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MES NOTES DE LECTURE : LITTÉRATURE, POÉSIE & AUTRE - Page 2

  • Fragments erratiques de Xavier Combres

     

     

    fragments-erratiques.pngThe BookEdition 2020

    194 pages, 10 €

     

    « Celui qui méprise les petites bêtes ignore combien il est minuscule ! »

     

    Quand il s’est présenté à un de mes ateliers d’aide à l’écriture, je ne me doutais pas que je venais de rencontrer un écrivain déjà confirmé, même si lui-même l’ignorait peut-être encore, aussi c’est avec enthousiasme que je publiais de lui dans ma revue, des extraits d’un carnet de voyage dans lequel il relatait ses pérégrinations en pays kanak. Déjà je me régalais de le lire, aussi la sortie de son livre — et tant mieux si j’ai pu l’encourager — fut donc une très bonne nouvelle. Je viens juste de le terminer et je suis éblouie, vraiment, ce que j’avais perçu s’y révèle pleinement et se pose en confirmation : Xavier Combres est — entre autre talents dont il ne manque pas, il n’y a qu’à suivre la piste de Deadman river https://deadmanriver.bandcamp.com/releases — un écrivain talentueux !

    Sur « les chemins d’un esprit-monde ouvert, vers plus d’espace et de liberté », il a voyagé, avide de connaître, découvrir, rencontrer, mais aussi d’éprouver, avec un maximum d’intensité, cette ivresse du voyageur solitaire, notamment face aux éléments d’une nature propice à cette exaltation, qui enseigne mieux que quiconque l’art de la contemplation et ce retour aux sources si essentiel à tout être humain, même si beaucoup l’ignorent encore. Et qui dit retour aux sources, dit retour à la source intérieure, la connexion avec l’être-soi et l’écrivain voyageur est aussi poète, pas pour la posture, mais parce que son approche du monde est également sauvage et poétique. Abreuvé de poésie chinoise, c’est un peu en apprenti taoïste qu’il voyage et ses poèmes polis comme des galets, témoignent de son avancée. En érudit aussi, toujours curieux, qui ne se prend pas au sérieux et n’assomme pas le lecteur avec ses connaissances. Il les partage seulement et il y réussit à merveille : tout devient intéressant, passionnant, du plus petit insecte à l’Histoire des civilisations, de la géologie aux mythes et traditions de l’humanité, en passant par des anecdotes pleines d’humour et d’autodérision avec toujours cette ouverture d’esprit qui va grandissant au fur et à mesure de l’ouverture des horizons.

    Aventurier de la sagesse, un vrai voyageur contrairement à bon nombre de touristes, revient riche de souvenirs et pauvre en orgueil et c’est le plus souvent loin des sentiers battus et du sensationnel que les vraies rencontres peuvent avoir lieu.

    Ces Fragments erratiques derrière les récits de voyages parlent de quête intérieure : se connaître en se dépossédant de tout ce qu’on croit être, repousser ses limites. Sur son chemin, Xavier Combres va trouver des merveilles et sa soif de connaissances et de découvertes n’en sera jamais étanchée, mais il va aussi ramener un mal inconnu, un mal réel dans ses répercussions physiques et psychiques mais dont nul médecin et autres praticiens n’ont su à ce jour déceler l’origine. Un mal inexpliqué qui amplifie donc un malaise déjà conséquent et qui handicape sévèrement le libre voyageur. Aussi de l’enthousiasme kayafou des premiers récits, qui nous emmènent de Nouvelle-Calédonie à la Guyane, la Chine, la Thaïlande, la Malaisie, en passant par des échappées sauvages en France et un poème cueilli en Angleterre, ces fragments erratiques s’achèvent pour l’instant en Algarve, où le voyage se mêle à l’épreuve. De l’épreuve nait l’obligation de découvrir peut-être des contrées intérieures plus profondément enfouies, que le mouvement extérieur perpétuel peut éviter d’aller sonder, des contrées où l’auteur saura trouver la force tout autant que le détachement nécessaires pour continuer le voyage, quelle que soit sa forme, et personnellement j’ai très hâte de te lire encore Xavier !

     

    La pierre marche si lentement

    Pas même le vieux pin

    Ne l’a entendue

    S’éloigner du rivage

     

    Cathy Garcia Canalès

     

    Xavier Combres est né en 1979 à Toulouse, sur la rive gauche de la Garonne. Après des études d’ingénieur, il prend son sac-à-dos et son stylo pour voyager et écrire pendant une dizaine d’années. Depuis 2015, il s’est installé à Cahors, au creux du Lot.

    Pour commander le livre : https://www.thebookedition.com/fr/fragments-erratiques-p-377922.html

     

     

     

  • La Mort et le Météore de Joca Reiners Terron

     

    Zulma éd., 1er octobre 2020

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    190 pages, 17,50 €.

     

    Nul homme n’est le roi de quoi que ce soit.

    LES INDIENS MÉTROPOLITAINS

     

    Un roman bien singulier que La Mort et le Météore, une dystopie amazonienne qui dresse un portrait acerbe d’une sinistre réalité brésilienne, d’ailleurs exacerbée encore depuis les dernières élections présidentielles, envers l’environnement et les derniers peuples autochtones, notamment les plus isolés, dits non contactés. C’est de ceux-là qu'il est question dans ce roman, qui se déroule dans un futur de plus en plus proche où il ne reste rien de la forêt amazonienne sinon quelques derniers hectares brûlant comme l’enfer et où le Chili a disparu sous le Pacifique.

    La mission qui est confiée au narrateur par Boaventura, un vieux et énigmatique protecteur des derniers Indiens Kaajapukugi — alors qu’une fusée chinoise s’apprête à décoller pour une nouvelle tentative de mission habitée vers Mars — c’est d’accompagner les Kaajapukugi au Mexique, avec l’aide de l’association Survival International (qui existe vraiment) et de les aider à s’y installer. En effet, les cinquante ultimes membres de cette tribu isolée, confrontée à la destruction intégrale de l’écosystème essentiel à leur survie physique et spirituelle, ont demandé l’asile politique. Une première dans l’Histoire. Le Canada, qui avait accepté en premier, étant bien trop froid, c’est finalement le Mexique qui sera leur terre d’accueil et plus précisément un plateau du territoire mazatèque.

    Tout ce que les Kaajapukugi connaissent et bien qu’ils soient parvenus à échapper pendant 400 ans à l’avancée de l’homme blanc, bien qu’ayant frôlé une première éradication au XIXe siècle, raconte Boaventura, a été détruit avec « leurs plantes médicinales sacrées, et même les poisons dans lesquels ils trempaient leurs flèches ou encore le timbó, cette légumineuse toxique qu’ils utilisaient pour la pêche. Les fleuves sont asséchés, les poissons sont morts. Tout a disparu, y compris les hannetons dont ils extrayaient du tinsdanhán. Avec l’érosion tout est parti, il ne reste plus que du sable. Et, suite à la disparition du tinsdanhán, c’est aussi leur monde supérieur qui a été emporté, leurs dieux, leurs fêtes et même les trois Ciels où ils auraient trouvé repos dans la nature, chassé joyeusement les hannetons et fait l’amour avec leurs femmes ».

    Et justement, les cinquante derniers membres de la tribu, sont tous des hommes.

    C’est donc une bien triste mission qui est confiée au narrateur, anthropologue intéressé par les langues mortes et jusque-là surtout un « rond de cuir coincé dans un bureau de la Commission nationale pour le développement des peuples indigènes, à mi-chemin entre le ventilateur et le classeur métallique, et à environ deux coudées de la petite table où le thermos de café exhalait ses derniers soupirs. ». Pas marié, sans enfant, il vient de perdre ses parents et se retrouve héritier seul et endeuillé d’une vieille maison dans le centre historique d’Oaxaca au Mexique, ville décor pour touristes où tous les temps se sont mélangés. Pour lui, c’est donc une mission des plus intéressantes, ne serait-ce que pour le sortir de sa morne vie et lui permettre d’approcher une langue quasi inconnue et de faire quelque chose de bien qui pourrait donner un peu de sens à sa vie. Et il compte sur Boaventura pour le guider dans cette mission, puisque ce sertanista (spécialiste de la forêt amazonienne) de la Funai, la bien réelle Fondation nationale de l’Indien au Brésil, a consacré sa vie à la défense des Kaajapukugi. Mais voilà que la mort subite de ce dernier sème le trouble et la mission prend une tournure des plus imprévues. Une vidéo envoyée par Boaventura à l’anthropologue, juste avant de mourir, pourrait être la clé du mystère kaajapukuji.

