment dans des roulottes ; ils viennent de très lointains pays que je ne parviens pas à imaginer mais que j’aimerais parcourir. On me dit qu’ils sont pauvres et que ce n’est pas simple de vivre dehors, mais que puis-je comprendre à ces considérations d’adultes ? Je les trouve simplement beaux.

                Peut-être ma mémoire les a-t-elle de plus en plus embellis au fil du temps, jusqu’à ce qu’ils deviennent ce qu’ils sont pour moi aujourd’hui : un territoire onirique. Ils sont comme un garam dont je saupoudre parfois le monde, surtout lorsqu’il est fade et froid ; mais pas seulement : certains paysages appellent en moi un rêve de roulottes. Une prairie, à plus forte raison une steppe, et aussitôt j’imagine un convoi de gitans aux prunelles ardentes, les rires des enfants et les robes colorées des femmes. Dans un syncrétisme mental assez baroque, ces figures d’hommes libres se superposent à d’autres, faces de Sioux, de Comanches, de Navajos ou de Cherokees ; les roulottes et les tipis cohabitent et les chants des Pow Wow se mélangent aux violons. Les Tziganes et les indiens sont l’exacte allégorie de mes désirs d’errances…

                Adulte, le hasard a voulu que je me retrouve à enseigner le français dans une classe de sixième où l’on avait intégré des enfants tziganes. J’ai vite compris ce que notre société appelle « intégration » : il s’agit plutôt de cette désintégration pure et simple que pudiquement l’on nomme « acculturation » ; est-il besoin de préciser qu’elle est unilatérale ? J’étais plein de bonne volonté et d’enthousiasme. Je suis même allé à un colloque à Lyon dont le thème était : « Stratégie d’appropriation des savoirs, le cas des enfants tziganes ». Sociologues, philosophes et psychologues se succédaient à la tribune sous le regard médusé de tziganes dont certains n’ont pas tardé à quitter la salle en proférant des anathèmes. « Vous ne savez pas de quoi vous parlez, a dit l’un d’eux. Vous ne savez même pas ce qu’est un tzigane ! »

                De fait, les gens du voyage étaient de simples objets d’étude pour les intervenants – et « objets » est le terme parfaitement adéquat. On classait les tziganes en niveaux d’acculturation, on parlait d’eux comme s’ils étaient des entités désincarnées, des abstractions mathématiques destinées à combler les cellules de tableaux Excel. J’aurais aimé que tous ces universitaires guindés viennent un peu voir le camp que j’avais visité au bord de la rivière Allier : un bidonville de vieilles caravanes verdies par la mousse, de masures de planches et de tôles où s’entassaient des Manouches semi-sédentaires, sans électricité ni eau courante, dans la boue, à la merci des crues de la rivière. J’aurais aimé qu’ils viennent observer de plus près les aires d’accueil des gens du voyage, émanations de notre bonne conscience, mais espaces aberrants qui ne tiennent pas compte des spécificités culturelles des tziganes et qui, sans qu’il soit la peine d’y réfléchir bien longtemps, révèlent en réalité les arrière-pensées de nos sociétés de l’ordre : parquer, immatriculer, contrôler tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, sortent du carcan ultra normé qui étrangle nos vies.

    Extrait de « Avant de partir » (2019)

     

     

     

     

  • James Cañon - Dans la ville des veuves intrépides

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    Tales from the town of widows, James Cañon 2007 

    Belfond, 2008, Livre de Poche 2010

     

     

    Le 15 novembre 1992, un dimanche comme tous les autres, une troupe de guérilleros pénétra dans Mariquita, village de la cordillère colombienne, et emmenèrent ou tuèrent tous les hommes de plus de douze ans, excepté le padre Raphaël.

