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MES NOTES DE LECTURE : LITTÉRATURE, POÉSIE & AUTRE - Page 4

  • L’anarchie ou le chaos de Philippe Godard

    illustrations de Vincent Odin

    Le Calicot éd., décembre 2018

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    220 pages, 10 euros.

     

      

     

    « l’édification d’une société d’êtres libres ne peut être que l’effet

    de leur libre évolution » Errico Malatesta (1853-1932)

     

     

    Voici un ouvrage qui amène un peu d’air frais dans le grand marécage idéologique de ce début du XXIe siècle, un air qui souffle librement sur les grandes questions contemporaines. Sont-ce vraiment des questions ? Dans la mesure où toute réponse ne visant pas à perpétuer le système tel qu’il est a peu de chances de trouver un espace officiellement autorisé d’expression, on peut s’interroger, alors disons donc : les grands problèmes contemporains. Il n’en manque pas. Le titre peut sembler ironique, tellement dans l’esprit commun anarchie et chaos semblent synonymes, mais le chaos, le grand désordre, n’est-ce pas ce que l’on vit déjà ? Cet ouvrage va donc à l’encontre des préjugés et des idées toutes faites sur un courant qui est au fond peu connu, parce qu’il est justement relégué systématiquement à la marge avec des idées et opinions tout aussi systématiquement cataloguées comme dangereuses. Pratique, pour ne pas prendre le risque qu’elles soient diffusées et donc entendues, qu’elles puissent ouvrir des brèches dans les couloirs de la pensée obligatoire. Qui dit anarchiste dit de nombreux courants, pour commencer, car il n’est pas question pour un anarchiste de se laisser enfermer dans une case, y compris celle de l’anarchie. Le point commun à tous ces courants donc, différents de par leurs orientations, leurs choix sur la mise en pratique, mais qui se rassemblent sur une vision sans compromis de l’autonomie de tout être humain, c’est le mouvement, la proposition, la créativité.

     

    « Que pensent les anarchistes des grands défis contemporains ? Nous n’en savons rien car peu de médias importants relaient leurs idées, qui sont le plus souvent considérées comme des vieilleries utopiques ou le fruit de dérèglements cérébraux. Le monde n’a guère évolué depuis ce jour de 1892, lorsque des médecins ouvrirent la boîte crânienne de Ravachol après son exécution pour prouver que son cerveau était anormal... »

     

    Cet ouvrage fait le tour de pas mal de ces défis et questions essentielles et offre des points de vue anarchistes donc, en évoquant et citant pas mal de figures et penseurs d’hier et d’aujourd’hui : Bakounine, Proudhon, Malatesta, Max Stirner, Emma Goldman, Kropotkine, Élisée Reclus, David Graeber, Marius Jacob, Louise Michel, Sébastien Faure, Alexandre Grothendieck, Pénélope Nin, Albert Thierry… avec un bon condensé de l’historique du mouvement, une réflexion solide et le tout non sans humour, grâce aux savoureux dessins de Vincent Odin.

     

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    Des points de vue qui peuvent apparaître radicaux, utopistes, mais si on y réfléchit bien, si on secoue un peu le formatage des esprits, ces idées sont peut-être surtout sensées, justes, évidentes, urgentes même, car contrairement à ce que l’on cherche à nous faire croire, à se faire croire, il n’y a pas qu’un seul futur possible.

    Ces idées utopistes font du bien et on sait que l’expérience de la Catalogne en 1936, même si elle fut trop brève et tragique, a été une mise en application concrète et réussie des visions anarchistes. Comme l’a dit en 1974, Noam Chomsky, cette expérience fut « un témoignage éloquent de la capacité des pauvres gens de s’organiser, de s’administrer sans coercition, ni contrôle. » 

     

    Et c’est peut-être bien justement parce que cela fonctionne que les systèmes en place font tout pour dénigrer cette pensée. Quoi de plus dangereux pour un pouvoir que la preuve de son inutilité, de son illégitimité ? Quoi de plus dangereux que des êtres libres et autonomes qui peuvent prouver que non seulement un pouvoir est inutile mais qu’il est aussi néfaste et à l’origine des problèmes qu’il prétend régler, problèmes dont la récurrence lui permet en réalité de se consolider et se perpétuer ?

     

    L’anarchie ou le chaos donne de la nourriture pour une réflexion vraiment libre et indépendante, ouvre plus largement des pistes considérées comme marginales en vue d’un mieux vivre ensemble.

     

    Bakounine disait, lors d’une tournée de conférences en 1871 :

     

    « Le droit à la liberté, sans les moyens de la réaliser, n’est qu’un fantôme. Et nous aimons trop la liberté pour nous contenter de son fantôme. Nous en voulons la réalité. Mais qu’est-ce qui constitue le fond réel et la condition positive de la liberté ? C’est le développement intégral et la pleine jouissance de toutes les facultés corporelles, intellectuelles et morales pour chacun. C’est par conséquent tous les moyens matériels nécessaires à l’existence humaine de chacun ; c’est ensuite l’éducation et l’instruction. Un homme qui meurt d’inanition, qui se trouve écrasé par la misère, qui se meurt chaque jour de froid et de faim, et qui, en voyant souffrir tous ceux qu’il aime, ne peut venir à leur aide, n’est pas un homme libre, c’est un esclave. Un homme condamné à rester toute sa vie un être brutal, faute d’éducation humaine, un homme privé d’instruction, un ignorant, est nécessairement un esclave. Et s’il exerce des droits politiques, vous pouvez être sûrs que, d’une manière ou d’une autre, il les exercera toujours contre lui-même, au profit de ses exploiteurs, de ses maîtres. […] Quant à nous, qui ne voulons ni fantômes, ni néant, mais la réalité humaine vivante, nous reconnaissons que l’homme ne peut se sentir libre et se savoir libre — et par conséquent ne peut réaliser sa liberté — qu’au milieu des hommes. Pour être libre, j’ai besoin de me voir entouré, et reconnu comme tel, par des hommes libres. Je ne suis libre que lorsque ma personnalité se réfléchissant, comme dans autant de miroirs, dans la conscience également libre de tous les hommes qui m’entourent, me revient renforcée par la reconnaissance de tout le monde. La liberté de tous, loin d’être une limite de la mienne, comme le prétendent les individualistes, en est au contraire la confirmation, la réalisation et l’extension infinie. Vouloir la liberté et la dignité humaine de tous les hommes, voir et sentir ma liberté confirmée, sanctionnée, infiniment étendue par l’assentiment de tout le monde, voilà le bonheur, le  paradis humain sur terre. »

     

    Philippe Godard prend un par un tous les sujets cruciaux : la liberté bien-sûr, condition première d’un être épanoui et donc bon pour lui-même et pour les autres car, écrit-il, « la liberté n’est pas la possibilité de faire n’importe quoi, d’oppresser, de réduire en esclavage. Rendre dépendant qui que ce soit, ce n’est pas nous rendre libre : c’est nous rendre exploiteur, et, donc, sortir de la condition libre qui est celle de l’humanité, pour entrer dans une autre sphère, celle du pouvoir. À l’inverse, échanger avec des êtres libres, travailler, jouer ou cultiver un champ, tisser des liens d’amitié ou d’amour avec des personnes libres, sans la moindre contrainte, est la plus intense réalisation de soi. Lorsque nous éprouvons que nous sommes semblables les uns les autres, que, toutes et tous, nous sommes libres, alors, notre association n’en est que plus forte, plus enthousiasmante. »

     

    La philosophie anarchiste est une des seules à souligner, faisait remarquer Emma Goldman (1869-1940), que l’évolution humaine, son bien-être physique, ses qualités latentes et ses dispositions innées doivent seuls déterminer la nature et les conditions du travail d’un homme.

     

    La question du pouvoir, radicalement remis en cause par la pensée anarchiste, est bien évidement abordée, ainsi que celle du vote et, par extension, ce que nous appelons démocratie (ou démocrature ?). Et puis encore : l’individu, le collectif et le penser collectif, l’argent et son corollaire, la consommation : « De nos jours […] : un billet de 20 euros n’indique pas qu’il correspond à la moindre contre-valeur en or ; il n’a de valeur que si le système perdure et s’il se trouve des commerçants pour l’accepter. […] Ce système mourrait si nous pouvions vérifier simultanément tous les comptes : aussitôt, les créanciers s’apercevraient qu’ils ne peuvent pas être tous remboursés, et le système s’effondrerait. »

     

    Il y est inévitablement aussi question de la violence et de la non-violence et Philippe Godard démontre, et ce n’est pas un détail, que l’usage de la violence n’a jamais obtenu l’adhésion de l’ensemble des anarchistes et « dès la période de propagande par le fait, dans les années 1890, le doute s’était installé […] à propos de l’utilité politique de la violence » et en 1920, Errico Malatesta demandait d’y réfléchir :

     

    « Nous ne devons pas oublier que la violence, malheureusement nécessaire  pour résister à la violence, ne sert à édifier rien de bon, qu’elle est l’ennemie naturelle de la liberté, l’accoucheuse de la tyrannie, et que par conséquent elle doit être contenue dans les limites les plus strictes de la nécessité. […] La révolution est utile et nécessaire pour abattre la violence des gouvernants et des privilégiés, mais l’édification d’une société d’êtres libres ne peut être que l’effet de leur libre évolution. »

     

    « La violence, reprend l’auteur, n’est en effet pas la voie stratégique que suivent la majorité des anarchistes. La violence "révolutionnaire" et la violence d’État sont plutôt "les deux mâchoires d’un même piège à cons", selon les deux derniers mots du héros anarchiste du film Nada (Claude Chabrol, 1974) ».