    Il serait dommage de révéler plus de ce récit vraiment atypique, si ce n’est qu’il ne cache pas une critique sèche et sans concession d’un monde violent et vorace, vu sous l’angle des plus fragiles des humains, mais aussi les plus mystérieux, qui ont des connaissances que le monde moderne ignore et sous-estime grandement. Dans La Mort et le Météore, elles dépassent les lois du temps et de l’espace. Il est aussi une plongée dans les abîmes de l’être humain et la tentative d’y échapper. Joca Reiners Terron mêle, dans ce roman d’aventure terminale, fiction, fantastique et réalité, une très dure réalité qu’il connaît de par son engagement pour la forêt amazonienne.

    C’est son premier roman traduit en français. Un auteur à suivre.

     

    Cathy Garcia Canalès

     

    joca-terron-03-renato-parada_freeofcharge-399.jpegJoca Reiners Terron est né en 1968 dans le Matto Grosso. Il vit à São Paulo. Il a publié une dizaine d’œuvres narratives et trois recueils de poésie.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Ephèse, l'exil d'Héraclite de Jean Esponde

     

    ephese-l-exil-d-heraclite-une-approche-geo-poetique.jpg

    Je commence à descendre les piles de livres reçus ces dernières années.....merci aux auteurs et éditeurs pour ces envois spontanés et de ne (quasi) plus faire de notes de lecture, me permet de lire plus :-).
     
    Celui-ci évoque une divinité qui m'est chère et dont je parle dans un recueil à ce jour inédit et qui commence ainsi :
     
    "Je suis née sur les rives de la Méditerranée, à Hyères. Hyères les palmiers. Autrefois Olbia, Ὀλβία, "la Bienheureuse", la cité du sel grecque, qui deviendra Pomponiana la romaine. Un important site massaliote a été découvert, avec un sanctuaire dédié peut-être à Artémis d’Éphèse, souveraine des bêtes sauvages, déesse de la fertilité, que les romains assimilèrent à Diane.
     
    Diane, c’est le prénom de ma mère.
     
    Artémis Éphèse habite des régions portant en grec le nom d'"eschatiai" : les confins extrêmes des territoires des hommes, les montagnes, les bois et les forêts obscures ; elle descend aussi vers l'Océan, vers les embouchures, les lagunes, les marécages et les bords des lacs et des fleuves. Elle affectionne les zones fangeuses, limoneuses, et surtout - selon les Anciens - l'alliance de la terre, de l'eau et du sel. La déesse parcourt l'espace sauvage qui limite de toutes parts les territoires des hommes, elle ne descend que rarement dans les villes.
     
    Comme moi."
     
    Dame sauvage donc, protectrice de la ville d’Éphèse mais qui est peu à peu délaissée pour le faste et la gloire à l'image de Rome. Le citoyen Héraclite est en conflit avec sa ville Éphèse, capitale des colonies gréco-romaines d'Asie au Vième siècle avant J.C, et actuellement en Turquie...
     
    Et j'apprends dans ce recueil géo-poétique de Jean Esponde, que je me serai sans doute très bien entendue avec l'auteur "De la nature" dont on a retrouvé que des fragments (du livre, pas de l'homme), livre qu'Héraclite avait déposé (des rouleaux à l'époque) à l'Artémision, un des plus vieux et plus célèbres temples grecs, l'une des dites 7 merveilles du monde.
     
    "Héraclite dédaigna les dieux, les honneurs, voulut montrer aux hommes la vérité du devenir, on le qualifia d'obscur. (...) le port d’Éphèse devient la capitale des colonies d'Asie, privilégiée par les Empereurs, peuplée d'édifices prestigieux. La ville finira par succomber au travail de sape de la nature."
     
     
    Pour se procurer le livre :

    https://atelierdelagneau.com/hors-collection/33-ephese-l-exil-d-heraclite-une-approche-geo-poetique-9782930440590.html

     

     

     
     
     

  • Marcher sur la diagonale du vide de Jean-Luc Muscat

    couv_livre_3188.jpgLe Mot et le  reste, mai 2020. 122 pages, 13 €.

     

    Après avoir écrit Voyage du côté de chez moi, sorti chez le même éditeur en février 2019, Jean-Luc Muscat récidive avec Marcher sur la diagonale du vide. Dans le premier, l’auteur partait à pied de chez lui, dans le second, il part de Vézelay pour revenir à pied jusqu’à chez lui, près de Figeac dans le Lot. Un trajet qui s’inscrit dans un rectangle que géographes et démographes appellent « diagonale du vide » et que l’auteur requalifie de diagonale de la déprise, « pour exprimer le déclin de la population et des services de proximité, eu égard aux habitants de ces régions qui ne vivent pas en état d’apesanteur ». Un trajet d’environ 660 km, que l’auteur va parcourir en 25 journées d’avril.

    Il est difficile de transcrire la marche, car l’acte d’écrire se fait à l’arrêt, au moment des pauses ; si la marche est inspiration, alors l’écriture en serait l’expiration, une expiration qui laisse des traces. Ainsi Marcher sur la diagonale du vide, en invitant le lecteur à marcher avec l’auteur, le déplace en une succession de tableaux mêlée d’impressions, de réflexions, d’anecdotes. La mémoire a déjà commencé à travailler le matériau — paysages, rencontres, sensations —  capté par les sens lors de la marche, mais Jean-Louis Muscat sait le rendre suffisamment vivant pour que le lecteur se sente marcher lui aussi et qu’il ait l’impression de découvrir au même moment que l’auteur, ce que le chemin déroule de beauté, d’obstacles, de surprises agréables et de déconvenues et l’acte physique même de la marche.

    La marche nous fait renouer avec nous-mêmes et avec nos origines : de mémoire d’homme, nous avons toujours marché. En ramenant les choses à l’essentiel et en prise directe avec le réel, la marche amène à développer une forme de sagesse, pour peu que le marcheur ne soit pas juste intéressé par la performance. Prendre le temps de voir, de sentir les lieux traversés, d’être réellement présent avec cette lenteur obligée, comparativement à tout autre mode de transport, peut ouvrir l’esprit tout autant que tous les autres sens. Le marcheur est confronté physiquement à lui-même et aux éléments : ici souvent la pluie, le vent et même le gel, le froid, et l’effort que la marche demande oblige à lâcher prise sur toute préoccupation autre que celle de l’instant présent.

    Jean-Louis Muscat n’est pas un poète, mais il est sensible à la poésie ou au manque de poésie des lieux. On comprend très vite que la sensation de décrépitude qui pèse sur les milieux encore habités de cette « diagonale du vide » et la laideur et l’ennui des zones périphériques des quelques villes traversées, lui donne hâte de retrouver les champs, les prés, les bois, les milieux plus sauvages où les rencontres se font plus animales, végétales et où la solitude devient légèreté et jouissance. Jean-Louis Muscat adore les arbres et il en connait un bout à leur propos, sa formation originelle étant celle de forestier, aussi la façon dont on les traite le touche très directement. Et la façon dont on traite un arbre, une forêt, est très représentative de la façon dont on traite la nature en général et l’humain en particulier qui, même s’il l’a oublié, en fait partie intégrante. Il n’y a de séparation que dans un mythe de modernité qui ne cesse de prouver ses limites et ses effets délétères.

    De sa marche, Jean-Luc Muscat tire en plus d’un plaisir purement personnel, des réflexions qui dépassent la seule aventure du marcheur : des réflexions écologiques, politiques même, car il ne peut en être autrement, il passe et témoigne de ce qu’il voit, et il n’est pas idiot, c’est une personne consciente et très concrète, on le sent à sa façon d’écrire. S’il ne croit donc pas aux contes à dormir debout, il peut cependant avoir la sensation que des fées le voient passer en des lieux — de moins en moins nombreux — qu’elles habiteraient encore. La nature sait appeler l’enfant en nous, raviver l’émerveillement, l’indispensable respiration de l’âme.

