Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 2

  • Arnold Böcklin - The Ride of Death - 1871

    Arnold Böcklin The Ride of Death.jpg

     

    On ne l'appelle plus

    pour les fenaisons, 

    les vendanges ;

    mais juste pour les osselets.

    Son pain n'est pas de blé,

    son vin n'est pas de sang.

    On ne l'appelle que

    pour débaptiser.

    La Mort aime

    les bons vivants ;

    elle aime jouer

    avec leurs âmes d’enfant

    qu’elle raccompagne

    à la Maison.

    Ce qui l'amuse plus que tout,

    c'est bien de les perdre en chemin,

    bien loin de cette Maison 

    qu'elle met en pièces.

    Mais ne soyez pas trop durs avec elle !

    Elle ne fait que son boulot ;

    derrière elle ne doit rester

    que le cintre blanc des os.

     

    in Le Tarot de Saint Cirque, Gros Textes 2020

     

     

     

  • Marguerite Yourcenar 

     

    Les femmes de mon pays portent un joug sur leurs épaules.
    Leur cœur lourd et lent oscille entre ces deux pôles.
    À chaque pas, deux grands seaux pleins de lait s'entrechoquent
    contre leurs genoux ;
    L'âme maternelle des vaches, l'écume de l'herbe mâchée
    gicle en flots écœurants et doux.

    Je suis pareille à la servante de la ferme;
    Le long de la douleur je m'avance d'un pas ferme;
    Le seau du côté gauche est plein de sang;
    Tu peux en boire et te gorger de ce jus puissant.
    Le seau du côté droit est plein de glace;
    Tu peux te pencher et contempler ta figure lasse.
    Ainsi, je vais entre mon destin et mon sort;
    Entre mon sang, liquide chaud, et mon amour, limpide mort.
    Et lorsque je serai sûre que ni le miroir ni le breuvage
    Ne peuvent plus distraire ou rassurer ton cœur sauvage,
    Je ne briserai pas le miroir résigné ;
    Je ne renverserai pas le seau où toute ma vie a saigné.
    J'irai, portant mon seau de sang, dans la nuit noire,
    Chez les spectres, qui eux du moins viendront y boire.
    Mais avec mon seau de glace, j'irai du côté des flots.
    Le gémissement des petites vagues sera moins doux que mes sanglots;
    Un grand visage pâle apparaîtra sur la dune,
    Et ce miroir dont tu ne veux plus reflétera la face calme de la lune.

     

     

     

  • William Turner - Llanberis - 1800

    William Turner-Llanberis-1800.jpg

     

    Fabuleuse

    Monstrueuse

    Solitude

     

    Tous les mythes de l’humanité

    Mijotent dans ce creuset là

     

    Creusez là                   

    Creusez la terre

    Creusez les méninges

    Déroulez

    Vos rêves de sommets

    Vos songes de cimes

     

    Chacun cherche le signe

    Et tout n’est que fuite ou retour

    Vers le pulsar primal

     

     

    in Mystica perdita, à tire d'ailes 2009

     

     

     

  • Alejandra Pizarnix

    Ce sont mes voix qui chantent

    pour qu’ils ne chantent pas, eux,

    les muselés grisement à l’aube

    les vêtus d’un oiseau désolé sous la pluie.

     

    Il y a, dans l’attente,

    une rumeur de lilas qui se brise.

    Et il y a, quand vient le jour,

    un morcellement du soleil en petits soleils noirs.

    Et quand c’est la nuit, toujours,

    une tribu de mots mutilés

    cherche asile dans ma gorge,

    pour qu’ils ne chantent pas, eux,

    les funestes, les maîtres du silence. 

     

    in Les travaux et les nuits, traduction de Jacques Ancet

     

     

  • Pat Ryckewaert

     
    Ce qui se répète
    ne renonce à parler
    que si l'on l'entend
    jusqu'à ce que ça s'essouffle
    jusqu'à ce que ça s'énonce
    se remette à respirer
    à faire de l'air et du sens.
    Ce qui se réconcilie
    est dans la flaque et le regard
    l'eau et le ciel
    avec un peu de boue et de sel
    ou à la lisière de la peau
    là où ça démange et ça désire
    une parole qui défait sa robe
    en tirant sur les fils.
    Ce qui vient dire et se dresse
    hors de la bouche trop rouge
    est toujours la langue
    du commencement
    celle qui nous révèle
    nous relie et nous engage
    dans notre humanité balbutiante.
     