    Ainsi commence cette chronique à la fois drôle et tragique d'une bourgade perdue au fin fond de la Colombie. Sous ses airs de fable sociale fantaisiste et baroque, féroce aussi, avec cet inimitable style latino-américain (bien que le livre ait été écrit en anglais) nommé réalisme magique, il y a dans ce roman plus de réalisme que de magie et c'est un véritable roman éco-queer-féministe qui se cache sous les jupons de ce village, jupons qui finiront d'ailleurs par être délaissés au profit d'une nudité saine et vigoureuse mais ça c'est bien plus tard, et je ne voudrais point trop en révéler car il faudra du temps et bien des péripéties avant que les femmes du village repoussent toute la violence du monde mais aussi en elles, pour créer une société équitable et efficace, fonctionnant au temps féminin et au partage du bien commun, en harmonie avec la nature, tandis que les hommes se détruisent et sont détruits par la guerre, qu'ils soient guérilleros de gré ou de force, paramilitaires ou militaires, c'est du pareil au même, la violence ne fait aucune différence. Des passages au fil du roman, comme glissés entre les pages, très brefs mais extrêmement percutants, des portraits de ces hommes pris à un moment de leur triste sort, contrastent avec le reste du roman et en accentuent la profondeur.

    Foisonnant avec un rythme lent aussi qui permet de plonger totalement dedans, ce livre fait du bien et pointe là où ça fait mal de façon si juste, aussi quelle réussite car c'est le tout premier de cet auteur d'origine colombienne. Sa longue liste de remerciements qui figure à la fin se termine ainsi et n'en suis tellement pas étonnée : "Enfin, pour avoir enduré de si bonne grâce mon labeur d'écriture insensé, pour ta foi, ton amour et ta compréhension infinis, et pour avoir créé pour moi une vie merveilleuse en dehors de mes histoires, mil y mil gracias a tí, José, avec tout mon amour."

    Mariquita, le nom de ce village imaginaire est une manière très péjorative de désigner en Colombie, les homosexuels. Clin d’œil appuyé.

     

     

    OIP-1389573613.jpgJames Cañón est né et a grandi en Colombie. Après des études universitaires à Bogotá, il s'installe à New York pour apprendre l'anglais. Tout en prenant des cours à la New York University, il commence à écrire. Diplômé de l'université Columbia, il a reçu en 2001 le Henfield Prize for Excellence in Fiction, et ses nouvelles ont été publiées dans de nombreuses revues littéraires. James Cañón vit aujourd'hui à Barcelone.

     

     

     

     

     

     

  • Pierre Gondran Dit Remoux - Poèmes dévalés suivi de Ivre de cabanes

     

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    aux éditions PHB, mai 2025

     

     

     

    (...) absents soumis indifférents arbres impotents aux racines fichées dans les sables rapportés et les terres à sillons de câbles, souffrant d'urbanisme comme les orphelins souffrent d'hospitalisme, arbres cherchant à tâtons la racine blanche du voisin, arbres mystifiés lâchant quelques  vains mots aux planches mortes des bancs publics (...)

     

    *

    Jaillir dans la clairière
    Se figer, menton à l’épaule,
    Disparaître

     

    Être chevreuil, un instant

     

    *

     

     

     

    *

    Des trois rigoles
    Qui descendent des héritages bleus
    Et font la combe à laîches
    Une seule lave ces petits galets


    Noirs pailletés d'or.
    Elle coupe leur filon précieux
    Dans la nuit de la pente
    qui dissimule leur mère.

    (...)

     

     

     

    *

    Sur la lande rouille
    Les bruyères s’écartent
    Devant le genévrier,
    Ferment le sentier après son passage.

    Dans un rêve au mollet griffé.

     

    *

     

     

    (...)
    À ton flanc poudré de vieille suie
    Le miroir bleu de la plume du geai
    La tempe percée du minuscule trou du Capricorne roi. 

    – Tu marches nue

     

     

     

    Pierre Gondran dit Remoux dont j'apprécie beaucoup la particulière écriture est né à Limoges en 1970. Ingénieur agronome de formation, ce Parisien d’adoption n’a pas oublié l’étang limousin de l’enfance et vit entouré d’animaux, d’aquariums et de plantes, comme autant de compagnons nécessaires pour traverser la ville. 

  • Hubert Reeves - Mal de Terre

     

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    avec Frédéric Lenoir, Seuil, coll. Science ouverte, 2023

     

    Lire Mal de Terre, 22 ans après sa sortie, ça fait pleurer... Au fond, il est juste question d'intelligence et de sensibilité, deux qualités rares chez l'espèce humaine dès qu'elle a un quelconque pouvoir.

     

    Quatrième de couverture : "Notre planète va mal : réchauffement climatique, épuisement des ressources naturelles, pollutions des sols et de l’eau provoquées par les industries civiles et guerrières, disparité des richesses, malnutrition des hommes, taux d’extinction effarant des espèces vivantes, etc.