    « Rêver en marchant, voilà l’affaire, se laisser aborder par les esprits du chemin, tutoyer les fées, vagabonder, caresser les formes. La poésie opère, les conditions sont réunies, profitons-en, il faut en faire bonne réserve, s’en remplir les bajoues pour que les jours de disette soient supportables. »

    L’auteur trouve sens dans la marche, y trouve un bon rythme pour l’existence, un rythme qu’il lui sera difficile de quitter. C’est une forme d’addiction pour lui, mais qui n’a de conséquences que bénéfiques. Réminiscences d’un lointain passé où nous étions tous chasseurs-cueilleurs nomades ? Ici la cueillette se fait dans les épiceries quand l’auteur en trouve, parfois un repas dans un restaurant ou chez l’habitant et pas toujours meilleurs que la boite de sardines, à déguster seul sur un banc ou en tête à tête avec un horizon grand ouvert. Jean-Luc Muscat a le regard lucide, parfois acerbe, notamment pour ses contemporains qu’il épingle parfois, mais il sait se moquer aussi de lui-même. Pleinement humain, il assume ses contradictions et ne cherche pas à jouer le beau rôle.

    Marcher c’est traverser des lieux et se laisser traverser par eux. Marcher c’est découvrir et se découvrir, y compris au sens littéral du terme : ôter couche après couche ce qui ne nous appartient pas et ne nous est en réalité d’aucune utilité. On ne peut s’encombrer de rien qui ne soit indispensable. Marcher, c’est être dans une simplicité volontaire sans même y penser, cela va de soi. C’est se souvenir d’un temps où tout était fait et pensé à taille humaine. Marcher, c’est être tout entier dans l’instant présent, mais c’est aussi réfléchir au sens littéral même et rêver, rêver, respirer, un rêve en mouvement. Jean-Louis Muscat a une sensibilité qui l’attire fortement vers la nature, les arbres, on l’a vu, mais aussi vers les églises et les lieux sur lesquels le temps ne semble pas avoir de prise. Il aime les rencontres généreuses, surtout avec de vieilles dames sympathiques et s’il marche parfois en compagnie, il apprécie cependant la vraie et pleine solitude du marcheur, en assume l’égoïsme s’il en est, savoure cette interpénétration intime et personnelle avec le monde qui l’entoure. 

    En lisant Marcher sur la diagonale du vide, j’ai aimé partager cette expérience de marche de Vézelay à Figeac, marcher dans l’écriture d’un autre, non seulement parce que la destination finale est un pays que je connais bien et où je vis depuis bientôt vingt ans, mais parce que marcher et écrire sont deux activités qui me sont, à moi aussi, essentielles et que c’est exactement ce que je voudrais faire : ce genre de livres là et cela m’en a donné une envie encore plus forte. Je peux parfaitement comprendre cette addiction, comprendre combien il peut être malaisé de retourner à un mode de vie plus statique, plus encombré. Le corps aime marcher et l’esprit aime cette découverte lente et profonde des choses, des gens et des lieux.

    Ce livre qui nait du mouvement, a tissé ensemble la marche et le message que cette marche a infusé dans le marcheur, un message important à transmettre : éloge de la lenteur, éloge de la simplicité, éloge du naturel, éloge du vivant et d’un tissu social vivant, alors que dans ces régions traversées, il s’est tellement délité qu’il n’est plus que haillons. Des lambeaux se soulèvent cependant, s’agitent encore au souffle provoqué par le déplacement du marcheur et dévoilent quelques couleurs, quelques sourires, quelques gestes d’hospitalité, de générosité, comme des braises encore vives d’un autre temps, mais aussi exposent leur aigreur, leur colère, la fermeture des êtres comme réponse à celles des lieux.

    Marcher oui, marcher pour rester humain, c’est peut-être la clé, n’en déplaise à la vitesse exponentielle de nos sociétés lancées à toute allure vers un désert du sens, des sens et au final d’essence... Ce qui nous obligera peut-être au final à marcher de nouveau, toutes et tous !

    Cathy Garcia Canalès

     

    image.jpgJean-Luc Muscat, né en 1954, a appris le métier de forestier. Il a quitté l’Office National des Forêts très tôt parce qu’il ne parvenait pas à se résigner à l’idée qu’il lui fallait éliminer les arbres tordus. Dès lors, il a exercé toute une kyrielle de métiers dont ceux d’auteur de guides touristiques, de formateur consultant et d’éducateur technique. Aujourd’hui, il se consacre à la marche en solitaire au long cours, et à l’écriture, une passion de toujours, dans une cabane perchée dans un pin sylvestre.

     

     

     

  • Joseph Boyden - Là-haut vers le nord

     

     

    41k1SIAOs3L._SX210_.jpgPlus le temps de faire des notes de lecture, mais toujours envie de partager mes coups de cœur. J'ai donc continué à découvrir les livres de Joseph Boyden, et j'ai encore beaucoup aimé celui-ci, de superbes et très émouvantes nouvelles qui parlent du quotidien de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants cree du Canada, écartelés entre ce qui reste de leur culture et le poids de celle qui s'est imposée à eux comme dominante et les a parqués dans des réserves.

    L'auteur se fait ici le rapporteur de ces combats souvent perdus d'avance, mais avec toujours une note, un brin, une luciole d'espoir, de mystère et d'humour salvateur et avec du cœur, car la force, la sagesse et la dignité de ces communautés, même humiliées, même ravagées par l'alcool, tentées par le suicide, appâtées par tous les artifices de l'homme blanc, palpitent comme des braises que rien ne pourra éteindre définitivement et qui se ravivent au moindre souffle de Gitchi-Manitou, qui sans aucun doute habite et anime aussi la plume de Joseph Boyden.

    Titre original : Born with a tooth, 2001 (Albin Michel, 2008).

     

     

     

     

     

     

  • Les En-dehors d'Anne Steiner

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    2019

    13 x 20 cm | 288 p. | 19 euros
    isbn 9782373090574

    50 illustrations d'époque

    Les En-dehors

    Anarchistes individualistes et illégalistes
    à la « Belle Époque »

    Anne Steiner

    Ils ont vingt ans en 1910 et se définissent comme des « en-dehors ». Refusant de se soumettre à l’ordre social dominant, ils rejettent aussi tout embrigadement dans les organisations syndicales ou politiques. Pour eux, l’émancipation individuelle doit précéder l’émancipation collective.
    Leur refus des normes bourgeoises, comme des préjugés propres aux classes populaires, les conduit à inventer d’autres relations entre hommes et femmes, entre adultes et enfants, et à développer un art de vivre transgressif. Leur refus du salariat les conduit à expérimenter la vie en communauté et à inventer d’autres modes de consommation, mais aussi à emprunter la voie de l’illégalisme – dont le périple tragique de la « bande à Bonnot » est la plus célèbre illustration.
    En révolte contre sa famille, Rirette Maîtrejean, arrivée à Paris à l’âge de seize ans, devient l’une des figures de ce milieu. Son parcours sert de fil conducteur à ce passionnant récit. À ses côtés, nous découvrons tous les acteurs de cette épopée anarcho-individualiste qui ont expérimenté ce précepte de Libertad : « Ce n’est pas dans cent ans qu’il faut vivre en anarchiste ». Exigence que plus d’un paya de sa liberté et même de sa vie.

    https://www.lechappee.org/collections/dans-le-feu-de-l-action/les-en-dehors

     

    Anne Steiner est maître de conférences en sociologie à l'université de Paris Ouest-Nanterre. Elle a travaillé sur les mouvements de lutte armée des années 1970 (RAF. Guérilla urbaine en Europe occidentale, L'échappée), la fonction sociale du café dans les anciens quartiers populaires, et enfin sur le mouvement individualiste anarchiste (Les En-dehors. Anarchistes individualistes et illégalistes à la " Belle époque ", L'échappée). 

     

    Pour en savoir plus sur Albert Joeph Libertad : https://maitron.fr/spip.php?article154625

     

     

     

     

     

  • Le Chemin des âmes de Joseph Boyden

    boyden.jpg

    (titre original : Three-day road, 2004), Albin Michel 2006. 475 pages.