     

    L’écologie, l’éducation — essentielle l’éducation : former les esprits, et non les déformer —, les frontières que les anarchistes refusent, la science, la folie, la notion d’illégalité seront également abordées ainsi qu’une position des plus intéressantes — et qui mériterait qu’on s’y attarde plus que jamais aujourd’hui où l’on ne peut que constater les conséquences désastreuse de la course à la réussite — : le refus de parvenir.

     

    « Ce système nous a proposé jusqu’à maintenant d’accumuler, de vivre à fond dans l’avoir. Et il a acheté notre complicité, alors que des êtres humains n’avaient même pas la possibilité de vivre décemment. Cette misère s’étend à tout être vivant. La terreur d’État, l’asservissement industriel, l’abêtissement capitaliste et la misère sociale nous frappent toutes et tous. Insidieusement et continuellement, ces forces néfastes divisent notre être intime. Une partie de nous se voit subrepticement contrainte à être le bourreau de notre autre moi, celui qui rêve, sait et veut que ce monde ne soit pas celui-là. Combien d’entre les citoyens tentent difficilement de défaire la nuit ou pendant leur maigre temps libre ce dont ils ont été complices chaque jour travaillé ? » C’est ce qu’on peut lire dans un manifeste anarchiste dans les années 2008-2009 pendant la crise des subprimes.

     

    Philippe Godard, lui, écrit :

     

    « La coopération, la réflexion sur ce que nous produisons et ce que nous consommons, sont une part essentielle de l’utopie anarchiste, une utopie pas si irréaliste que cela si nous pensons à toutes les tentatives actuelles pour consommer autrement, consommer moins, beaucoup moins, de façon écologique et respectueuse du travail des autres. »

     

    L’anarchie ou le chaos est un ouvrage riche, dense et salutaire, nourriture saine pour l’esprit, manuel de  secours pour temps agités et dont on pourrait tirer encore un grand nombre de citations, mais laissons le dernier mot à Élisée Reclus, géographe anarchiste, qui écrivait en 1866 :

     

    « Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort. Parmi les causes qui dans l’histoire de l’humanité ont déjà fait disparaître tant de civilisations successives, il faudrait compter en première ligne la brutale violence avec laquelle la plupart des nations traitaient la terre nourricière. Ils abattaient les forêts, laissaient tarir les sources et déborder les fleuves, détérioraient les climats, entouraient les cités de zones marécageuses et pestilentielles ; puis, quand la nature, profanée par eux, leur était devenue hostile, ils la prenaient en haine, et, ne pouvant se retremper comme le sauvage dans la vie des forêts, ils se laissaient de plus en plus abrutir par le despotisme des prêtres et des rois. »

     

    Alors, l’anarchie ou le chaos ?

     

    Cathy Garcia

     

     

     

    lecrivain-philippe-godard-evoque-la-liberte-dexpression_1.jpgÉcrivain prolixe et directeur de collection, Philippe Godard a beaucoup voyagé, notamment en Amérique latine et en Inde. Il a étudié des langues dites « orientales » (chinois, bengali, hindi, haoussa, amharique, quechua) et est devenu claviste, puis correcteur. Puis encore rewriter, et enfin auteur de notices pour l’encyclopédie Hachette multimédia durant sept ans. 

    Sentant venir la fin de cette encyclopédie (et aussi la fin de l’idée même d’une encyclopédie telle que pensée par les Lumières), il a proposé une première collection de documentaires jeunesse chez Autrement : « Junior Histoire », dont les premiers titres sont parus en 2001, et qui en compte désormais vingt-cinq. 

    Il a ensuite lancé d’autres collections : « Les Insoumis » chez un petit éditeur strasbourgeois (qui a disparu), « Enfants d’ailleurs » chez La Martinière (13 titres parus depuis 2005, la plupart traduits et publiés aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne), et il a repris la collection « J’accuse », chez Syros. 

    Il a aussi publié plusieurs essais politiques, dont un avec Henri Lefebvre sur le terrorisme en 1990, puis Contre le travail des enfants (Desmaret, Strasbourg, 2001) et Contre le travail (Homnisphères, 2005) et Au travail les enfants ! (Homnisphères, 2007).


    Il a publié de nombreux articles politiques, notamment dans la revue italienne Libertaria, intervient en milieu scolaire, fait des conférences sur des sujets sensibles. Il a fourni durant trois ans l’épicerie Fauchon en citrouilles, et a travaillé avec sa compagne à la fourniture en légumes d’un restaurant deux étoiles durant cinq ans.

     

    Depuis 2011, il donne des cours sur la pédagogie à de futurs travailleurs sociaux, éducatrices et éducateurs de jeunes enfants, éducateurs et éducatrices spécialisé.e.s.). Ce travail pédagogique s'inscrit en continuité de son travail éditorial, et c'est ainsi qu’il a publié, en 2017, Croire ou pas aux complots ?, qui est un véritable livre-outil, au service non seulement des jeunes mais aussi des éducateurs, spécialisés ou issus de l'Éducation nationale (aux éditions du Calicot).


    Philippe Godard vit, écrit et travaille dans le Jura. 

     

     

     

     

  • Marc Tison - Des nuits au mixeur

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    Maquette et graphismes par Jean-Jacques Tachdjian

    La Chienne éditions, collection Nonosse, Roubaix, 2019.

     

    Je manque de temps pour faire des notes de lectures comme je voudrais et il y aurait bien du bien à dire de ces nuits au mixeur de Marc Tison, mais sa poésie parle d'elle-même, lisez plutôt : 

     

     

    Tu sais ce qui nous attend

    dans les révolutions borderline

    l’équilibre se fait sauter le caisson

     

    (…)

     

    C’est d’une importance extraordinaire

    d’aller vers ce qui éclaire l’immensité en soi

     

    (…)

     

    On partira à l’aube sur les océans

    On part toujours à l’aube

    Dans la pureté des promesses

    Avant l’ouverture des supercheries marchandes

     

    (…)

     

    Des bars comme des Sirius

    Des signes comme des toiles de Tapies

    Et la nuit qui gueule habitée

    Plus sûrement que les jours des quartiers d’affaires

    Et la nuit qui chante en abîme des romances tristes

    De matin de grisaille

     

    (…)

     

    Je ne descends plus des grands singes

    La lignée est éteinte

    Exterminée dans les salons climatisés des banques d’investissement

    Je n’enfante plus des gens sauvages

    Mon sperme est défolié, il est minable et minuscule

     

    (…)

     

    L’odeur ça pue le vrai, ça n’est pas permis

     

    (…)

     

    Les algorithmes qui tracent les désirs sont des menottes

    Aux radiateurs des polices du comportement

     

    (…)

     

    On a tordu le ciel qui était beau

     

    (…)

     

    Des nuits au mixer

    À courir éventré l’ennui au cul

    Comme la mort

     

    (…)

     

    L’affolement en moteur de désir

    Et la route qui se barre en chewing-gum

    La vrille

    Les pieds sur le vide

    Plongeons profonds dans l’univers

     

    (…)

     

    Les enfants dansaient comme des derviches défoncés

    Sur les débris des usines

    Les tapis de ferrailles rouillées

     

    (…)

     

    Tes mains sur les marbres de nerfs

    Mets tes paumes de paix

    sur les pensées en charpie

     

    Ne rassure pas

    Ne console pas

    Aime

     

    (…)

     

    Personne ne sait combien j’ai peur

    tout le temps. Pas même moi sous

    mon parapluie de confiture. Il fond

    sous la pluie d’orage que j’invente.

    Je lèche ce qui coule comme un sexe

    qui dégouline. Je ne le sais pas que

    c’est un sexe qui dégouline que je

    lèche tout le temps quand j’ai peur.

    La pluie me dégoutte.

     

    (…)

     

     

     

     

    Pour commander : https://www.lachienne.com/product-page/des-nuits-au-mixer

     

     

     

  • Au petit bonheur la brousse de Nétonon Noël Ndjékéry

     

    coll. Mycélium mi-raisinHélice Hélas éd.

    à paraître en France le 29 mars 2019

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    380 pages, 24 €

     

     

     

    Une noria de nuits au pelage léopard accoucha de dizaines de soleils qui, l’un après l’autre, pyrogravèrent le ciel de part en part sans y laisser le moindre sillon.

     

     

    Au petit bonheur la brousse est un roman dense, consistant, aussi savoureux que désespérément tragique, qui tisse un lien improbable entre une Helvétie paisible, fraîche et ordonnée, lisse et impeccable comme un livre d’images et un pays en sueur, chaotique, déchiqueté par la violence, la corruption, la cupidité, l’injustice et le mensonge. Bel héritage postcolonial entretenu par Didi Salman Dada, alias L’Autre-là, président agrippé au trône depuis presque cinquante ans et qui « pouvait dormir sur ses deux oreilles tant qu’il continuerait à brader l’or noir tchadien à ses parents occidentaux ».

     

    Ce lien entre la verte Genève et la brousse turbulente et aride de la province du Takoral, s’appelle Bendiman Solal, enfant suisse du Tchad ou enfant tchadien de Suisse, dont l’enfance a été bercée par le jet d’eau du lac Léman, le pompon de neige au sommet du Mont Blanc, l’amour de ses parents – son papa est comptable pour l’Ambassade tchadienne et de Ginette, dit Gigi, sa marraine adorable et adorée, les jeux, les livres, toutes les histoires qu’on lui a racontées : celles du pays de ses ancêtres qui lui ont donné le goût de l’aventure et celles de Guillaume Tell et Madame Royaume qui lui ont donné un idéal d’héroïsme et le font rêver grand dans la belle et tranquille résidence genevoise.