     
     
     

  • Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? écrits bruts (et non bruts) réunis par Anouk Grinberg

    Le Passeur éd. 15 octobre 2020

    1507-1.jpg

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    256 pages, 20,90 €.

     

     

    C’est en puisant, entre autres, dans la Collection de l’Art brut de Lausanne  que la comédienne et artiste peintre Anouk Grinberg a pu rassembler tous ces écrits, dits bruts car écrits par des personnes internées et considérées comme démentes ou délirantes. Des écrits souvent dessinés aussi car un bon nombre d’entre eux font l’objet d’un graphisme très particulier et c’est pourquoi on trouvera aussi dans cet ouvrage des photos de ce qui forme une œuvre brute complète.

     

    Anouk Grinberg a une histoire avec la folie, avec celle de sa mère dont elle a eu peur et même honte : « Je ne l’ai pas aimée, je n’ai pas réussi. J’étais de la famille humaine qui se détourne. ». Ce livre est sa façon de réparer : « Par un grand détour, ce sont ces hommes et ces femmes qui m’ont conduite vers cette mère, cette femme, et si j’ai négligé de son vivant toutes ses lettres affamées, je suis heureuse aujourd’hui d’être passeuse de textes jamais lus ». De cette mère, elle dit : « Ma mère était comme ça. Une petite femme fine, intelligente, mal adaptée à la vie bourgeoise. Elle aurait voulu peindre, et elle a été mère, épouse. (…) Elle n’a pas su dire non à la famille qui faisait une croix sur ses désirs, elle n’a pas su dire oui à la petite voix qui devait lui parler tout bas, et elle est descendue marche après marche dans le malheur, comme dans un refuge où on n’irait plus la chercher. On l’a mise dans des endroits pour fous, le désespoir a prospéré avec sa litanie de délires, alors qu’elle était une lumière sur la terre ». Alors, Anouk Grinberg dédie ce livre « à tous ces lumineux que le monde ne doit pas oublier. » Il ne s’agit pas de faire une anthologie d’écrits de fous mais de montrer plutôt la valeur littéraire de ces écrits, qui « ont inspiré les surréalistes et d’autres auteurs reconnus qui se sont fouillé les méninges pour atteindre leur liberté. »

     

    On ne sera pas surpris donc, de trouver aussi dans ce livre des écrits dit non-bruts, des écrits de poètes, car qui d’autre qu’eux s’approche le plus de cette forme d’indécente liberté ? D’ailleurs deux d’entre eux — et on note par ailleurs ici la curieuse absence d’Artaud — comme Paul Éluard ou Tristan Tzara, ont trouvé refuge durant la guerre, l’un en 1943, l'autre en 1945, à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole en Lozère où furent internés deux auteurs bruts figurant dans ce livre.

     

    La préface a été rédigée par Jean-Pierre Siméon dans laquelle il nous dit : « Les fous, donc, prétendument les plus dénués d’entre nous (ou faudrait-il dire les plus dénudés ?), ont ce talent inouï, et que l’on ne dira qu’avec prudence involontaire, de s’affranchir absolument des lois de la langue et de nous révéler en conséquence dans la langue même cet absolument impossible de la langue dont rêvent les poètes, mais que leur raison sociale empêche généralement d’assumer jusqu’au bout. »

     

    Et pourquoi moi je dois parler comme toi est donc « un livre sur la vie et la création, non sur la folie. » Si les fautes d’orthographe et la ponctuation n’ont pas été retouchées, certains passages ont cependant été volontairement coupés car trop incompréhensibles. Les auteurs de ces écrits bruts sont nés entre 1827 et 2005, mais plus spécifiquement au XIXe et XXe siècle. On trouvera une photo et une courte biographie pour chacun d’eux, mais une partie sont des textes anonymes, les auteurs n’ayant laissé aucune autre trace de leur passage sur terre.