     

    Je viens de terminer ce livre inoubliable, dont la fin m’a fait pleurer. Un hymne tordu de douleur, mais puissant, à la vie arrachée aux champs de mort. Un chant de mort aussi et un chant de guérison. J'y ai appris encore des choses sur cette première guerre mondiale et notamment sur les soldats amérindiens qui y ont pris part. Ici, ce sont deux amis d‘enfance de la nation Cree. En cherchant un peu plus sur le sujet suite à cette lecture inspirée de faits bien réels, j'ai appris, sans surprise hélas, la façon dont ces recrues (comme les autres minorités) ont été traitées, avant, pendant, après...  Mais entre les hommes jetés dans cette grande boucherie, les soldats de base rampant, pataugeant et crevant dans la même soupe de boue et de sang, il n'y avait plus beaucoup de différences. Les deux jeunes Cree vont se distinguer sur le terrain par leurs qualités de chasseurs mais ils en paieront le prix fort : quelque chose les sépare et cette séparation va peu à peu se transformer en gouffre. L’un, abandonné par sa mère qui avait sombré dans l’alcoolisme, avait été sauvé du pensionnat tenu par de rudes religieuses, missionnées pour bouter le païen hors de ces corps de sauvageons, par sa tante, une des rares Cree à perpétuer la vie d’avant à l’écart de la ville et des wemistikochiw et qui l’a pris avec elle au fond des bois, pour lui enseigner tous les savoirs et traditions de son peuple, celles du monde visible mais aussi du monde invisible, elle qui était une des dernières chasseuse de wendigos. L’autre, orphelin, a passé trop d’années dans ce pensionnat, avant que la tante de son ami d’enfance, ne vienne lui aussi le chercher. Le Chemin des âmes force une réflexion sur l'humain dans l’enfer de la guerre, le meurtre autorisé, les limites (y en a t-il ?), mais aussi sur les conséquences de la colonisation et de l’acculturation, leur violence et heureusement il y a cette sagesse ancestrale, qui malgré tout, palpite encore, resurgit quand on la croit disparue à jamais sous la pression de la culture qui se voulait et se veut encore dominante et qui a envoyé des milliers d’hommes colonisés finir en morceaux de viande faisandée au fond d’une tranchée, dans des pays qui leur étaient totalement étrangers. Un livre qui m’a vraiment bouleversée.

     

    Joseph Boyden, né en 1966, est canadien avec des racines amérindiennes, écossaises, irlandaises. Le chemin des âmes est son premier roman. D’autres ont paru depuis, le dernier : Dans le grand cercle du monde, 2015.

     

    En savoir plus sur l'auteur :

    https://www.etonnants-voyageurs.com/spip.php?article2344

     

     

     

  • Ganaha – Un conte futur dans une langue passée - de Florent Toniello

     

    Jacques Flament éditions, janvier 2020

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    215 pages, 15 €.

     

     

     

     

     

    je pénètre les trous noirs de ma chair, suis l’ange des temps

    nouveaux, prêtresse des plans astraux, bouton d’arrêt,

    simulation off, moi, toute-puissante, démembrée dans l’éther

     

     

    Je viens de terminer Ganaha de l'ami de plume Florent Toniello, qui me l'a gentiment offert, merci :-) et qui ouvre la nouvelle collection d'anticipation aux éditions Jacques Flament dont il va s'occuper. Ganaha, étonnant roman d'anticipation, quantique, placé sous le signe du ruban de Möbius, écologique : il y est question d'intelligence artificielle d'une part poussée au summum de sa logique dans un futur lointain et qui n'a plus vraiment l'utilité des êtres humains, ses créateur et d'une société post-atomique qui elle semble aux antipodes : celle des "êtres vertes", très écologique, dépouillée de toute technologie non artisanale et très axée sur les valeurs féminines d'autre part et dans laquelle la poésie tient une grande place. Une société toute organisée autour de la culture et la consommation d’une plante vertueuse, la karé, qui évoque un peu le soma de l’Inde ancienne et qu’Huxley entre autre avait repris de façon plus négative dans Le Meilleur des mondes.

    Un roman qui ouvre sur des interrogations profondes à propos de l'humanité, de nos véritables besoins, sur la notion de progrès, de liberté, d'individualité, de libre-arbitre, de la réalité de l’existence, sur le futur donc mais aussi le temps et l'espace où futur et passé se confondent en un seul point. Vers quoi allons-nous, d'où venons-nous ? Allons-nous vers là d'où nous venons ? Venons-nous de là où nous allons ? Le futur est-il déjà arrivé ? Le passé est-il à venir ? Retour au ruban de Möbius.

    Poétique, fluide, doux, mais sans pour autant nous éviter la sensation de malaise, subtil et vertigineux sur le plan de la réflexion, ce roman qui prend des allures de conte est à découvrir ici :

    https://www.jacquesflamenteditions.com/378-ganaha/

     

    Cathy Garcia

     

     

    Florent_m.jpgFlorent Toniello est né en 1972 à Lyon, entre Rhône et Saône. Dans une autre vie, il a été, principalement à Bruxelles, manager dans les technologies de l’information pour une grande entreprise transnationale. Une période pendant laquelle il n’a pas écrit une ligne de poésie, mais d’innombrables mémos et rapports, le plus souvent en anglais. Depuis 2012, il a rejoint les bords de l’Alzette, à Weimerskirch, au grand-duché de Luxembourg. Il se cache souvent derrière les textes des autres, s’occupant de relecture, correction et traduction pour divers éditeurs et journaux luxembourgeois. Mais il ne dédaigne pas non plus de s’adonner à l’écriture, qu’il a abordée à plus de quarante ans, mais qu’il compte bien ne pas abandonner de sitôt. Musicien de cœur depuis toujours, il a repris des études de direction d’orchestre et prépare plusieurs collaborations avec des instrumentistes.

     

    Biblio :

     

    Flo[ts], éditions Phi, novembre 2015. Premier prix du concours littéraire national du grand-duché de Luxembourg en 2015.

     

    Je tu il, projet Poids plume de l’association Mots nomades, mars 2017. Hors commerce, ce petit livre doit être offert !

    Ptérodactyle en cage, éditions Phi, mars 2017. Texte d’un spectacle poético-musical créé pour les dix ans du Printemps des poètes - Luxembourg.

     

    Lorsque je serai chevalier, Jacques Flament Éditions, novembre 2017

     

    L'Oreille arrachée, maelstrÖm, décembre 2017

     

    Apotropaïque, éditions Phi, juin 2018

     

    Foutu poète improductif, éditions Rafael de Surtis, juillet 2018

     

    La Petite Fabrique des notes (théâtre), représenté en mai et juin 2018 au Théâtre ouvert Luxembourg. Publié dans Les Cahiers luxembourgeois, no 1/2020, avril 2020.

     

    Son blog : https://accrocstich.es

     

     

     

  • Viktor Pelevine - La mitrailleuse d'argile (Seuil, 1997)

    Plus de dix ans que je fais des notes de lecture, plus le temps, l'énergie pour ça, juste envie de lire et juste lire et descendre toutes les piles qui m'attendent. J'avais lu et apprécié en 2008, L'Ermite et sixdoigts ; je viens de finir La mitrailleuse d'argile, un roman complètement dingue, mais pas si fou, philosophique, impertinent, alcoolisé, dense, drôle, profond, d'une salutaire moquerie, le genre à relire plusieurs fois pour en saisir toutes les subtilités. Cet auteur russe est vraiment à connaître.

     

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    Tchapaïev et Poustota, 1996

     

     

     

  • Eugène Savitzkaya- Au pays des poules aux œufs d’or

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    Éditions de Minuit, février 2020

     

    Il était une fois. Il sera un jour.

     

    Ni commencement, ni fin, et pourtant il est bien question d’une Genèse,  d’une Genèse gargantuesque au départ de ce livre qui semble avoir été touillé dans le chaudron d’un grand chaos primordial.

    «  Au commencement, le monde était comme le tube digestif obstrué aux deux bouts d’un ogre gigantesque dormant d’un mauvais sommeil après avoir dévoré tous ses enfants, petits-enfants, parents et grands-parents. Cet ogre était le lointain ancêtre des principaux despotes et autocrates du monde.