     

    Aussi, quand ses parents sont soudainement rappelés au Tchad, qu’il ne connaît donc que par la langue des griots, c’est certes avec une certaine appréhension mais surtout avec une immense curiosité mêlée d’une forme de respect, qu’il s’apprête à poser les pieds au pays des ancêtres. Abreuvé d’histoires d’un Tchad voué à la magie noire, il se rêvait déjà comme un Harry Potter des Tropiques. Ce qu’il n’aurait jamais pu concevoir, jeune et naïf adolescent si enthousiaste à l’idée de découvrir enfin sa terre originelle, c’est que sitôt arrivé, non seulement il allait être séparé de ces deux très chers parents mais que ces derniers allaient être immédiatement arrêtés et mis au secret pour raison d’État.

     

    D’un seul coup, tous ses repères sont effacés, « à leur place avait surgi un monde rude, ivre de soleil et craquelé de sécheresse, un monde où tout se passait comme dans un vieux film mal colorisé et projeté au ralenti. Les personnages, pour la plupart efflanqués, étaient aussi fâchés avec la nervosité qu’ils étaient adeptes du rire. Quand au décor, mélange d’immeubles en béton et de maisons en banco assiégés par la brousse, il étalait son indigence de couleurs et de reliefs dans une monotonie à filer le bourdon à une enclume. » et Bendiman Solal finit très vite par se retrouver totalement démuni et isolé, avec un oncle, le seul qui ne craigne pas de l’aider. Bendiman Solal, n’est cependant pas du genre à baisser les bras ou à sombrer dans le désespoir, à peine sorti de son cocon helvétique et donc « profondément imprégné de l’illusion que la justice était à l’œuvre partout, y compris au cœur de l’Afrique », il s’est donc donné une mission : retrouver ses parents. 

     

    Une mission que l’adolescent poursuivra envers et contre tout dans ce pays qui, pensait-il, venait de tout lui prendre, mais ce n’était qu’un début. Parcours initiatique et brutal au cours duquel Bendiman Solal, jeune garçon cultivé, intelligent, exceptionnellement doué même, au cœur bon et noble, perdra couche après couche, toute illusion, toute innocence, tout idéal. Il faut le talent d’une plume comme celle de Nétonon Noël Ndéjékéry, lui même tchadien vivant en Suisse, pour en faire un roman aussi prenant, plume qu’il trempe dans l’encre de l’humour le plus décapant : celui du désespoir, une encre d’un noir si lumineux. Encre qui cependant finit par s’assécher elle aussi, à mesure qu’on s’enfonce dans l’histoire comme Bendiman Solal, allias Mini Tell, s’enfonce dans la réalité la plus crue, laissant loin derrière lui comme une carcasse dans le désert, les rêves, les espoirs et la candeur de son enfance.

     

    Reste la langue imagée et sublime, poésie sage et digne, des griots, « tout le reste s’avère si extrême dans la douleur comme dans la joie que, sous peine d’y perdre la raison, il faut sans cesse le repeindre aux couleurs des mirages si courants avec l’avancée des déserts. Simple exigence de survie. »

     

    Au petit bonheur la brousse ou bien au grand malheur la brousse ? Un mélange, un de ces curieux mélanges que l’humanité touille dans ses sombres chaudrons.

     

    Cathy Garcia

     

     

    Netonon-Noel-NDjekery.jpgNé au Tchad, Nétonon Noël Ndjékéry a fait des études supérieures de mathématiques. Il vit et travaille en Suisse comme informaticien. Parce que son père était un soldat de carrière, il grandit dans un camp militaire et est très tôt mis au contact de la langue française. Cependant, ses racines se sont d’abord nourries de la puissante sève de l’oralité subsaharienne. Sa mère a juste le temps de lui insuffler le goût de conter avant que le divorce de ses parents ne le sèvre à jamais des berceuses. Mais il a déjà contracté le virus de la parole partagée et en devient une des plus fidèles victimes consentantes. Dès lors, il ne cessera plus de prêter l’oreille à tout griot de passage. L’école lui ouvre ensuite l’univers fabuleux des livres. Il s’y enfonce, papillonne, butine au gré des bibliothèques et découvre fasciné que la parole volante et la parole écrite sont les deux rouages d’une seule et même machine à revisiter rêves et réalités. Il a publié Sang de Kola, L’Harmattan, 1999 ; Chroniques tchadiennes, Infolio, 2008 ; Mosso, Infolio, 2011 ; La minute mongole, La Cheminante, 2014.

     

     

  • Deux livres

     

    J'ai lu dernièrement et sans note de lecture :-) Trois chevaux d'Erri de Luca, magnifique (depuis le temps que je l'avais dans ma pile !)

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    «  Le monde me pourchasse, même les étoiles sont des chiens sur mes traces. »

    « Un arbre a besoin de deux choses : de substance sous terre et de beauté extérieure. Ce sont des créatures concrètes mais poussées par une force d’élégance. La beauté qui leur est nécessaire c’est du vent, de la lumière, des grillons, des fourmis et une visée d’étoiles vers lesquelles pointer la formule des branches. »

      
    « La terre a un désir de hauteur, de ciel. Elle pousse les continents à la collision pour dresser des crêtes. »

     
    « On se trouve aussi dans une guerre par honte de rester à l’écart. Et puis un deuil te saisit et t’y maintient pour être soldat de rage. » 

     
    « La vie est un long trait continu et mourir, c’est aller à la ligne sans le corps. »

     

     

    et Une balle dans le front de Manuel Aguirre (Pérou 2006), trad. Marie Jammot - Les Fondeurs de Briques - St Sulpice la Pointe (dingue !), 2010, un régal et une maison d'éditions à découvrir d'urgence : http://fondeursdebriques.free.fr !

     

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  • Le Grand Jeu de Cécile Minard

     

    Rivages poche, janvier 2019

     

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    220 pages, 7,80 €

     

    Un roman surprenant, vraiment rafraîchissant, qui se laisse boire avec une certaine jubilation et qui, plus encore, contient en lui-même une profondeur de réflexion — des pistes, pas de réponses, seulement des pistes — et une énergie communicative qui fait fourmiller les racines de l’être.

    Une jeune femme dont on ne connaîtra pas l’identité, ni rien de son existence antérieure — ou à peine quelques flashs — si ce n’est qu'elle est bien décidée à s’en couper, tout comme elle va se couper du monde et de toute relation humaine, pour s’isoler dans un coin de montagne, une sorte de cirque naturel qui sent bon le Pliocène, un îlot de deux cents hectares de roche, de bois et de prés au cœur d’un massif montagneux de vingt-trois kilomètres carrés, qu'elle a acheté et équipé de façon très technique. Plusieurs modules y ont été héliportés : un « tonneau » d’habitation high-tech « à demi-appuyé à demi-suspendu à un éperon granitique », plus bas des sanitaires et un abri jardin, réserve et outillage, le tout bien réfléchi, hyper organisé. « Une belle planque ». Grâce à un équipement et un entraînement survivaliste de pointe adaptés à la vie en altitude en toutes saisons — matériel d’escalade, de pêche, de chasse, d’agriculture, une autonomie énergétique, suffisamment de réserves, etc. , la jeune femme prend possession de son territoire et se met à l’explorer peu à peu tout en organisant méticuleusement sa nouvelle existence pour ne pas être prise au dépourvu. Le seul élément du passé qu’elle a apporté avec elle et qui n’a rien avoir avec les bases de la survie, c’est un violoncelle.

    Ce roman, ce sont les cahiers qu'elle remplit, son journal de bord. On pense évidemment au Walden de Thoreau. Un Thoreau version 3.0. La narratrice emploie un langage très technique, scientifique même, ce n’est pas ici un retour à la nature façon hippie, mais une immersion totale dans la solitude et une confrontation avec les limites du corps et de l’esprit. La nature — puissante, exigeante — est perçue comme une source de défi autant que d’enseignement et d’émerveillements. Pour quelqu'un qui, semble-t-il, ne manquait de rien sur le plan matériel, ce choix de vie est donc absolument un choix et un choix absolu.

    « Les conditions idéales sont-elles celles auxquelles on ne peut pas échapper, celles qui nous obligent ? »

    Cet isolement total n’est pas seulement un challenge que cette jeune femme s’est lancé à elle-même, mais une nécessité qui se questionne dans ce tête-à-tête avec soi-même et une nature libre, sauvage, un monde qui n’est pas fait pour les humains « Ce monde n’est pas fait pour nous, et c’est un immense soulagement : on peut donc y vivre — si on y parvient. »

    La narratrice est une personne déterminée qui peut sembler, au premier abord, être faite d’un seul bloc, même si elle laisse transparaître au fur et à mesure de son récit une problématique, liée peut-être à la violence, ou à la peur de la violence humaine, de la contrainte imposée par l’autre plutôt que par soi-même :  « L’autorité : le grand jeu de l’humanité ? ».  

    « J’étais détachée, en plein entraînement général, je n’avais plus à redouter de croiser quotidiennement un envieux, un ingrat, un imbécile. »

    Entraînée donc et préparée à toutes sortes d’éventualités, la jeune survivaliste n’avait cependant pas prévu qu'une créature autre qu'animale puisse partager son territoire. Une créature des plus improbables qui pourrait bien devenir son maître, dans le sens initiatique du terme et c’est ainsi que le Grand Jeu va prendre une dimension philosophique très imbibée de taoïsme, qui amène peu à peu la narratrice à passer de sa volonté de maîtrise sur les éléments extérieurs à un lâcher-prise total, condition ultime pour accéder à une réelle maîtrise, celle à laquelle elle aspirait réellement : la maîtrise intérieure. L’équilibre est au centre de ce roman et l’équilibre naît d’un mouvement perpétuel entre les polarités, sagesse et ivresse marchent sur le même fil.