    La situation est-elle vraiment dramatique ? Que penser des thèses qui contestent ce pessimisme ? À partir des données scientifiques les plus crédibles — et de leurs incertitudes —, Hubert Reeves dresse un bilan précis des menaces qui pèsent sur la planète.

    Son diagnostic est alarmant : si la vie sur Terre est robuste, c’est l’avenir de l’espèce humaine qui est en cause. Le sort de l’aventure humaine, entamée il y a des millions d’années, va-t-il se jouer en l’espace de quelques décennies ?

    Notre avenir est entre nos mains. Il faut réagir, et vite, avant qu’il ne soit trop tard."

     

    Je note au passage et à l'instant que cette année est justement celle de sa première sortie en poche et ce n'est pas seule troublante coïncidence qui me relie à ce livre de Hubert Reeves avec qui je partage tant de ressentis et affinités, ce que je savais déjà en rapport à son lien avec la poésie et dont le sujet est essentiel dans mes choix de vie et leurs conséquences. C'est vrai que ce n'est pas une lecture distrayante mais plutôt terrifiante et aujourd'hui ? Bien qu'il y ait eu quelques petites avancées, nous sommes pourtant bien et bel dans la réalisation du pire, reculons même là où nous avions avancé pour mieux nous y enfoncer et disparaître, entrainant avec nous toute une partie du vivant.

     

     

  • Isaure Gratacos - Fées et gestes. Femmes pyrénéennes : un statut social exceptionnel en Europe

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    Toulouse, Privat, collection « Le Midi et son Histoire », 1987

     réédité chez Privat en 2003 dans la collection Mémoire et Trad.

     

    Présentation de l'édition de 2003 (moi j'ai celle de 1987) : "Qui prétendait l’homme pyrénéen macho et dominateur ? Qui prétend encore que l’homme dominait les structures sociales et culturelles de ces villages ? Car dans les Pyrénées, les femmes ont eu, et ont encore, un rôle qu’il est rare de rencontrer ailleurs en Europe. Dans ces vallées des Pyrénées centrales se sont conservées des caractéristiques anthropologiques tout à fait spécifiques, que l’on retrouve uniquement au Pays basque, dans le nord de l’Europe et dans le Caucase. Appuyée sur une mythologie vivace et savoureuse, la vie sociale, culturelle et sexuelle des femmes pyrénéennes est marquée par des coutumes originales qui ont gardé de nos jours une grande part de leur actualité et de leurs fonctions."

     

    J'ai vu après lecture que cette originalité pyrénéenne avait été contestée par un certain Thomas Jack, maître de conférence d'Histoire moderne à l'Université du Mirail à Toulouse, dans un article paru dans les Annales du Midi, l'année qui suivit la première édition de ce livre ce qui n'a pas empêché une réédition donc en 2003 et plusieurs encore depuis.

    Ainsi donc Isaure Gratacos affirme, à travers de très nombreux témoignages recueillis pendant plus de vingt ans sur le terrain (noms, âges et dates sont cités en fin d'ouvrage, du moins dans la première édition) une "ethnologie du dedans" comme elle l'appelle que les femmes ont eu dans les Pyrénées centrales et occidentales un statut peu fréquent dans l'histoire : égalité avec les hommes, vie sociale, culturelle et sexuelle marquée par des coutumes originales dont une part puiserait au plus lointain des origines, dans les grottes habitées de la préhistoire qu'occuperont plus tard de mystérieuses hadas

    Un livre riche et dense qui a le mérite d'exister et que j'ai trouvé très intéressant. Il s'agit d'une vision personnelle et originale, une sorte d'intuition on va dire que l'auteur a poussé jusqu'au bout, certaines affirmations sont peut être contestables et ça je ne saurais le dire et je ne pense pas que quiconque puisse le faire car il y a l'Histoire "officielle" mais aussi et surtout ce qui lui échappe, qui demeure secret, le particulier qui se préserve du général. Isaure Gratacos a peut-être eu cet art de faire langues délier ce qui ne peut arriver sans une confiance et une reconnaissance mutuelle entre celui qui questionne et celui qui raconte. Raconter ou conter, les deux sont proches. Les témoignages évoquent un vécu et tissent une trame où mythe et réalité s'entrecroisent sans cesse, relient des époques, des traditions orales, des croyances, dessinent et donnent matière à dessiner cette possible identité commune à toute une partie de la chaîne pyrénéenne (Comminges, Couserans et Pays Basque) qui aurait préservé une certaine continuité par le fait de sa topographie entre autre. Les coins reculés des montagnes gardent plus facilement leurs façons, leur us et coutumes, cela semble assez évident et moi qui aime tant ces montagnes, me suis régalée de ce voyage dans le temps, la langue, l'espace, la vie paysanne, pastorale et le mystère des sources, grottes et mégalithes qui persistent à marquer la mémoire collective. De nombreuses cartes, croquis et photos alimentent aussi ce livre. Et puis, ça me parle...