    Un premier pet mit le feu aux poudres, un vent tellement concentré qu’il était étincelle. Il libéra une infinité de particules nauséabondes qui s’entrechoquèrent pendant un nombre incalculable de millénaires avant de s’enflammer. »

    Aussi les enfants ont-ils quitté les cités dirigées par les tyrans ridicules aux folies des grandeurs mesquines, potentats qu’ils émasculent parfois ou font rôtir. « De même que les poules avaient disparu, les enfants s’avéraient introuvables, s’étant séparés d’un monde qui les niait. Du lourd sommeil des humains adultes montait l’âcre et sure odeur de la pourriture et de la mort. » Les enfants vivent entre eux avec les animaux, libres, sauvages, indomptables, dans les forêts, les lieux abandonnés, les grottes et le creux des arbres. La liberté dont il est question ici est une liberté nue, crue, sensuelle, amorale, jubilatoire, violente parfois, mais aussi une douceur de fourrure, la beauté, la saveur des choses simples et vraies. La nature s’y taille la part belle, foisonnante de vie. « Parfois les filles sauvages se plaisaient à aller nues même au cœur de l’hiver. Des serpents leur servaient de ceinture et elles couraient pieds nus sur la neige et s’en frictionnaient la poitrine, le ventre et les jambes pour s’endurcir. » Les enfants errants échappent aux pouvoirs des ecclésiastiques qui avaient transformé les adultes capturés dès l’enfance, en véritables benêts qui « pour cacher leurs yeux vides, [ils] ajustaient des lunettes noires sur leur groin. Pour dissimuler leur mollesse, ils pratiquaient la guerre et des sports extrêmes, chassaient en hélicoptère, achetaient des femmes au grand marché aux bestiaux. Ils buvaient du gaz liquide et du bitume raffiné. Ils pillaient les réserves accumulées par les millénaires et par le lent travail des bactéries, des enzymes et du plancton. La planète entière était leur salle de sport. »

    Le lecteur sera invité à suivre les pérégrinations d’un couple aussi étrange qu’improbable, une renarde et un héron.

    « C’est que tous deux recherchaient leur mère, la très belle princesse Nina. Mais qu’est-ce à dire ? Héron et renarde avaient-ils conservé le souvenir de leur nourricière, la souveraine aux mains douces qui régnait sur la terre et sur l’eau, souveraine séquestrée par un tyran imbécile, souveraine des poules fécondes pondant chaque jour des œufs précieux, des œufs d’or ? »

    Il est déconseillé ici de s’accrocher au désir linéaire de comprendre, au besoin d’être rassuré par des limites, car le lecteur alors ne saura où s’accrocher et devra vite y renoncer. Soit il posera le livre, soit il choisira de se laisser emporter par les flots agités de cette écriture qui ne ressemble à nulle autre, comme dans une sorte de trip hallucinatoire tantôt doux et merveilleux, souvent féroce. Fable, conte, rêve, parabole, satyre ? Un peu tout à la fois, et cela se passe là-bas, loin vers l’Est, entre Géorgie et Sibérie. On repère des noms de lieux réels, des régions, des fleuves, des villes et peut-être nous manque-t-il des clés pour savourer toutes les subtilités de ce texte, parfois on croit deviner, on hume, on renifle, le lecteur suit des pistes mais la plupart vont le perdre dans la forêt, les marécages ou le font tourner en rond, rien n’est solide, tout se transforme, se déplace, éclate en multiformes, tout est encore finalement comme au stade de la Genèse et on peut toujours entendre la Terre mugir. Alors lecteurs, laissons-nous faire, la force, la fougue, l’irrévérence et la folie d’Au pays des poules aux œufs d’or ne peuvent nous laisser indifférents. C’est un livre qu’il faut lire et relire, une fois n’y suffira pas et sous ses apparences foutraques se sont glissées de grandes sagesses oubliées.

    « Je disais à chaque enfant : tu t’instruis chaque jour et chaque nuit. Tes rêves t’instruisent, ils ne sont pas le charabia que certains prétendent, ils font partie du monde des signes que tu dois décrypter. Ils t’informent sur l’état de ton cerveau, de ton foie, de ton cœur, de tes membres, de ton sexe. À l’abri des ordres, des sermons, des lois humaines, des gangues sociales, de la glu grégaire, ils sont ton terreau intime, ton noyau autonome, ton trésor vivant et infini. S’ils t’effraient ou te laissent pantois, c’est parce que tu refuses, craintif pantin, la liberté qu’ils t’offrent sans cesse. Ils sont le suc abondant de ta vie. Tu peux t’instruire en te réveillant, quand ton cerveau, nourri de l’or précieux du langage du sommeil, fonctionne sans la moindre contrainte comme une méduse évoluant dans le fluide nourrissant de la mer. Tes premiers pas, au saut du lit, sont chaque fois, si tu le veux, si tu ne t’es donné aucun délai dérisoire, aucun but mortifère, comme les premiers balbutiements d’un nouveau-né qui accueille avec intelligence les sons, les odeurs et les ondes colorées et qui leur parlent comme les sorcières parlent aux arbres et aux fontaines, comme l’abeille dissémine négligemment les pollens.

    Tout t’instruit de tout. T’instruisent les formes et les couleurs, les douceurs et les douleurs, t’instruisent les pleurs, la mort et les puanteurs. »

    La plume enchantée, inclassable et facétieusement non domestiquée de l’auteur de Fou trop poli n’a pas fini de nous surprendre, nous dérouter au sens littéral du terme.

     

    Cathy Garcia

     

    savitzkaya-categorie.jpgEugène Savitzkaya est né à Saint-Nicolas-lez-Liège en 1955. Premiers poèmes publiés en 1972 : Les Lieux de la douleur (Éd. Liège des jeunes Poètes). Il a obtenu pour Marin mon cœur, en 1993, le Prix Point de mire (prix des auditeurs de la RTBF), en 1994 le Prix triennal du roman, attribué par la Communauté française et en 2015, pour Fraudeur, le prix Victor Rossel. Dernières publications : Flânant (Didier Devillez éditeur, 2014) ; Fraudeur, roman (Minuit, 2015) ; À la cyprine, poèmes (Minuit, 2015) ; Sister. Travail graphique de Bérangère Vallet, sur une idée d'Hélène Mathon (Editions L'Oeil d'or, 2017) ; Éloge du paillasson (Le Cadran ligné, 2019).

     

     

     



  • Alain Damasio - La Zone du Dehors

     

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    "Quand c’est dallé, ça tinte sous la botte en phonolithe, par endroit fondu profond, du brut d’impact, ou les cratères qui se décalent qui baissent qui montent ? Je sens par instant fondre le verre qui sépare réel/irréel et je perds du repère, trop pour ne pas me marrer… et vouloir aller au bout… si massif, viril, tout ici, dans le pétrifié solide, en même temps vapeur et plume… de chez fluctue… nous nous enfonçons dans le Dehors… ça j’ai vu… droit devant… que le danger est plus palpable, plus excitant, now. De la baie écrasée…. Cette terre rouge profonde… Cette brume de mandarine évaporée… d’orange brûlée…

     

    (…)

     

    Le sable, maintenant étale, s’était tu… et elle s’était levée. Sa silhouette animale flamboyait debout, son corps serti dans un mur d’étoiles, avec sa poitrine de haute pomme, qui les provoquait en silence. Vénus. Elle ne bougeait pour ainsi dire plus, altière à l’égale d’une statue, mais son marbre avait des frissonnements de fauve, seulement perceptible à ce que frémissait ses seins et le creux de son ventre sous l’afflux d’air qui l’emplissait.

     

    (…)

     

    Le Dehors ne pouvait appartenir à quiconque et le gouvernement lui-même n’avait jamais songé à se l’approprier. Trop immense, trop changeant, trop violent : ingérable. Une vraie sauvagerie de rocs, d’éclats d’aérolithes er de cratères brisés à coup de météores, avec des dalles saignées au sable sec, des collines brutes striées au râteau des vents cosmiques et, face au ciel, les crêtes déchiquetées d’amoniac et de gel. Espace perdu… le Dehors était irrécupérable : à cause des ouragans cosmiques,  à cause des pluies de météores incessantes, à cause des vapeurs de nox…

     

    (…)

     

    Je me suis fixé une règle, sans m’en rendre compte : chaque fois que j’aurais une idée ou une conviction, il fallait que je l’expérimente. Que je fasse ce que je pensais. Ne plus déplacer des Cubes et des civilisations dans le cosmos, mais agir chaque pensée,  aussi minime soit-elle, la confronter à la résistance de la matière, affronter son mouvement à la pesanteur des choses et des gens. Terribles les gens… Plus lourds parfois que des fûts.

     

    (…)

    Nous en avons fini avec les révolutions culbuto qui remettent sur leurs pieds ce qu’elles renversent,  parce-que, ne l’ayant jamais conquise, elles rêvaient de la liberté comme d’un ciel lorsqu’il nous faut apprendre — nous — à la vivre en tant que sol. La révolution, c’est un quotidien qui vibre."