    « (…) dans nos sociétés riches et prétentieuses, ce trop-plein d’antennes est sévèrement puni. Les sans-fard inspirent la honte et le mépris, alors ils fanent ou enragent, et c’est le début de l’enfer. On les met dans des hôpitaux, on les force à manger des médicaments pour les remettre droit, on leur enlève la parole puisqu’ils parlent mal la langue de papa et maman, on leur enlève leurs droits, parfois leurs noms. » nous dit Anouk Grinberg dans son prologue.

     

    Écrits compulsifs, écrits rageurs, écrits du désespoir et de la privation de liberté, mais aussi tentatives de communication, de tresser une passerelle entre des réalités qui s’entrechoquent. Des êtres humains « enfermés dans un faisceau de malentendus », comme si leur pensée, leur vision étaient erronées alors que, bien souvent, ils ont été surtout broyés par les conditions de leur existence quand ils n’ont pas été tout simplement et violemment mis à l’écart, parce qu’ils gênaient l’ordre et la raison établis ou bien considérés socialement comme définitivement idiots parce qu’incapables de contacter le monde extérieur comme ce fut le cas pour Babouillec, autiste sans paroles, diagnostiquée comme très déficitaire et qui n’a jamais appris à lire, écrire et parler et qui est auteur de plusieurs livres, grâce à sa mère qui l’a sortie des institutions spécialisées et a fini par trouver le moyen de communiquer avec elle, lui permettant ainsi de révéler et diffuser son génie littéraire et ses pensées dont l’acuité et la pertinence sont absolument jubilatoires.

     

    La postface de Sarah Lombardi, directrice de la Collection de l’Art Brut de Lausanne donne un éclairage sur l’origine et l’histoire des écrits issus de cette collection dont certains ont déjà été publiés précédemment et mentionne les personnes, médecins ou autres, qui s’y sont intéressés, non pas d’un point de vue pathologique mais sur le plan du processus créatif.

    Pulsion d’écrire, pulsion de vivre : de crier, défier et même rire et aimer dans le silence carcéral, que ce dernier soit imposé de l’intérieur ou de l’extérieur. Un bon nombre des textes publiés ici donnent envie justement de les lire à haute voix, ils ont quelque chose de théâtral, entre comédie et tragédie, le grand théâtre de la vie. Certains sont des pieds de nez au dogme de la normalité, d’autres sont peut-être bien trop en avance sur leur temps, d’autres encore font mal car ils sont paradoxalement des appels au bon sens de celui qui les lira… Beaucoup sont des blessures ouvertes qui débordent sur le papier et des flux de douleur qui frayent un chemin vers la lumière. La poésie est très souvent au rendez-vous.

     

    « Veuillez dire à ce langage

    Qu’il dise qu’il est là

    C’est une prière

    La vie ne peut pas vivre »

    Constance Schwartzlin-Berberat (1845-1911)

     

    Un ouvrage précieux qui, espérons-le, permettra de porter un autre regard sur ce que la société nomme trop facilement des folles et des fous.

    « Alors que la vie elle-même est démente, qui de nous peut dire où se trouve la folie ? Trop de bon sens, n’est-ce pas aussi de la folie ? (…) Et la folie suprême n’est-elle pas de voir la vie telle qu’elle est et non telle qu’elle devrait être ? » avait écrit Cervantès.

     

    Cathy Garcia Canalès

     

     

    dsc-0613.jpgAnouk Grinberg est née à  Uccle (Belgique), le 20 mars 1963. Fille du dramaturge Michel Vinaver, elle fait ses premiers pas sur les planches dès l'âge de 12 ans dans Remagen mis en scène par Jacques Lasalle. Malgré quelques apparitions au cinéma à partir de 1976, la jeune fille se consacre avant tout au théâtre et commence parallèlement des études d'ethnologie. Après quelques rôles secondaires la comédienne rencontre Bertrand Blier qui la révèle au grand public et dont elle devient la muse. Ils tournent trois films ensemble avant de se séparer : Merci la vie (1991), Un, deux, trois, soleil (1993) et Mon homme (1995). Malgré deux beaux rôles dans Un héros très discret de Jacques Audiard (1995) et Disparus de Gilles Bourdos (1997), Anouk Grinberg espace ses apparitions au cinéma. Elle se consacre au théâtre mais également à la peinture et à l'écriture.