     

    Isaure Gratacos est professeur d'histoire et docteur ès lettres (études occitanes). Elle anime régulièrement des conférences dans les Pyrénées et en Occitanie et est l’auteur aussi du Calendrier pyrénéen (Privat, 1995).

     

     

     

  • Daniel Birnbaum - L'instant malgache

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    Un magnifique livre de Daniel Birnbaum, autant ses texte que ses photos, paru aux éd. Jacques Flament en novembre 2020. Tous deux nous ont quitté depuis et ce n'est pas sans émotion que j'ai plongé avec beaucoup de retard dans ce très émouvant témoignage d'un homme, Humain avec un très grand H, dont la vocation était de guérir les autres avec une humilité rare. Je connaissais déjà une partie des poèmes pour en avoir publié dans ma revue en 2018 (numéro 60), celui-ci par exemple :

     

    Les ongles  

    La petite 
    toute belle toute fine
    elle a des ongles peints
    au feutre noir
    il n’y a pas de vernis dans ce pays 
    il a été gratté depuis bien longtemps
    elle a les pieds infectés 
    suintants
    sanguinolents
    il faudrait les mettre à l’abri de la poussière 
    de la boue des ordures des mouches
    mais il fait trop chaud dans ce pays
    elle marche pieds nus
    elle a les ongles peints
    et le feutre s’usera 
    lui aussi très vite. 

     

    Un des poèmes que j'avais publié ne figure pas dans le livre et la fin d'un autre a été modifiée, cette modification me touche car à elle seule, elle dit tout :

    "l’heure viendra-t-elle un jour
    une heure dans ce pays 
    où l’on pourra dire enfin au lieu de faim ?"

    qui est devenu dans le livre "où l'on pourra dire enfin au lieu de fin".

     

    En ce moment, la jeunesse de Madagascar, île tellement sacrifiée, se soulève comme une marée montante contre les inégalités, injustices, corruptions, coupures d'eau et de courant et, fait peu commun, les militaires envoyés contre eux, ont lâché leurs armes, Daniel aurait apprécié ce geste sans aucun doute. Aussi ce livre prend une dimension intemporelle, l'instant malgache est de tous les instants.

     

    Daniel a présenté son livre ainsi :

    Pourquoi L’instant malgache ?
    Malgache parce qu’il s’agit de Madagascar, une petite partie seulement, de Tananarive, la capitale, à Majunga, sur la côte Nord-Ouest.
    L’instant, parce que sur la Grande Île la plupart des gens vivent au jour le jour.
    Et accessoirement parce que les photos, prises sans grande technique et livrées ici sans grandes retouches, sont des instantanés. On pourrait dire que les poèmes, comme les photos, sont également bruts. 

     

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    Daniel Birnbaum, né en 1953, était médecin-chercheur à Marseille, biologiste moléculaire, directeur de recherche à l'Inserm et vivait près d'Aix-en-Provence. Il a aussi vécu en Creuse et en gardait des souvenirs très forts. Il a beaucoup écrit les quinze dernières années de sa vie, publié une vingtaine de recueils de poésies, essai, nouvelles, romans chez plusieurs éditeurs (Jacques Flament, P.i.sage intérieur, Voix tissées, Unicité...). Il m'avait demandé d'écrire la présentation de son polder chez Décharge/Gros Textes, "Monde, j'aime ce monde" (2015). Il a aussi publié chez L'Harmattan dans la collection éthique et pratique médicale, un livre qui relate la vie d'un laboratoire, l'avènement de l'oncologie moléculaire à l'hôpital et le développement de la médecine personnalisée. Il y évoque les difficultés, les problèmes, les choix, les défis, mais aussi les accomplissements de cette discipline. On peut lire l'hommage de l'INSERM ici et mesurer l'humilité vraiment exceptionnelle de cet homme qui jamais ne mettait en avant quoi que ce soit de lui-même : https://pro.inserm.fr/daniel-birnbaum-une-vie-de-passion-et-dengagement-au-service-de-la-recherche-contre-le-cancer