     

     

  • El Ninõ de Hollywood de Óscar & Juan José Martínez

     

    traduit de l’Espagnol (Salvador) par René Solis

    Métailié, février 2020

     

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    332 pages, 22 €

     

     

    « Je voudrais pouvoir revenir en arrière, et pas aller avec la Mara…

    Aux mioches, moi je leur dis, ne le faites pas, disait El Niño. »

     

     

    Miguel Ángel Tobar, celui qui fut d’abord El Payaso, Le Clown, puis El Niño de Hollywood, du nom de la branche de la Mara Salvatrucha 13 à laquelle il appartenait, les Hollywood Locos, dont il fut l’un des plus redoutables sicario, avant de devenir un misérable témoin protégé de l’État salvadorien, après avoir dénoncé un bon nombre de mareros, dont son pandillero, son chef, Chepe Furia. Chepe Furia, de son vrai nom José Antonio Terán, avait été dans les années 70, un policier de l’ultra brutale police d’État, la Garde Nationale de sinistre mémoire où il était alors connu sous le nom d’El Veneno, le Poison, ce n’est que bien plus tard qu’il reviendra au Salvador, sous le nom de Chepe Furia, membre de la Mara Salvatrucha 13.

     

    José Antonio Terán avait fui le pays, sa guerre intestine et ses propres exactions. Dans les années 70, il y avait eu une fuite en masse des Salvadoriens vers le sud de la Californie, puis ces derniers — dont bon nombre avaient rejoint les gangs — furent expulsés sous le gouvernement de Reagan. Des centaines de membres de la Mara Salvatrucha 13 (la  MS-13), qui en 1992 était le gang le plus puissant de Californie et du Barrio 18 qui lui s’était rallié au système des gangs sureños, principalement d’origine mexicaine, comme l’indique le chiffre 18, contrairement à la MS-13. Les deux gangs étaient ennemis et se disputaient des territoires. Les Salvadoriens n’ayant connu que l’ultra-violence dans leur propre pays, dressés tout jeunes à tuer, n’avaient respecté aucune règle des autres gangs des ghettos californiens à leur arrivée. Sales, adeptes des drogues et de l’alcool, tous vêtus de noir avec les cheveux longs, jeunes fans absolus et très perturbés de heavy metal aux pratiques macabres, la MS-13 s’était vite fait une réputation avant de s’organiser en gang plus conforme niveau look à l’image des autres gangs californiens, mais avec toujours une longueur d’avance sur leur capacité de violence pure.

     

    Une fois de retour au Salvador, les deux gangs ennemis se sont donc reformés. La MS-13, avec ses différentes branches, a alors conforté et prouvé sa réputation de gang du XXIe siècle le plus violent au monde, aussi bien vis-à-vis de l’extérieur qu’à l’intérieur même de celui-ci. C’est le seul a être sur la liste noire du département du Trésor des États-Unis, ses membres qualifiés d’animaux par Trump, « ce président ignorant (….) et non d’animaux humains créés par d’autres humains ».

     

    El Niño de Hollywood n’a jamais mis les pieds aux États-Unis, encore moins à Hollywood, mais il fait partie de ses enfants perdus, issus de familles totalement éclatées, dans un pays ravagé par des décennies de guerre et qui n’ont déjà connu que la violence et la misère.

    Ainsi, en un peu plus de trois cents pages, parfois très dures, le lecteur pourra comprendre ce qui a bien pu faire de ce tout petit pays d’Amérique centrale, le pays le plus meurtrier du monde avec un taux d’homicides absolument dément. Il faut pour cela remonter au XIXe siècle, à l’époque où des propriétaires terriens faisaient fortune avec l’indigo et avaient pour cela relégué les populations indiennes sur les terres non exploitables à flanc de montagnes. Quand la découverte inopinée, à Londres, du premier colorant de synthèse, bleu donc, fait chuter brutalement la demande et le cours de l’indigo, l’élite des propriétaires terriens à l’initiative du président alors en place, Gerardo Barrios, va se reconvertir très vite dans le café et pour cela elle a besoin des terres en pente qu’elle avait laissées aux Indiens, mais aussi de leurs mains pour récolter.  Le traitement qui est infligé alors à cette main d’œuvre, déjà humiliée par le régime colonial espagnol,  est tel que cette population dont la colère et la frustration a atteint un point de non retour, n’ayant rien de plus à perdre, commence à se rebeller au début des années 30, ce qui entraînera aussitôt une répression féroce, la Matanza : en 1932, « au moins quinze mille personnes, des hommes jeunes dans leur majorité, ont été assassinées dans la région occidentale du Salvador en quelques mois (…) et une bien plus grande quantité encore a été exécutée durant le reste de l’année. Aucun de ces morts n’a été enregistré dans les registres d’homicides. »

    Roque Dalton, poète salvadorien membre de l’organisation insurgée Armée révolutionnaire du peuple dans les années 1970, qui sera assassiné sur ordre des dirigeants de cette même organisation pour insoumission, écrivit à ce sujet :

     

    « Nous sommes tous nés à demi morts en 1932

    Nous survivons à demi vivants

    Et chacun de nous porte une dette de trente mille morts bien entiers

    Dont les intérêts ne cessent de gonfler

    Et qui aujourd’hui suffit pour enduire de mort ceux qui continuent

    À naître

    À demi morts

    À demi vivants

    Nous sommes tous nés à demi morts en 1932

    Être Salvadorien c’est être à demi mort

    Ce qui bout

    C’est la moitié de la vie qu’on nous a laissée… »

     

    Mais comme souvent l’injustice et l’atrocité furent rentables : « Les riches sont devenus très riches dans les décennies qui ont suivi 1932. Les pauvres, eux, ne pouvaient être plus pauvres. »

    Mais ces pauvres soutenus par les idéaux marxistes s’organisent dans les années 70, le pays entre alors dans l’une des dictatures les plus sadiques d’Amérique centrale, composée de militaires putschistes d’extrême-droite avec comme d’habitude la participation de la CIA, le but étant comme toujours de protéger les possessions et privilèges de la classe dominante. La guérilla est forte et brutale elle aussi, nourrie de plus d’un siècle d’injustices sans réparation. Dans un pays composé alors « à plus de 60 % par des enfants, le résultat était prévisible. Des milliers de mineurs de moins de 15 ans ont été recrutés des deux côtés. (…) Le Salvador, un pays vingt fois plus petit que la Californie, s’est lancé avec ses armées adolescentes dans l’abîme dont il devait ressortir en 1992 avec pour bilan plus de soixante-quinze mille morts et une immense quantité de personnes déplacées

    Voilà le terreau de tant de morts déjà décomposés, dans lequel les gangs made in USA viendront semer leurs graines assassines.

    Qui dit guerre, dit ennemi, la nécessité d’avoir un ennemi à combattre, « l’envie irrépressible de détester quelqu’un sans motif idéologique a été fondamentale dans la construction du Salvador ». La minorité possédante demeurant, quoiqu’il arrive, intouchable, on entre donc dans la logique des clans, où la raison de vivre est la mort de l’autre. Quand les membres des gangs comme Chepe Furia et bien d’autres, dont certains étaient partis trop jeunes pour connaître leur pays, sont expulsés de Californie vers la fin des années 90, une certaine aura les entoure aux yeux de la jeunesse qui a grandi dans la misère au Salvador dans un environnement très rural.

     

     « Les États-Unis vomissaient.

    Sans comprendre ce qu’ils faisaient.

    La migration est un cercle.

    Des recruteurs pour tout le Salvador.

    Des recruteurs d’enfants perdus pour tout le Salvador.

    Des chefs de clans pour tout le Salvador.

    Un pays en reconstruction.

    Un  pays en ruines.

    Un pays qui n’avait pas le temps pour les enfants perdus.

    La guerre expulsée des rues de Californie aux rues du Salvador.

    Une guerre s’achevait. Une autre commençait. »

     

    Il fut très facile pour Chepe Furia, auréolé de son parcours de « combattant » et fort de son expérience d’ex-policier de la Garde Nationale, de manipuler ces « enfants de personne »,  les enfants de la guerre.  « Enfants de familles dysfonctionnelles fabriquées avec des restes d’autres familles », leur seule consigne : survivre. « Beaucoup d’entre eux faisaient face aux déceptions de la vie de la même façon que leurs pères, à grandes rasades d’alcool de canne, le guaro. ». Illettrés, misérables, déjà confrontés à la violence, ils étaient d’autant plus manipulables qu’ils étaient mus par un désir de valorisation, de reconnaissance et notamment de la part d’un père souvent inexistant ou minable comme celui d’El Niño, alcoolique lui-même victime de son propre tragique destin, qui vendait sa fille de 15 ans à son contremaître.