    Ce serait dommage d’en révéler plus. À vous maintenant, lectrices, lecteurs, d’être curieux.

     

    Cathy Garcia

     

    minard_celine-c-lea_crespi.jpgCéline Minard est née à Rouen en 1969 ; après des études de philosophie, elle se consacre à l’écriture. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages : Le Dernier Monde (2007), Bastard Battle (2009) et Olimpia (2010), So Long Luise (2011), Faillir être flingué (2013, prix livre Inter), Le grand jeu (2016), Bacchantes (2019).

     

     

     

     

     

  • 30 ans dans une heure de Sarah Roubato

     

    Publie.net éd., 5 septembre 2018

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    142 pages, 14 €.

     

     

    « 30 ans dans une heure » : qu’est-ce qui relie les paroles de ces presque trentenaires d’ici et d’ailleurs ? Un âge qui marque une étape importante dans la vie, l’âge où la pression sociale se fait plus forte et où on commence à prendre conscience du temps qui passe.

     

    Toutes ces voix rassemblées dans ce roman forment une polyphonie dont la note commune est un questionnement sur le sens, une quête de sens, de liberté et d’authenticité. Tout ne coule pas de source et dans le monde qui se présente à elles, elles n’ont plus forcément envie de perpétuer des habitudes, des modes de vie et de pensée sans en interroger véritablement le sens. C’est une sorte de crise qui se traduit plus fortement pour ces personnes — pour cette génération ? — par un besoin pressant et vital de cohérence.

     

    « C’est une espèce de courbature à l’âme. Comme un muscle qui tire chaque fois qu’on triche. »

     

    Certains ont déjà fait le pas, le pas de côté.

     

    Travailler, s’insérer, fonder une famille, éduquer ses enfants pour qu’ils aient une bonne situation, assurer sa propre carrière, sécuriser ses arrières, avoir des loisirs, des projets, être compétitif, prévoyant mais consommer sans se poser de questions. Voilà le réel qu’on leur a appris.

     

    « Il vaut mieux peut-être s’exténuer à essayer d’inventer autre chose, au lieu de chercher à s’abriter dans les ruines de ce qui nous rassure. Il vaut mieux peut-être travailler à se donner les moyens de dire merde. », dit l’une des voix.

     

    Même quand elles sont marginales ces voix qui s’expriment ici, ce qu’elles disent est universel, va à l’essentiel et défie toute catégorisation, elles parlent de ce pas de côté qui permettrait de donner sens justement, de sortir des ornières et des sens uniques obligatoires, de donner de la dignité à ce que l‘on vit, ce que l’on fait, à soi-même comme aux autres.

     

    Comme Olivier chez qui « on était reçu comme des rois, mais jamais comme des invités » (…) Sa pauvreté n’était pas un refuge pour le laisser-aller, ni son exigence un abri pour l’orgueil. Quitte à faire quelque chose, autant le faire pour de vrai. Pour lui le mieux possible, c’était l’ordinaire. (…) Aucun de ses gestes ne clashait avec ses valeurs. »

     

    Ces voix parlent de réappropriation, réappropriation de sa propre vie, de sa pensée, de ses choix et de sa responsabilité, y compris celle de ses erreurs et échecs, elles parlent aussi d’apprendre à disparaître.

     

    « "Il devait avoir une faille". C’est pas une faille, Madame, c’est un tunnel. Un couloir qui s’enfonce dans la vérité d’un homme. »

     

    Elles parlent d’angoisses, de pertes de repères, de la violence du monde, de solitude.

     

    « Un animal a envie de chialer en moi. Mais il a perdu son cri. Je me sens sec. Sec comme un arbre mort qui a encore assez de feuilles pour ne pas que ça se voie. Il faudrait quelque chose pour me rendre à nouveau vivant. Un autre regard qui se poserait sur ma vie. Quelqu’un qui verrait ce que je ne m‘autorise pas à être. Quelqu’un qui ferait bien plus que m’apprécier. Qui pourrait m’espérer. »

     

    Il y a des voix qui ont choisi de se mettre au vert pour de bon, qui préfèrent parler aux animaux :

     

    « Tu dois penser que les humains, ça assure. On t’apporte du foin, de l’orge, des carottes. Ta citerne ne manque jamais d’eau. (…) On donne l’impression de savoir ce qu’on fait. Si tu les voyais, une fois dans leur monde, pas foutus de vivre ensemble ces humains ! Chacun dribble avec son petit moi. Ils jouent à un jeu sans connaître les règles. Alors ils se cognent, fatalement, de tous les côtés. Ils se cognent des mots, des intentions, des sourires, des projets, des caresses.

     

    Ce ne sont pas les plus féroces qui ont les coups les plus cinglants. Ce sont tous ceux qui font mal sans faire attention, par paresse ou par négligence. Rien qu’avec des non-dits, des oublis, des laisser-faire. »

     

    Il y a des voix qui cherchent à dénuder l’évidence, des voix qui chuchotent d’autres possibles.

     

    « Il dit qu’il faut toujours porter en soi l’opposé de ce qui nous entoure, car sans l’ombre, la lumière ne sait pas éclairer. »

     

    Des voix qui nous invitent, quel que soit notre âge, notre sexe, notre genre, notre identité, à danser avec elles sur le quai des possibles.

     

    Qu’est-ce qu’on cherche au fond, toutes et tous, et que nous sommes si habiles à couvrir de mensonges qui nous font croire que ce n’est pas possible ?

     

    Sarah Roubato, entre autre pisteuse de paroles, écouteuse à temps plein, parcourt depuis pas mal de temps et par tous les temps, la France et plus encore, pour glaner justement des voix, les rassembler, les porter, les faire entendre. Bien qu’ici elles sortent toutes de sa propre imagination, on ne peut s’empêcher de penser qu’elles sont nourries de rencontres réelles.

     

    Une polyphonie où la fiction se fait miroir, écho des possibles, à nous d’en capter toutes les résonances, tous les reflets et peut-être parvenir ainsi à mieux nous voir et nous écouter nous-mêmes.

    Cathy Garcia

     

     

     


     

     

    005A1322-600x400.jpgAnthropologue, auteur compositeur interprète, bloggeuse, écrivain, Sarah Roubato travaille toujours avec les mots. Elle les écrit, les chante ou les enregistre. Quand les routes toutes tracées passent au-dessus des terrains les plus riches, elle n’hésite pas à les quitter et à prendre les tournants. Des grandes écoles françaises aux universités québécoises, des colloques au terrain de recherche, des murs du conservatoire à l’école des bars et des petites scènes, de l’écriture aux portraits sonores, elle ne perd jamais son verbe : exprimer les potentiels. Bibliographie : Lettres à ma génération, Michel Laffont 2016 ; Trouve le verbe de ta vie, éd. La Nage de l'Ourse, 2018. Son site : http://www.sarahroubato.com/

     

     

     

     

     

     

  • Rouge de soi de Babouillec

     

     

    Rivages éd., mars 2018

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    142 pages, 15 €.

     

    Expérience d’immersion totale, Babouillec nous offre avec son Rouge de soi, un roman spirale qui nous entraîne dans son tourbillon jusqu’au centre, là où l’auteur ne fait plus qu’un avec son personnage. Éloïse Othello est un alter ego plus intégré, indépendant, autonome à qui l’auteur peut confier ce qui se trouve à l’intérieur d’elle-même, au plus rouge de soi, au cœur de l’être : ses rêves, ses élans, ses désirs, sa liberté de voir, de penser, de bouger, ses profonds questionnements existentiels. Éloïse Othello danse, a des amis, des projets, des poids et des peurs aussi dont elle veut se libérer en suivant une thérapie. Elle est perçue comme différente mais c’est une nana qui rebondit. Cependant, plane sur elle une peur ultime et on ne peut s’empêcher de frissonner en lisant ceci parce qu’on comprend à quel point l’auteur est tout près derrière ces mots-là :

    « Entrer dans la confusion de l’amour et de la folie est ordinaire dans ce monde qui bombarde nos vies de slogans ordinaires, un amour fou, fou d’amour. Alors pour une personne traquée par la folie depuis son enfance, l’amour est synonyme de piège. Sa vie a pris des allures d’animal traqué. Pour dominer ses peurs, pour chasser ses angoisses, elle se réfugie dans ses entrailles où elle devient son ombre, une zombie sociale hantée par une peur ultime, la folie, l’enfermement. »

    Il y a de l’autofiction dans Rouge de soi car si on a lu Algorithme éponyme et autres textes, on ne peut que reconnaître Babouillec à travers Miss Othello, sa vision juste, percutante, inédite, aiguisée et brillante du monde et de l’humain, un monde dans lequel son personnage aussi doit se battre pour trouver sa place.

    « Le mécanisme de la survie de l’espèce humaine tisse habilement sa toile, le piège se referme rapidement et commence l’ascension sociale. Un peu comme les montagnes russes, on monte et on descend. »

    La danse pour Éloïse Othello, qui se perçoit comme nomade sociale et sauvagement mutante, c’est comme les mots pour Babouillec, ils permettent d’échapper à la pesanteur, à la solitude, à l’angoisse, à la sensation d’enfermement, aux difficultés des relations humaines.

    « Donner une définition de l’être en soi, sans déborder sur la ligne rouge du boulevard de l’autre, est un exercice compliqué. Nous mordons la poussière à pleines mâchoires de jour comme de nuit pour mettre la mécanique de l’existence sur les rails. »

    Éloïse Othello s’interroge beaucoup, son cerveau bouillonne en permanence, la fragilise, et l’écriture devient alors pour elle aussi l’issue de secours : « Avec l’écriture, j’ai enfin trouvé un moyen de me raconter sans parler de moi. »

    Rouge de soi n’est pas un roman comme les autres et ici ce n’est pas juste une formule, dans sa structure même, il est différent, déstabilisant. Une expérience vraiment étonnante car à la fois étrange et terriblement familière. L'écriture offre à Babouillec la possibilité de s’exprimer et elle le fait dans une quasi totale liberté, détachée des règles, des normes, des habitudes du genre, le résultat est inclassable, unique, plein de fraîcheur, de poésie et d’humour.