     

    Daniel nous a quitté en août 2024, ce fut un grand choc de l'apprendre. Laurent Bouisset m'a proposé de lui dédier (à lui et à un photographe mexicain) le dernier numéro de la revue Nouveaux Délits, le 82 paru ce mois-ci, un spécial Mexique et Guatemala que nous avons réalisé ensemble. Daniel, avec sa grande ouverture aux autres, appréciait énormément l'intense travail de traduction des poètes contemporains latino-américains auquel s'adonne inlassablement Laurent. 

     

     

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    Qui va s'élever un jour

    qui va gronder

    bousculer

    taper du poing

    sur cette putain de face du destin

    mille fois vendue

     

    qui sera un jour peut-être

    comme les vagues

    qui obéissent au rythmes

    mais ignore le destin

     

    qui sera un jour...

     

     

    in L'instant malgache, Jacques Flament éd., 2020

     

     

     

     

  • Filles de la terre - Vies et légendes des femmes indiennes par Carolyn Niethammer

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     (Usa, 1977) Albin Michel 1997

     

    Mes impressions sont mitigées sur ce livre, comme si d'un côté il y avait ce grand travail, trop grand peut-être, de tenter de condenser tous les âges et aspects de la vie des femmes chez des populations très différentes les unes des autres allant de l'extrême sud à l'extrême-nord (ou le terme "esquimau" est employé, signe que le livre date) des États-Unis, surtout avant l'arrivée des "blancs"un sujet peu abordé donc c'est là tout le mérite du travail mais il me semble qu'il appuie trop et de façon dénué de sensibilité sur des faits (?) choquants d'une façon qui m'a dérangée, faits dont on peu parfois douter ou peut-être déformés par manque de contexte, après tout les témoignages viennent souvent justement de ces blancs à qui il manquait bien des clés de compréhension et qui pouvaient aussi forcer le trait pour faire sensation. C'est pour moi un livre qui mériterait de servir de base à un nouveau plus fouillé, plus sensible, il y a des passages qui vraiment sont atroces et livrés tels quel, ils ne peuvent que renforcer l'idée toujours bien ancré que ce n'était "que des sauvages" et cela dessert totalement le propos, sans vouloir édulcorer non plus des traditions qui comme partout avaient leur qualités et leurs catalogue d'horreur, c'est un livre qui date trop pour moi bien que fort intéressant dans ses qualités et il en a.

     

    Présentation de l'éditeur :

    "De la femme indienne, nous connaissons, à travers la littérature et le cinéma, l'image couramment admise de la squaw soumise et opprimée. Mais quels étaient sa véritable condition, son mode de vie et son rôle dans les diverses cultures d'Amérique du Nord ?
    A travers ce formidable ouvrage de référence, résultat d'un long travail de recherche et de synthèse, Carolyn Niethammer dresse le portrait de ces "Filles de la terre" dignes, fières et déterminées. Si elles participaient à l'économie domestique, bâtissant les maisons, tissant des couvertures, peignant des poteries ou moulant le maïs, elles pouvaient également prendre part aux courses de chevaux, pratiquer des sports violents et, occasionnellement, souveraines ou guerrières, mener les hommes au combat et présider aux destinées de leur peuple.
    Des rites de naissance aux cérémonies de puberté, des coutumes de fiançailles aux modes d'éducation, de leur sexualité à leurs fonctions religieuses, politiques, militaires ou économiques, tous les moments de la vie des femmes indiennes sont ici exposés. Enrichi de contes traditionnels, de récits et de témoignages contemporains, ce document érudit dévoile une condition féminine beaucoup plus évoluée que le laissent croire les idées reçues."