    C’est le 24 décembre 1994 exactement, que Miguel Ángel Tobas, celui qui deviendra El Niño de Hollywood, né en 1981 dans une plantation de café, a pour la première fois, tenté de tuer un homme : le contremaître qui violait sa sœur. Une première tentative ratée à coups de gourdin et de pierres,  « grosses comme les pierres qu’un enfant de 11 ans mal nourri peut soulever », l’enfant déçu de lui-même avait toutefois emporté un révolver .38, qu’il avait trouvé à la ceinture de cet homme.

    Cette reconnaissance, les enfants de personne achetés par quelques bouteilles d’alcool par Chepe Furia, l’obtiendront ou croiront l’obtenir au prix du sang.

    « Le secret, c’est que leur rêve n’est pas de devenir riche, mais d’être quelqu’un. Quelqu’un de différent de ce qu’ils étaient, (…) le rebut. »

    Ils devront prouver leur allégeance totale à la Hollywood Locos Salvatrucha en assassinant violemment d’autres gamins absolument semblables à eux, dans une guerre contre cet ennemi déclaré, ceux de l’autre gang, avec bon nombre de victimes collatérales, mais aussi une guerre à l’intérieur même du gang contre les tièdes, les faibles et les traîtres, qui seront cruellement éliminés. Ainsi El Payaso, s’auto-nommera El Niño de Hollywood, — il a autour de 16 ans — par un meurtre particulièrement atroce car il ne s’agit pas seulement de tuer, mais aussi d’écrire avec le corps des victimes, celui-ci devenant un support pour transmettre un message qui doit faire horreur.

    « Difficile d’arrêter une horde de chevaux emballés. Surtout si personne ne cherche à les arrêter. Surtout si quelqu’un les suit en les excitant. La haine qui s’est mise à rouler au Salvador a trouvé une interminable pente descendante. Elle roule toute seule. La première impulsion a suffi. La mort a donné du sens à toutes ces vies. »

    Et à celle d’El Niño de Hollywood, devenu sicaire reconnu comme l’un des plus redoutables et le plus sanguinaire du gang des Hollywood Locos de la MS-13, dont il deviendra cependant lui aussi un traître et ne connaîtra plus jamais le repos, pas même après sa mort.

    La boucle est bouclée, l’ultra-violence au Salvador est le mode de vie psychopathe de toute une partie de la jeunesse la plus pauvre. Les gangs, « une mafia, oui, mais toujours une mafia de pauvres. ».

    « Tuer, haïr celui qui, sans te connaître, te tue, te hait », avec toute une mythologie, une mystique presque du meurtre, avec la Bête qui réclame sa part de sang. « Notre Bête à nous, elle est noire, c’est un cheval noir qui a le pouvoir, d’après l’Apocalypse, d’enlever la paix sur la terre. C’est une Bête de couleur noire avec une épée pointue. » 

    « Chepe Furia était intelligent pour créer des symboles, pour revêtir de transcendance ce qui n’était qu’un bain de sang contre des jeunes gens ».

    On ne lit pas ce type de livre pour se divertir, à moins d’être soi-même un gros malade, non, on le lit pour comprendre comment cette violence est possible, comment des enfants de 10, 12 ans peuvent commettre des crimes aussi abominables, et devenir vers 16, 18 ans des tueurs déjà professionnels et à moitié, si ce n’est complètement, fous. On lit pour comprendre quel est le mécanisme à l’œuvre, pour comprendre comment tout cela a pu commencer et comme trop souvent, on trouvera à l’origine une élite possédante qui opprime, exploite et accule des populations à des situations d’injustice et de misère extrêmes et dans une spirale infernale, des décennies plus tard, toute une partie de la jeunesse d’un pays se retrouve pourrie jusqu’aux os, tellement qu’il n’est plus possible de distinguer les victimes des bourreaux.

    Si les deux frères, auteurs de cet ouvrage magistral dans lequel la réalité pulvérise la fiction et qui ont réalisé là un travail de journalisme d’investigation courageux et réussi, s’intéressent de si près à El Niño de Hollywood qu’ils ont interviewé pendant des centaines d’heures, c’est bien parce que comme il le lui ont dit : « malheureusement, nous croyons que ton histoire est plus importante que ta vie… ».

    On lit pour entrevoir l’humain derrière le monstre, pour nous rassurer nous-mêmes sans doute et il se trouve que l’humain est bien là, pris dans cette logique implacable qui le dépasse. Une multitude de fils de vies microscopiques qui se trouvent piégés ensemble dans la même trame, la toile souillée d’un sang qui n’en finit plus de couler.

    « Au fil des mois et des années nous avons pu nous rendre compte que la vie de cet homme était conditionnée par des processus globaux, par des histoires à l’échelle mondiale dont il ignorait tout. Nous avons découvert que le pouvoir de décision, ce qu’on peut appeler la possibilité d’agir, a toujours était limité, toujours étroitement lié à des mécanismes lointains conçus par de hauts fonctionnaires aux États-Unis et au Salvador durant tout le XXe siècle. »

    Personne ne voudrait être Miguel Ángel Tobar. « À présent il n’est plus que terre et racine. De l’engrais pour ce coin pourri du monde », laissant derrière lui, une très, trop jeune maman d’à peine 18 ans et leurs deux petites filles. Quelle histoire, quelle légende cette dernière leur racontera-t-elle à propos de leur père ?

     

    Cathy Garcia

     

     

    oscar-martinez-archivo-personal-1-300x460.jpgOscar MARTÍNEZ est un journaliste d'investigation et écrivain salvadorien qui travaille pour elfaro.net, journal en ligne spécialisé sur les sujets de violence, migration et crime organisé. Il a remporté de nombreux prix tout au long de sa carrière, notamment le prix Fernando Benítez de journalisme, le Prix des droits de l'homme et le Prix international de la liberté de presse.

     

     

     

     

    juan-jose-martinez--sarah-melendez-300x460.jpgJuan José MARTÍNEZ est un anthropologue né au Salvador en 1986. Il étudie les gangs et la violence depuis 2008 et a collaboré avec diverses institutions telles que l'Unicef, Action on Armed Violence et l'American University.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • La certitude des pierres de Jérôme Bonnetto

     

    éditions Inculte, 8 janvier 2020

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    192 pages, 16.90€.

     

    Ségurian est un village isolé et perché dans la montagne, dont le saint patron est St Barthélémy, fêté comme il se doit tous les 24 août, avec la sortie du saint en procession et la traditionnelle préparation et dégustation bien arrosée de la soupe au pistou. Tout un symbole si on pense au massacre du même nom et nul doute que l’auteur ne l’a pas choisi par hasard.

    Ségurian est un village de chasseurs et les chasseurs forment un clan avec un chef qui est aussi le chef, de père en fils, d’une entreprise familiale de construction qui a bâti une bonne partie du village : ce sont les Anfonsso. Joseph Anfonsso est donc un chef : chef de famille, chef d’entreprise, chef des chasseurs. Et plus tard, il passera la main à son propre fils Emmanuel. Tout est bien qui tourne bien, immuablement, dans ce village refermé sur lui-même.

    « L’amour de Joseph pour la chasse n’était pas feint. Première carabine à six ans, la première grive à sept sous le fier regard du père, la main tendre qui décoiffe l’enfant. L’amour de la chasse, c’est avant tout l’amour du père. La rudesse de l’homme qui n’avait pas appris à faire de compliments se fendait devant les succès répétés de Joseph, qui repensait souvent au jour où son père lui avait dit, après avoir tiré un lièvre à plus de quatre-vingts mètres : “Tu es bien mon fils, tu es comme moi, mais en mieux. ” En économie comme dans les sentiments, c’est la rareté qui fait le prix. Joseph en avait eu les larmes aux yeux. »

    Ségurian donc, village de chasseurs : « La société comptait cent membres pour quatre cents habitants. »

    La vie du village et la propre vie de Joseph Anfonsso auraient pu ronronner ainsi durant des millénaires sans que rien ne change, sans que rien surtout ne doive changer, mais c’était sans compter l’arrivée de Guillaume, un 24 août en plus. La certitude des pierres est divisé en six chapitres allant de la première St Barthélémy à la sixième, la première étant celle où Guillaume donc est arrivé au village.