    « Marcher à contre-courant de la culture établie donne du fil à détordre, des nœuds à l’estomac, des cheveux en pétard, une vie dépareillée. »

    Le simple fait que ce roman existe est un merveilleux pied de nez justement à tout ce qui voudrait nous enfermer dans des cases et des limites.

    « Rouge comme les interdits, le sang, l'intimité, l'émotion suprême, la timidité, le dépassement de soi dans la profondeur de l'identité, le carrefour des sens interdits. »

    Rouge de soi, d’émotion et de plaisir.

     

    Cathy Garcia

     

    SI_6170701_1.jpgBabouillec, alias Hélène Nicolas, jeune femme née autiste sans parole, en 1985. Diagnostiquée « déficitaire à 80 % », jamais scolarisée, son habileté motrice est insuffisante pour écrire, elle est enfermée dans le silence. Hélène a intégré vers l’âge de huit ans une institution médico-sociale qu’elle quitte en 1999. À partir de cette date, elle suit un programme de stimulations neurosensorielles accompagné d’activités artistiques et corporelles au domicile familial – un travail quotidien partagé entre Hélène et sa maman. Au bout de vingt ans, elle réussit, grâce et avec le soutien de sa mère, à écrire à l’aide de lettres en carton déposées sur une feuille blanche et toute la richesse de son être et ses talent se révèlent. Plusieurs livres sont  alors publiés, des pièces sont mises en scène. En 2016, Julie Bertucelli sort un documentaire sur Babouillec : Dernières nouvelles du cosmos.

     

    Bande annonce : https://www.youtube.com/watch?v=SkHtzY-9DEs

    Entretien avec Julie Bertucelli : https://www.youtube.com/watch?v=2NMFWE1gtf8

     

     

     

  • Sagesse animale de Norin Chai

    éd. Stock, mars 2018

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    270 pages, 19,50 €.

     

    Ce livre est un témoignage personnel, celui de Norin Chai, un vétérinaire ayant pas mal travaillé à l’étranger avant de devenir le vétérinaire en chef de la « Ménagerie du Jardin des Plantes », ce terme de ménagerie a d’ailleurs une résonance bien obsolète et bien éloignée de la façon dont Norin Chai aborde son travail. Il voue un véritable amour aux animaux et ce n’est pas juste une façon de parler, mais bien d’un amour au sens le plus élevé du terme, ce qui lui a permis de s’ouvrir à cette sagesse animale dont il est question dans ce livre. Ce n’est pas sans rapport avec sa pratique bouddhiste : né au Cambodge, cette pratique le rapproche également de ses racines tout en nourrissant sa conviction que le vivant est sacré, sacré au sens le plus simple du terme. Ce qui est sacré provoque en nous de la joie, de l’émerveillement, de l’humilité et donc du respect, il n’y a plus de hiérarchie, la vie est la vie quelle que soit sa forme et elle ne peut qu’être respectée et protégée.

    Ce témoignage d’un professionnel qui consacre sa vie à comprendre et soigner les animaux, à prendre soin de leur bien-être et pas seulement sur un plan purement physique, fait écho au Plaidoyer pour les animaux de Matthieu Ricard, qui est cité entre autres sources recensées en fin de livre, ouvrant d’autres pistes à une compréhension plus juste, plus sensible, plus intelligente et donc plus humaine — au sens le plus élevé du terme —  de notre rapport aux animaux et de notre responsabilité vis-à-vis de tout le vivant, y compris donc vis-à-vis de nous-mêmes.

    Nous vivons au pays de Descartes. Descartes et sa thèse de l'Animal-machine, juste un assemblage de pièces et rouages, dénués de conscience ou de pensée, thèse qui aujourd’hui pourrait paraître totalement dépassée, ridicule même, mais en sommes-nous vraiment sortis de cette vision purement mécaniste du XVIe siècle ? Pas sûr quand on examine en toute conscience l’industrialisation de l’élevage et l’exploitation animale sous toutes ses formes — qui n’est pas sans lien avec l’exploitation de l’humain par l’humain — et « Il a quand même fallu attendre le 28 janvier 2015 pour que notre Parlement considère les animaux comme des "êtres vivants doués de sensibilité" ».

    C’est donc une très bonne chose que ce livre, surtout quand il est écrit par un vétérinaire qui a aussi un impact médiatique, puisque il coanime également une émission sur Antenne 2 : Pouvoirs extraordinaires des animaux et on sait à quel point les idées sont plus massivement intégrées quand elles sont vues à la télé…

    Ceci dit, ce livre n’a pas la prétention d’être plus que ce qu’il est, ce n’est pas un ouvrage technique spécialisé mais un témoignage personnel et engagé qui se lit facilement, avec plein de petites anecdotes tirées de l’expérience directe de l’auteur et qui est lié à sa propre quête de sagesse. Ce témoignage bouscule les idées reçues, les préjugés — notamment à propos de l’homosexualité que trop encore considèrent comme « contre-nature » — et nous ouvre à un questionnement plus profond sur notre rapport au vivant, un questionnement essentiel qui détermine notre propre évolution en tant qu’humain ou notre propre déclin — et pas seulement sur un plan moral — si nous ne sommes pas capables d’en saisir l’urgence.

    Divisé en plusieurs chapitres (la morale, la politique, la science, la métaphysique des animaux, en passant par les animaux médecins...), l'ouvrage permet de comprendre comment les animaux peuvent nous rendre plus humains. Le dernier chapitre s’intitule : L’homme, un animal en quête de bonheur.

    Alors, qu’est-ce qu’on attend pour renouer avec nous-mêmes ?

     

    Cathy Garcia

     

    000000221324_L_CHAI+Norin+%A9+Philippe+Matsas.jpgNorin Chai est né au Cambodge en 1969. Adepte de la méditation depuis l’âge de 10 ans, moine bouddhiste à 20 ans, il est aujourd’hui vétérinaire en chef de la Ménagerie du Jardin des Plantes à Paris. Il est coanimateur avec Michel Cymes et Adriana Karembeu des « Pouvoirs extraordinaires des animaux » sur France 2.

     

     

     

     

     

     

     

  • Cent lignes à un amant de Laure Anders

     

    éd. La Boucherie Littéraire

    coll. « Carné poétique », 6 juillet 2018

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    72 pages dont une partie vierge, 10 €

     

    « Il lui a dit :

    Tes baisers, tu m’en feras cent lignes.

    Voici ce qu’elle lui a répondu : »

    Le contexte est posé : deux amants, l’un exige, l’autre obéit. Punition détournée de nos vieux souvenirs d’écoliers du XXe siècle, la contrainte ici favorise la création de la même façon qu’elle peut dans certains types de relations, décupler les sensations, aviver le plaisir. C’est un jeu entre adultes consentants. Le sujet est à la mode mais il est rare de voir la poésie s’en emparer sans tomber dans l’ouvrage de genre.

    Le résultat donne un texte troublant et de toute beauté, entre dévotion et insolence, dont on ne saura jamais la part de réel et de fantasmagorie.  

     

    « 5. Je vous embrasse sans foi ni loi, sans dignité

    6. Je vous embrasse avec de la salive sur les paumes

    7.Je vous embrasse les mains sales»

     

    Cent lignes donc quatre-vingt dix-neuf commencent par « Je vous embrasse », seule la dernière ne respecte pas cette règle, le lien est dénoué, reste comme une trace de parfum qui demeurera longtemps après que l’amant aura quitté la pièce. L’essence même du désir : le manque.

    Le vouvoiement avec lequel l’amante s’adresse à son amant impose une distance qui exacerbe et érotise, caractéristique des relations SM très codifiées, se soumettre peut être à la fois libératoire et exaspérant. Plaisir et rage s’y confondent.

     

    « 10. Je vous embrasse aussi avec colère

    11. Je vous embrasse en me jurant que cette fois c’est la dernière

    12. Et puis je vous embrasse encore

    13. Je vous embrasse pour me débarrasser de vous

    14. Je vous embrasse avec l’espoir sournois de vous mordre »

     

    Cent lignes pour se soumettre avec joie et dévotion, cent lignes pour se libérer presqu’à regret de cette possession. Les mots de l’amante honorent le désir mais en font également une tendre autopsie. Il y a des relations dont la fin est inscrite dès le départ, c’est la condition-même de leur intensité.

    Le texte, le corps d’ouvrage noir sur fond rouge, se trouve au cœur d’un carnet vierge. Ces Cent lignes à un amant sont des braises que le lecteur pourra rallumer en posant ses propres mots ou dessins sur les pages blanches. Ce qui en fait aussi un bel objet avec un concept plutôt bien trouvé pour cette nouvelle collection nommée « Carné poétique ».

    De quoi se faire plaisir et offrir du plaisir.

     

    Cathy Garcia

     

    7108c7F7B-L._UX250_.jpgNée en 1966, Laure Anders a écrit pour la jeunesse sous différents pseudos. Elle réside aujourd’hui en Bretagne, à Saint-Malo, où elle vit de la pêche, de la cueillette et, accessoirement, de la vente de parapluies aux touristes. Elle a publié un recueil de nouvelles chez Buchet/Chastel en 2015 : Animale.

     

     

     

     

     

     

  • Les cinq sexes – Pourquoi mâle et femelle ne sont pas suffisants – Anne Fausto-Sterling

    traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Emmanuelle Boterf

     Éd. Payot 2018

     

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    95 pages, 6,80 €.