     

    Donc, il s'agit bien d'un ouvrage important pour son époque où les idées reçues étaient vraiment très négatives, concernant ces peuples dont le génocide (qui n'a jamais été nommé) est toujours d'actualité aujourd'hui, ce qui m'incite à penser qu'il a pu cependant rater son but justement alors qu'il se voulait sans doute, entre autre, féministe. L'auteur, Carolyn Niethammer, originaire d'Arizona, n'est pas elle-même une amérindienne, même si son intérêt pour les populations autochtones était sans aucun doute sincère comme pas mal de personnes dans les années 60/70 qui vivaient en communautés artistiques ou autre comme ce fut son cas, elle a d'ailleurs écrit un livre sur cette expérience, mais donc son approche reste celle d'une journaliste non conformiste qui compile les informations recueillies, un long travail sans aucune doute fait avec rigueur et passion, son premier livre était une compilation de recettes de cuisine autochtone.

     

     

     

  • Paula Gunn Allen - La femme tombée du ciel - Récits et nelles de femmes indiennes

     

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    trad. de l'américain Spider woman's granddaughters, Paula Gunn Allen 1989

    par Alain Deschamps, Josiane Deschamps et Simone Pellerin

    Albin Michel, coll. Terre indienne, 1996

     

    Introduction par Paula Gunn Allen dont on pourra lire aussi une nouvelle

     

    "Contes traditionnels, écrits autobiographiques, nouvelles contemporaines : les 17 voix de femmes indiennes réunies dans ce recueil évoquent les traditions sacrées de leurs tribus, l'importance des liens qui unissent toutes les créatures entre elles ainsi qu'à la Terre Mère, les conflits, les souffrances, les guerres qui ont frappé et décimé les peuples indiens. Échappant aux critères esthétiques imposés par la culture américaine dominante, ces textes s'intéressent pour la plupart à l'histoire collective plutôt qu'à celle des héros individuels et apportent un regard inédit sur la féminité. Dans un esprit de lutte contre la colonisation occidentale, ils se veulent expression de l'indianité et réhabilitation des valeurs ancestrales. Ouvrage de référence et best-seller aux États-Unis, ce livre résulte de l'immense travail de compilation et de recherche accompli par Paula Gunn Allen, poète, romancière et enseignante à l'université du Nouveau-Mexique. Un panorama surprenant de la littérature féminine indienne, la première anthologie du genre à être publiée en France."

     

    Magnifique !!! D'une richesse inouïe, intemporel, puissant, encore une lecture qui m'a nourrie, m'a fait pleurer, me donne de la force.

    cgc

     

     

     

  • Violette Leduc - La bâtarde

     

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    Mon exemplaire date de 1970, avec sa couverture kitchissime et racoleuse typique de l'époque, c'est la deuxième édition en version poche du livre paru chez Gallimard en 1964 avec la très magnifique préface de son amie Simone de Beauvoir, Violette, lit-on sur le site de l'éditeur, veut dans ce livre "tout remuer, tout dire de sa mémoire brûlante. Sa plume perce l'épaisseur des années sans aucune concession. Écrire comme un acte de survie. D'une immense beauté, La Bâtarde permit à Violette Leduc de connaître enfin le succès, à l'âge de 57 ans." C'est un pavé de 600 pages qui m'a pris un long temps de lecture et qu'il m'est très difficile de décrire sinon que j'ai été touchée par une personnalité qui pourtant m'a horripilée plus d'une fois, sans doute parce que l'extrême franchise de cette autobiographie ne cache rien, peut-être même amplifie t-elle les défauts. C'est un livre déroutant parfois, qui bascule abruptement du temps de l'écriture au temps raconté, dans ce besoin de dire sans faire forcément de littérature, écrire comme on pisse, littérature pourtant, constellée de fulgurances poétiques absolument merveilleuses. Et pour moi qui suis née l'année où mon exemplaire est sorti, ce fut un très intéressant voyage dans le temps qui m'a précédé, Violette Leduc est de la génération de mes grands-mères. Une génération qui traverse deux guerres, deux de trop. Violette Leduc à travers sa vie de bâtarde mal dans sa peau, complexée, blessée, avide, femme de paradoxes, libre dans ses premières amours qui sont au féminin, Isabelle, Hermine... mais enchaînée à ses névroses, nous plonge après son enfance et son adolescence tourmentées dans le Paris des années 20, le petit monde des artistes et intellectuels auquel elle aspire, puis le Paris occupé, l'Orne et le marché noir avec son ami Maurice Sachs, homosexuel lui-même au parcours tragique et controversé, là encore amoralité et nécessité de survie s'emmêlent. Retour au contraste entre le monde rural qui relie Violette à son enfance et sa grand-mère Fidéline, figure repère, figure adorée partie trop tôt et la capitale où règne la tyrannie de l'apparence et de l'argent. Pour moi donc, un étrange voyage dans le temps, qui met en relief les temps actuels jusqu'au malaise. Imparfait donc humain, dérangeant et humain. Et je pense que c'était ainsi qu'était Violette, dérangeante et terriblement humaine.