    Les parents de Guillaume Levasseur s’étaient installés depuis quelques années à Ségurian, dans la maison d’un oncle décédé, un original dont ils ne savaient pas grand-chose. Les parents Levasseur après avoir travaillé toute leur vie en ville, avaient désiré s’éloigner des « fourmilières déshumanisées » et se rapprocher de la nature, d’autant plus que Guillaume était déjà parti depuis trois ans, pour l’Afrique sur un coup de tête. Mais donc la famille, avec un seul membre au cimetière, est « une pièce rapportée, des estrangers, des messieurs de la ville comme on dit. Va falloir qu’ils fassent leurs preuves, les Levasseur. Va falloir me remplir ce caveau avant d’élever la voix, avant de faire les fiers, avant de touiller la soupe au pistou. C’est comme ça, c’est l’ordre des choses. »

    Et voici que Guillaume non seulement débarque dans le village, mais surtout, tombé amoureux de ce coin de montagne, il a un projet : y monter une bergerie. Et Guillaume, c’est une force de la nature, ce n’est pas juste un jeune illuminé malgré ses cheveux longs, c’est un rêveur certes, un intello qui grimpe dans les arbres pour y lire des livres, mais c’est un bosseur aussi, qui compte bien voir aboutir son rêve. Et il s’y met et le rêve peu à peu se concrétise, il y travaille comme un acharné, la bergerie voit le jour et même elle va s’agrandir d’année en année, des chèvres, des moutons, choisis avec soin, ça marche bien, sauf que cette bergerie elle se situe au-dessus de la maison de Joseph et que les moutons paissent sur des terrains habituellement dédiés à la chasse au sanglier et que dès le départ, ça pose problème. Pour Joseph, la montagne, c’est chez lui et « pas pratique de chasser au milieu de toute cette laine. »

    « On était là avant, pensa-t-il. C’est une question de bon sens. »

    La tension va monter crescendo jusqu’à la quatrième fête de St Barthélémy après l’arrivée de Guillaume : alors que ce dernier, sollicité pour sa force physique, porte comme Joseph, la statue du Saint Patron sur la procession, Joseph a une défaillance qui provoque la chute de la statue du Saint Patron qui en perd la tête. L’irritation envers le berger va basculer alors définitivement dans une véritable haine.

    « Le berger avait jeté une mauvaise onction sur le village. C’était un gâcheur de fête, un empêcheur de tourner en rond, un perturbateur d’horizon, un branleur de situation. Il dérangeait l’ordre établi, il barbouillait les lignes, troublait l’air comme l’eau le pastis. Un mouton noir, c’était le mouton noir, un Boche, un Turc. (…) Avec le berger, brillait la lumière maléfique des sabbats. Un jour, les aiguilles de l’église se mettraient à trotter à l’envers et, ce jour là, on serait perdu, toutes les sources seraient taries, de la mousse pousserait au sud et l’ogre marcherait sur le village pour manger les enfants. »

    La certitude des pierres, est un portrait précis, ironique, mordant, sans concession mais malheureusement réaliste cependant, d’une communauté qui n’accepte pas facilement ceux qui ne sont pas d’ici et c’est un drame quasi biblique qui y prend place — Joseph le chasseur et Guillaume le berger. L’écriture de Jérôme Bonnetto est belle, poétique, âpre et minérale comme la montagne et c’est avec un évident talent que l’auteur met en relief l’entêtement et la folie des hommes, leur lâcheté tout autant que leur courage, la bêtise et la mesquinerie quotidienne, les silences complices et ce refus d’analyser en soi les véritables racines de la rage en les affublant au contraire de tous les déguisements possibles de légitimité.

     « On est un bois, un bloc, une race.

    On se comprend. On fait à notre idée. On a nos règles, les seules qui vaillent. Les autres peuvent passer, on les salue, de loin, comme ça. Du plus loin possible. »

    La certitude des pierres est un roman dont on se régale, malgré l’amertume certaine qui reste en travers de la gorge, surtout si on a soi-même connu cet entre-soi qui entraine l’exclusion d’autrui et qui est une réalité certaine de la ruralité comme de bien d’autres communautarismes.

    L’auteur ne porte pas directement de jugement mais décrit de l’intérieur même des personnages, le mécanisme de la violence, la loi du silence et le poids d’un orgueil écrasant qui transmis de père en fils et poussé jusqu’à son extrême, peut mener l’homme à sa propre perpétuelle impasse.

    Cathy Garcia

     

     

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    Jérôme Bonnetto est né à Nice en 1977, il vit désormais à Prague où il enseigne le français. La certitude des pierres est son troisième roman.

     

     

     

     

     

     

  • L’œil du paon de Lilia Hassaine

     

     

    Gallimard, 3 octobre 2019

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    230 pages, 18,50 €.

     

    Très bien écrit, fluide, on se laisse facilement aspirer par L’œil du paon qui trace un portrait acerbe d’un certain milieu parisien plutôt huppé. Dans ce roman qui a quelque chose d’un conte moderne froid et cruel, il y a une esthétique de l’écriture qui tient de la peinture. Il y est d’ailleurs fait mention des tableaux de Hopper, dont l’univers colle assez bien en effet avec l’atmosphère du roman.

    Le côté froid, vaniteux, désabusé, à la fois superficiel et pesant de cette vie parisienne, auquel se confronte Héra, la jeune femme, personnage principal du roman, contraste avec la chaleur, la liberté, les couleurs, les parfums de l’île au large de la Croatie, dans laquelle elle a grandi, sorte d’éden à l’abri du monde, peuplé de paons. Oiseau emblématique, délibérément choisi par l’auteur pour ce qu’il évoque : la beauté mais aussi et surtout l’orgueil, caractéristique typiquement humaine, que nous projetons sur lui.  Sur cette île où Héra a vécu seule avec son père, gardien de l’île — sa mère étant morte là-bas très prématurément — plane une menaçante légende en lien avec une ancienne abbaye détruite durant les campagnes napoléoniennes.

    Lilia Hassaine décortique ses personnages au fil des pages, comme des crevettes qui laisseraient sortir un jus pas toujours appétissant, tout en laissant une part de flou, de mystère, d’inaccessible, car l’humain n’est pas en noir et blanc comme les photographies qu’aime prendre Héra. Chacun est comme absorbé dans son propre monde, ses propres secrets, projetant juste une apparence sur une grande toile de cinéma. La salle reste obscure. Les relations humaines sont tristes, artificielles, le mensonge dissimule le malaise ou pire, nul ne semble être vraiment à sa place mais chacun joue son rôle comme dans un théâtre antique. L’intrigue laisse cependant deviner et c’est dommage, la fin bien trop tôt, mais cela n’empêche pas d’apprécier la lecture quasiment jusqu’au bout. L’œil du paon ayant une originalité certaine que la qualité littéraire de l’ensemble sert au mieux.

    L’auteur parvient à ne rendre aucun de ses personnages réellement attachant, ce qui traduit bien l’angoisse sourde qui coule en-dessous de la trame comme un égout. Ici l’humanité est un condensé de tentatives avortés dans une quête de beauté, de perfection, inaccessibles car toujours extérieures à elle. Et puis il y a Hugo, l’unique enfant au centre de la toile, terriblement seul dans un vide qui ne tient plus que par quelques apparences et une bonne dose de cynisme. Quelle place ici pour la fraîcheur, l’innocence ?

    L’œil du paon est un premier roman, que l’on peut qualifier de prometteur.

     

    Cathy Garcia

     

    lILIA hASSAINE.jpgLilia Hassaine est journaliste, diplômée en 2015 de l’Institut Français de Presse. Par la suite, elle effectue de nombreux stages dans la presse écrite, notamment pour Le Parisien et à la télévision pour la chaîne Arte, avant de se faire remarquer grâce à son web-documentaire De mèche contre le cancer où elle traite du don de cheveux. En parallèle, elle intègre le groupe TF1 où elle officie en tant que journaliste avant de rejoindre l’équipe de l’émission Quotidien en janvier 2016, équipe qu’elle a quitté pour écrire ce premier roman.