     

    « Imaginez que les sexes se soient multipliés à l’extrême, sans limite à l’imagination. Ce serait un monde de pouvoirs partagés. »

    Cette phrase au vu d’aujourd'hui paraît tout à fait visionnaire. Elle est tirée de cet essai intitulé Les cinq sexes qui ne date effectivement pas d’hier, il a été lancé en 1993, comme un pavé dans la mare, par Anne Fausto-Sterling, biologiste, historienne des sciences et féministe, ce qui lui a valu une notoriété mondiale dans le champ des études sur le genre.

    Dans cette édition 2018, Les cinq sexes, sont précédés d'une longue préface de Pascale Molinier, auteur et professeur de psychologie et suivis d’un texte publié en 2000 dans la revue The Sciences : « les cinq sexes revisités ». Toujours par Anne Fausto-Sterling. En 7 ans, l’auteur constate des avancées, et on commençait enfin dans le milieu scientifique — mais tout juste — à écouter les personnes intersexuées elles-mêmes, et l’auteur cite notamment l’activiste américaine des droits des intersexes, Cheryl State. Le corps médical commençait à s’ouvrir à la remise en question de la chirurgie « correctionnelle » et systématique dès la naissance.

    Dans Les cinq sexes, Anne Fausto-Sterling met en lumière le problème que soulève la façon dont est considérée et traitée l’intersexualité : chirurgicalement, même si dans la majorité des cas, ce n’est pas justifié par un danger au niveau de la santé. Une chirurgie « correctionnelle » donc, sur des bébés qui sont donc assignés à un sexe ou un autre pour « leur bien » alors que c’est celui surtout de leurs parents et de la société en général. Le progrès permet ce genre d’opérations et c’est en toute bonne foi qu’elles sont pratiquées.

    À l’heure où la question du genre semble littéralement exploser un peu partout dans le monde et dans toutes les couches sociales, cet essai d’Anne Fausto-Sterling fait vraiment figure d’avant-garde. Il s’appuie en premier lieu sur l’intersexualité justement — les hermaphrodites dans toute la diversité de leurs formes et nuances sur le spectre de l’identité biologique sexuelle — et montre à quel point l’humanité n’a en réalité jamais été seulement binaire, avec quelques exceptions qui ne seraient en quelque sorte que des erreurs de la nature à réparer pour que tout rentre dans l’ordre. L’ordre et la norme dictés par les codes sociaux-culturels et religieux qui ont imposé ce véritable dogme, à savoir qu’il ne peut exister que deux sexes et que l’on ne peut appartenir qu’à l’un ou à l’autre.

    Pourtant, dans d’autres cultures, la diversité des sexes et des genres étaient déjà connue et acceptée, voire honorée, même si l’auteur n’en parle pas dans cet essai. Notamment chez les peuples améridiens qui distinguaient justement jusqu'à cinq genres : féminin, masculin, deux-esprits féminins, deux-esprits masculin et transgenre. Les Two Spirits  abritent une identité double, à la fois masculine et féminine ce qui, pour les Amérindiens, était la marque d’une personne sacrée. On notera que plutôt que de parler de bisexualité, il est question ici de bispiritualité, notion des plus intéressantes. Par ailleurs, la figure de l’androgyne est associée, dans la plupart des mythes fondateurs, à un état complet et des plus évolués de l’humanité, mais dans la réalité, il en est tout autrement.

    Le pourcentage des enfants qui naissent intersexués est loin d’être négligeable, mais il passe inaperçu à cause justement de cette interventionnisme chirurgico-culturel, ce qui n’empêche qu’une fois adultes, ces personnes ne gardent pas forcément le genre qui leur a été assigné. Sur le plan psychologique, les dégâts sont loin d’être négligeables également.

    Anne Fausto-Sterling en 1993 écrivait :

    « Le corps des hermaphrodites est indiscipliné. Il n’intègre pas naturellement une classification binaire : seule une opération chirurgicale peut l’y faire entrer. (…) En quoi est-ce un problème si le bagage biologique de certaines personnes leur permet d’avoir des relations « naturelles » aussi bien avec des hommes qu’avec des femmes ? (…) ils possèdent la capacité agaçante de vivre un temps comme une femme, un temps comme un homme, et brandissent le spectre de l’homosexualité. »

    Une chose est certaine et d’une façon ou d’une autre, il faudra venir à l’idée que le système bicatégorisé de notre société ne nous permet pas d’englober le spectre complet de la sexualité humaine. C’est un sujet éminemment sensible et qui rencontre encore aujourd’hui une farouche voire féroce résistance, et pourtant c’est un fait, et pas seulement une idée. Simplement l’humain a toujours des difficultés à admettre ce qui est, tellement son éducation et son environnement socioculturel le formatent à préjuger de ce qui doit ou ne doit pas être et ce parfois, voire souvent, en contradiction totale avec la réalité. Nous le constatons tous les jours et dans d’innombrables domaines.

    Or, « les limites séparant le féminin du masculin semblent plus que jamais à définir », écrivait l’auteur en 2000 en parlant des intersexes, les exceptions au schéma dimorphique pouvant être chromosomiques, anatomiques ou hormonales, mais il faut y rajouter aussi la dimension du ressenti pour les personnes transgenres. Si elle les évoque dans une moindre mesure en 1993, on peut dire cependant qu’Anne Fausto-Sherling a ouvert alors la voie à une réflexion essentielle qui est encore loin d’avoir abouti.

    Aujourd’hui, il existe dans la communauté LGBTI (I pour « intersexe »), des dénominations en quantité pour des personnes qui échappent à la binarité, on tomberait presque dans l’excès inverse. Ceci étant sans doute nécessaire car il faut comprendre que la différence pour autant n’est pas plus acceptée et pire, les régressions sont tout à fait possibles comme on peut le constater malheureusement dans la très actuelle montée de l’homophobie.

    Cette diversité de dénominations et la multiplicité des nuances correspond à la vision d’Anne Fausto-Sterling quand elle écrivait en 2000 : « Il est plus juste de conceptualiser le sexe et le genre comme différents points dans un espace multidimensonnel » pour sortir de l’idée que masculin et féminin seraient forcément les deux extrémités d’un continuum dans lequel s’insèreraient tant bien que mal les intersexes et les transgenres.

    Cette question de l’identité du genre et du sexe est un défi essentiel pour l’humanité actuelle, car prendre en compte l’infinité effective des nuances humaines sur ces plans, équivaut à un changement de paradigme. C’est la condition pour que l’humanité se prenne en compte et s’accepte elle-même dans sa totalité. On peut parler là d’évolution positive. Tout comme Anne Fausto-Sterling a su faire évoluer sa pensée entre Les Cinq sexes et Les Cinq sexes revisités en la confrontant à d’autres.

    Il faudrait donc enfin considérer comme une évidence que les gens ont des caractéristiques et des identités sexuelles dont la diversité n’est pas conditionnée à leurs organes génitaux. Mais la société n’étant pas prête dans son ensemble, ces personnes continuent à être en danger et même en danger de mort et ont donc besoin d’une protection légale en attendant la fin de cette transition vers un monde aux genres plus diversifiés.

    Un monde tout simplement plus humain.

     

    Cathy Garcia

     

     

    AVT_Anne-Fausto-Sterling_2714.jpegAnne Fausto-Sterling, née en 1944, biologiste, historienne des sciences et féministe, est professeure à Brown University (États-Unis). Elle travaille principalement dans le domaine de la sexologie et a beaucoup écrit sur les questions de la biologie du genre, de l'identité sexuelle, de l'identité de genre, et de l'attribution sociale de rôles prédéterminés par le sexe. Elle a publié en 2012 : Corps en tous genres. La Dualité des sexes à l’épreuve de la science, à La Découverte / Institut Émilie du Châtelet.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Il ne se passe rien mais je ne m’ennuie pas d’Heptanes Fraxion

     

    postface de Grégoire Damon

    Ed. Cormor en nuptial, 2018

     

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    110 pages, 16 €.


    Il en a fallu du temps pour qu’enfin ce livre naisse, ce livre qui ne pouvait pas ne pas naître, quoique… Dans un monde à l’envers, quoi de plus normal, finalement, qu’un poète ne trouve pas d’éditeur — poète au sens le plus sincère et authentique du mot ? Un poète qui ne fait pas de concessions pour arrondir les arêtes, lisser les recoins, cacher les taches et la bouteille mais qui colle depuis des années des post-it de poésie partout où il passe. Une bave poétique qui fait scintiller les murs, les vitrines menteuses, les poteaux, les portes closes, les poubelles, les panneaux tristes. Heptanes Fraxion, nous sommes pourtant nombreux à le connaître, lui qui balance sur le net ses textes à qui veut et dont quelques revues de poésie pas trop connes ont su se faire l’écho. Mais les éditeurs ?!

    Ce livre devenait une nécessité et le voilà enfin ! Première publication d’une toute jeune édition belge lancée par Gaël Pietquin et il est beau ! Un bel objet à la hauteur de ce qu’il accueille : de purs morceaux de poésie pêchés à même le caniveau de la vie, de la poésie compulsive, boire, écrire, pisser, pleurer, jouir, échapper encore et toujours à ce qui nous broie, nous concasse en cube. Et sous ses airs de poésie qui n’en serait pas, non seulement elle vous saute à la gueule et vous saisit le cœur comme s’il était un steak, mais elle vous envoie un shoot de sagesse, de celle de ces moines qui se font passer pour des fous, des clochards, dotés de tous les vices. La vraie sagesse, celle qui ne s’affiche pas comme telle.

    Le titre se suffit à lui-même: Il ne se passe rien mais je ne m’ennuie pas.