     

    Quelques extraits :

     

    "Cataplasme le dégingandé, l’aîné d'une famille besogneuse était laid jusqu'à vous passionner. Perdu dans sa chemise à rayures sans bouton de col, et dans son pantalon toujours verdâtre, comme si la mousse était éprise de ses fesses et de ses cuisses, la braguette fantaisiste, la savate en retard, Cataplasme parlait avec difficulté, d'une voix puissante et voilée. Sa voix vous parvenait d'un abîme."

     

    "Elle s'allongea contre la cloison, dans son lit, chez elle. J'enlevai ma robe de chambre, je me sentis trop neuve sur la carpette d'un vieux monde. Je devais venir tout de suite près d'elle puisque le sol me fuyait. Je m'allongeai sur le bord du matelas; prête à m'enfuir en voleuse.

    "Vous avez froid, venez plus près", dit Isabelle.

    Une dormeuse toussa, essaya de nous séparer."

     

    "La caresse est au frisson ce que le crépuscule est à l'éclair. Isabelle entraînait un râteau de lumière de l'épaule jusqu'au poignet, elle passait avec le miroir à cinq doigts dans mon cou, sur ma nuque, sur mes reins."

     

    "La cour fut à nous. Nous courrions en nous tenant par la taille, nous déchirions avec notre front cette dentelle dans l'air, nous entendions le clapotis de notre cœur dans la poussière. Des petits chevaux blancs chevauchaient dans nos seins."

     

    "Il y avait eu, très haut dans le ciel, un combat et le combat refroidissait. les brouillards battaient en retraite. Aurore était seule et personne ne l'inaugurait. Déjà un fouillis d'oiseaux dans un arbre, déjà picorées les premières clartés..."

     

    "Admirable folle qui n'a pas perdu la raison. Elle est seule, elle sera seule. C'est son titre."

     

    et les derniers mots du livre :

     

    "Forte du silence des pins et des châtaigniers, je traverse sans fléchir la cathédrale brûlante de l'été. Il est grandiose et musical mon raidillon d'herbes folles. C'est du feu que la solitude pose sur ma bouche."

     

     

     

     

     

  • Samantha Barendson - Mon citronnier

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    JC Lattès éd. 2017,

    paru d'abord sous une forme poétique aux éd. du Pédalo Ivre, 2014

     

    "Il paraît qu’il dormait. Il paraît qu’il revenait à peine d’Espagne et que toutes ses malles étaient encore sur un bateau. Il paraît qu’on n’a jamais pu récupérer les malles à Buenos Aires. Il paraît qu’il est allé au cimetière puis dans un jardin. Il paraît que, lorsqu’il est mort, il est devenu un citronnier."

     

     

    Samantha Barendson est une poète ce qui nous fait un autre point commun, le sujet de son livre me parle et me touche infiniment, m'a profondément bouleversée en vrai. Merci à celui qui me l'a conseillé après avoir lu mon Ourse (bi)polaire, c'est la première fois que je lis des mots directement transposable sur mon propre vécu.

     

    Dans le livre, le père meurt à 32 ans, le 15 août 1978, l'auteur a deux ans, le mien est mort à 31 ans, le 15 juillet 1973, j'avais trois ans et un mois. Les similitudes que j'ai retrouvées dans ce récit m'ont vraiment troublée, l'impact de la disparition, les questions, les angoisses, les gouffres... Histoire très différente mais l'impact a cependant eu curieusement les mêmes effets.

     

    *

     

    samantha-barendson-c-vincent-moncorge-669722134.jpgNée en 1976 en Espagne, de père italien et de mère argentine, Samantha Barendson vit aujourd'hui à Lyon. Elle travaille dans le monde scientifique, a publié des recueils de poèmes. Elle aime déclamer sur scène, un peu frustrée de n'être pas une chanteuse de tango.