    Difficile cependant de tirer des citations de ce recueil, il faudrait tout citer ou rien, donc vous n’y couperez pas, il faut le lire et puis vu le temps qu’il a fallu pour qu’enfin il existe, à vous de le mériter un peu, de faire ce petit effort de rien du tout : être curieux des autres.

    Cela dit, s’il fallait définir l’auteur en une seule de ses propres phrases, ce serait celle-ci et elle nous définit tous, qui que nous soyons, quoi que nous en pensions : « le système est une erreur qui me transforme en anomalie ».

    Après ce sont juste de petites mais essentielles différences de conscience :

    historiquement personne ne sait grand-chose
    alors autant rester disponible au merveilleux


    Certains seront tentés de chercher des filiations à l’auteur, mais Heptanes Fraxion c’est du Heptanes Fraxion et vous ne le rentrerez dans aucune case, aucune famille, aucun style. Chez lui la poésie coule toute seule, même quand il pisse, se mouche ou éjacule et ça ne plaira pas à tout le monde et heureusement. C’est juste dommage pour ceux qui passeront à côté, ils rateront la chance d’avoir un petit post-it sur le cœur qui fera briller leurs yeux quelques secondes, le temps de VOIR, voir avec des yeux de voyant qui éclairent le monde et projettent leur propre lumière pour et sur les autres.

    Ces autres qui sont très importants dans la poésie d’Heptanes Fraxion, omniprésents ces autres, qui l’emmerdent, qu’il emmerde « mais avec une putain de tendresse ». Et oui c’est un tendre le poète, sa chair est tendre, son cœur est tendre, normal, comme tous les écorchés vifs, alors il faut bien un peu de poésie dure pour faire la carapace, mais c’est une bonne dope la poésie !

    douceur qui transperce
    douleur qui transporte
    livres qui consolent

    Celui-ci vous consolera soyez-en sûrs, ce sera un bon ami, de ces flacons de secours que l’on garde pas loin, pour pouvoir boire une gorgée ou deux dans les mauvaises descentes, les crashs sentimentaux, les coups de crasse, les coups de froid, les licenciements, les burn-out, le goudron des jours et tenir bon. Notez bien cette phrase, elle un a sens littéral : tenir bon.

    Et de la moindre goutte de lumière sur une joue, du moindre brin d’herbe, du moindre trou dans le grillage, savoir profiter.

    Il ne se passe rien mais je ne m’ennuie pas
    Le soleil va vers le vide
    Je suis bien là


    Cathy Garcia

     


    IMG_20180306_215234.jpg« Poète obscur rasta chauve chien de métal parasite pédé Heptanes Fraxion fils d’une prostituée et d’un ecclésiastique vit à Toulouse où il ne s’occupe ni de ses enfants ni de ses deux chiens ».

    Son blog : http://heptanesfraxion.blogspot.com/
    Ses albums avec le musicien Jim Floyd : https://soundcloud.com/jim_floyd/albums

    La Maison (à compte d'éditeur) Cormor en nuptial, anagramme de « L'amen-corruption », publie essentiellement de la prose poétique, percutante, originale et sans tabou. Les auteurs qui la représentent sont des individus viandés, couillus-décousus, des crapauds, des crocs, des persécutés. Contact pour commander : cormorennuptial@gmail.com

     

     

     

  • La ville en fuite – Roman d’une jeunesse effrénée à Erevan de Jean-Chat Tekgyozyan

     

    traduit de l’arménien par Mariam Khatlamajyan

    Belleville éditions, 19 octobre 2018.

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    176 pages, 18 €.

     

     

    Pas facile de faire une critique de La ville en fuite, probablement du fait que tout comme la ville, le roman dans son entier semble nous échapper en permanence, quand on en a attrapé un bout et qu’on commence à suivre le fil — bim ! — on se retrouve sens dessus-dessous et il faut à nouveau chercher un bout de fil auquel se raccrocher mais en vain, car tout le roman est un nauséeux mélange de réel et de rêve-cauchemar hallucinatoire, nous sommes enfermés dans la tête des deux protagonistes principaux, Gagik et Grigor.

    Le roman est divisé en deux parties, deux versions décousues d’une même histoire, à charge au lecteur d’essayer d’en tirer quelques bribes de cohérence. L’écriture vacille, se pose pour aussitôt réapparaître ailleurs, retourne sur ses pas et on finit par ne plus chercher à comprendre tellement on a le tournis. Alors, on se laisse en quelque sorte malmener, bousculer, l’humour est là et la poésie aussi, notamment dans les magnifiques passages qui parlent de la grand-mère de Gagik et son incroyable chevelure dotée elle aussi d’une vie propre :

    « Les cheveux de ma grand-mère enlacent les pierres, la vigne, les poignées du portail, balaient le sol et effleurent les fondations, ils me caressent avec amour. »

    Et sa maison aux pattes rabougries, une des seules à ne s’être pas encore enfuit.

    « On dirait la cabane mobile de Baba Yaga, tout droit sortie d’un conte russe. Mais depuis toutes ses années, je n’ai jamais vu la cabane de ma grand-mère s’enfuir. »

    Tout bouge dans ce roman, les maisons, les bâtiments, les rues, les portraits, la réalité, la raison ; et le lecteur, sitôt le livre ouvert, est brutalement propulsé à l’intérieur d’un maelström urbain. Un trip totalement perché dans Erevan, la capitale arménienne et ses alentours. Sans doute que pour vraiment tout comprendre, il faudrait connaître cette ville, connaître l’Arménie, mais nul n’ignore cependant les lourdeurs de son histoire et l’ombre du génocide qui plane, omniprésente.

    Le rock, la drogue, le sexe, l’homophobie, la politique, la corruption, les désirs d’une jeunesse qui veut enfin vivre à fond, sont le filigrane du roman, mais sont à peine ou pas du tout nommés, le lecteur a été emporté du côté où les choses sont vécues de l’intérieur, pas de distance, de recul, de réflexion, le roman lui-même se fond dans une narration obsessionnelle en plus d’être complètement déjantée : reviennent des tâches rouges, des tentacules, des queues de poissons frétillantes, de la poudre de lessive, les cheveux, les odeurs. Une fièvre de sensations.

    Dérapages incontrôlés, marche arrière, course-fuite : lire La ville en fuite c’est comme monter à bord d’un véhicule fou, sans conducteur. Vous êtes à bord ? Démerdez-vous ! Vous pouvez toujours essayer d’accrocher vos ceintures, si vous en trouvez. Si elles ne sont pas elles aussi en fuite quelque part.

    Il y a cependant aussi, outre un besoin viscéral de liberté, un désir de paix, de calme, de pureté inaccessible qui transparaît par-ci, par-là, un besoin de respirer, d’en finir avec l’absurdité.

    « J’ai envie de me raser le crâne. Le bruit et le vent de la ville se sont empêtrés dans ma chevelure. Chaque jour, je peigne les infos, j’applique du gel dessus. Mes cheveux… sont comme des antennes. Et je voudrais me détendre, ne pas penser aux arbres qui sont abattus, à cette guerre sans fin jamais commencée, aux brutes qui terrorisent ma ville. En fait, j’ai peur que la douleur dans ma tête ne se répète. »

    La ville en fuite en dit beaucoup finalement mais c’est le genre de livre qui demande un effort et sans doute plusieurs lectures, pour voir au-delà de cette expérience extrême limite qui peut rappeler Le festin nu de Burroughs.

    Cathy Garcia

     

    hovaaaa.jpgJean-Chat Tekgyozyan est un des auteurs contemporains les plus créatifs d’Arménie. Également acteur et scénariste, il s’investit dans le théâtre indépendant, d’abord à Erevan, sa ville natale, puis à Strasbourg où il s’est installé en 2014. Dans La ville en fuite, roman à deux voix, il esquisse un portrait instantané, audacieux et poétique d’une jeunesse arménienne contrariée par son époque : corruption, homophobie, conflits non résolus avec les voisins turcs et azerbaïdjanais.

     

     

     

     

     

     

     

  • Nicolas Kurtovitch - Autour d'Uluru

     

     

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    Uluru est une université, une encyclopédie, une somme de savoir–être, de sagesse, tout autant que de beauté. Voilà l’autre histoire.

     

    (…)

    Au bord de la maigre rivière

    le pays du rêve de la fourmi à miel

    j’essaie d’y retrouver la trace des hommes

    qui suivent une invisible piste

     

    (…)

    Le vieil homme rouge dort cette fois entre

    deux arbres

    à travers le sale rouge

    quatre directions emmêlent ses cheveux

     

    (….)

    Ils sont partis

    n’ont rien laissé sur le sable

    sinon un chant

    de peur qu’on ne se perde

     

    (…)

    Uluru est là

    toujours solide sur son assise

    n’attendant personne

    miroir des visiteurs

     

    Le serpent dit

    demain au petit jour

    je serai une rivière

     

    Le serpent dit

    demain au petit jour

    je serai le tonnerre

     

    Le serpent dit

    demain à tous moment

    souviens-toi

     

    Le vieil homme dort entre deux arbres

    il se repose de son long rêve

    au cours duquel il donne naissance aux

    mondes

     

     

    (…)

    Le serpent insaisissable est un simple trait dans la pierre, c’est une ombre de pluie, une ombre d’eau venant des millénaires passés, il se livre et dit à sa manière tranquille le monde et les humains enlacés.

     

      

     (…)

     J’entre alors par les trous d’eau

    dans la mémoire du monde

    laissé là par un homme nu

    qui a de ses mains dessiné

    chaque pensée et chaque geste

     

    (…)

     

    (mille clameurs sorties du ventre de Uluru

    disent, l’Univers s’estompe, comme effacé

    par le souffle mécanique d’êtres sans écoute)

     

    (…)

     

    « Redfern est loin    loin de Uluru     noyé dans Sydney

    Chemins défoncés     bières sans et crac     rien d’idéal

    Le rêve ne peut plus être

    s’il n’est pas également à Redfern

    Les Australiens de l’origine

    meurent à la ville impossible d’être au désert

    à Redfern délabré    le rouge des maisons   rappelle la beauté du désert

    Les peintres     certains Abos en ville    sur des portières de voiture

    Arrachées    peignent le désert    Leur cœur de sable rouge

    Leurs dents déchaussées sont les rocs détachés de Uluru »

      

     

     

    41mrcMkg78L._SX195_.jpgNicolas Kurtovtch in Autour d’Uluru

    Aux vent des îles éd, 2011

    http://www.nicolaskurtovitch.net/

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Je danse encore après minuit de Florentine Rey

     

    Gros Textes, 2017

     

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    60 pages, 9 €

     

    La première fois que j’ai lu Florentine Rey, c’était dans la revue Traction Brabant et aussitôt son nom est resté. Elle m’avait envoyé des textes pour la mienne de revue, mais en début d’année mon ordinateur est mort en les emportant avec lui, aussi ce fut un vrai plaisir de recevoir un recueil entier de Florentine, publié par ce cher Yves Artufel et ses éditions Gros Textes.

     

    Florentine Rey est de ces magiciennes qui distillent en secret dans leur cuisine la poésie du quotidien, une bonne eau de vie qui vous arrache la gorge en passant, mais vous réchauffe le ventre. Pas besoin d’aller chercher on ne sait quels fruits rares ou épices coûteuses, tout est là sous la main, y’a qu’à faire avec, mais ce n’est pas si facile que ça de faire de la gnole buvable avec le gris des jours. Cela permet par contre, indubitablement, de danser encore après minuit, comme dit dans le titre du recueil avec un clin d’œil appuyé à Cendrillon. La nique aux douze coups, à ce qui veut nous enfoncer, nous maintenir dans les cases obligatoires et le poème d’ouverture a déjà tout dit :

     

    Il fait un petit peu froid

    on va

    un petit peu rentrer

    dans notre

    petite maison

    on fera

    un petit feu

    on préparera

    un petit repas

    on parlera

    de nos petits projets

    le mien

    c’est de tout faire péter.

     

    Voilà. Et les munitions, elles sont là, bien rangées dans un livre, mais méfiez-vous des poètes, surtout quand elles sont femmes et qu’elles viennent vous parler du « désordre ordinaire », vous canardent avec de l’énergie pure. « Ça sonne ! C’est l’heure ! Laisse-moi faire, je peux me démouler toute seule. »

     

    Ce qui caractérise ces héroïnes de l’ordinaire, c’est leur humour tout aussi féroce que leur lucidité.

    « La voie est libre, elles peuvent foncer, les chaussures, toutes dans la même direction, toutes dans le mur. »

    Le proverbe japonais qui dit « Sept fois à terre, huit fois debout » est fait pour elles. Fatigantes, amoureuses, désespérées, combattantes, bonnes comme la terre, vastes comme le cosmos, fragiles et redoutables, des femmes quoi ! « J’ai un cœur de bouchère qui rissole à chacun de coups de sang, un cœur femelle qui déverse son eau quand il fait trop d’excès puis réclame du sel pour refaire du sentiment ».

     

    Florentine Rey manie les mots comme des armes de vérité, renoue avec cette nature sauvage de la féminité, celle qui fascine tellement qu’on n'a eu de cesse de tenter de la dompter, la museler, la ferrer, elle renoue avec la femme d’avant son mythe, la vraie femme ordinaire : « D’ailleurs je vais me promener. Personne dans la forêt, personne sur le sentier, je peux sortir mon cul et pisser ».

     

    Une femme comme tout le monde, « énervée comme tout le monde, la gorge nouée comme tout le monde, réversible comme tout le monde, inquiète, en quête, en manque comme tout le monde, (…) n’a pas écouté où se trouve la sortie de secours comme tout le monde ». Une enfant aussi encore, grande, grande comme seuls savent l’être les enfants : « tu vas cesser de camper sur le rond-point des âmes errantes, tu vas vider la décharge des émotions usées, tu vas recolorer ton corps, tu vas tracter ta joie depuis les profondeurs, tu vas bouger ton cul et honorer la vie. »

     

    Une femme….. qui parfois se sent être « une chose venue d’un autre siècle : un mannequin sur une chauffeuse qui réclame une place en vitrine pour montrer ses dentelles, un tablier de ferme cousu de trop d’enfants, une aiguille qui défait les générations. »

     

    Une femme qui sait  « des femmes perdues dans un monde d’hommes » qui « traversent la vie à la nage en tenant d’un côté le réel, de l’autre la main de leurs enfants » et qui nous alerte. « Il manque la moitié du monde au monde, il manque des variations, des visions, il manque des yeux sans fards de temps en temps, des sentiments sans manipulation, des intuitions, (…) une petite marche pour se rehausser, se cambrer et crier : est-ce qu’on pourrait en placer une de temps en temps ? »

    Je danse après minuit est un condensé d’émotions non pasteurisées, des cycles d’émotions à boire cul sec,  des oh !, des bah… Le tricot des espoirs, le tricot désespoir, une maille à l’endroit, dix mailles à l’envers, des pépites de poésie plein les poches.

     

    « Réparation

     

    C’est pas la pomme que j’ai mangée, c’est le serpent. On peut être heureux maintenant ? »

     

    Et cette soif de vivre, immense soif de vivre vivante, « je veux la vérité,  je veux entendre une vraie chose, donne moi la météo ».

     

    Rire toujours, de soi, des autres, de tout, « on va se marrer jusqu’à la dernière flamme » et danser ! Danser même et surtout après minuit.

     

    Merci Florentine Rey.

     

    Cathy Garcia

     

     

    IMG_2389-bis-300x201.jpgFlorentine Rey est née en 1975, elle vit et travaille à Saint-Étienne. Des études de piano intensives (classe musicale à horaires aménagés) affinent sa sensibilité, lui apprennent l'exigence mais l'isole. Une année d'hypokhâgne lui fait rencontrer la philosophie. En 2000, elle obtient le diplôme des beaux arts et crée la même année une structure de production artistique où se croise l'art et la technologie. Six ans plus tard, installée au château d'Hérouville, dans le Val d’Oise, la nécessité d'écrire et de créer la rattrape. Le destin place alors Jacques Lanzmann et Yves Michalon sur son chemin. Dès l'annonce de la publication de son premier roman, elle quitte Paris toutes affaires cessantes et part sur les routes de France, inspirée, rêvant de pouvoir se consacrer un jour pleinement à son travail d’écriture qu’elle considère comme un travail d’invention, d’exploration et d’expérimentation, garant de sa liberté de penser.
    En complément de son travail d’écrivain, Florentine Rey a développé une pratique d’ateliers d’écriture, qu’elle mène dans le cadre de l’association Paragraphe, à Lyon et dans le cadre du programme SOPRANO Rhône-Alpes. Son site : https://florentine-rey.fr

     

    Bibliographie : Blandine-Marcel, Michalon, 2006 et Blandine-Marcel 2, Business Story, Michalon, 2007 ; Mon œil !, roman graphique, éditions des Ronds dans l'O, prix Olympe de Gouges, 2010 ; Bubon, éditions Gros Textes, 2016 et Je danse encore après minuit, poésie, éditions Gros Textes, 2017.

     

     

     

  • Quintet de Frédéric Ohlen

     

     

    Gallimard, mars 2014

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    354 pages, 21,50 €

     

    Quintet, comme son nom l’indique, est un roman composé de cinq voix différentes que le destin emporte dans son tourbillon pour former une œuvre riche et entêtante. Ce Quintet prend place au XIXe siècle, à la naissance de la Nouvelle-Calédonie. Les Français étaient là depuis quelques années et « le pays comptait moins de quatre cents civilsla plupart cantonnés dans la capitale, si on pouvait appeler ainsi une ville aux rues non pavées, sans port aménagé, sans eau potable. Une cité puante, montueuse et marécageuse en diable (…) ». Quatre cents civils si l’on ne comptait bien sûr la population autochtone répartie en une multitude de tribus. Et qui dit naissance dans le cas d’une terre déjà habitée, oublie souvent de dire que c’est le début de la fin pour la culture et la liberté de ceux qui étaient déjà là bien avant, fût-ce depuis des millénaires.

    Quatre cents « Men-oui-oui » donc, comme les appelaient les Kanak, « au verbe haut et à la peau rouge, qui sillonnent le pays à grand pas, creusent des trous sans rien y mettre, lavent l’eau des rivières sans la boire. »

    « Quand les White Men sont contents, à l’occasion d’un anniversaire ou pour marquer un grand événement, ils tirent dans le vide. Pour le plaisir. Celui d’exhaler tant de puanteur que le ciel recule. »

    Mais le propos de Quintet n’est pas de dénoncer et les faits en disent suffisamment par eux-mêmes, notamment ceux qui se rapportent aux Blackbirders, les sinistres navires qui parcouraient le Pacifique au XIXᵉ siècle pour rafler des esclaves sur les îles — principalement pour les plantations de canne à sucre du Queensland en Australie — et exterminer le reste. Quintet, en cinq partitions différentes, raconte et conte et ce subtil tissage entre les deux formes construit un pont entre roman et tradition orale où l’écriture devient flambeau pour éclairer aussi bien la bonté, la générosité, le courage humain que ses turpitudes.

    Frédéric Ohlen s’est inspiré de l’histoire d’Heinrich et Maria la sage-femme, ses propres ancêtres, mais Quintet reste avant tout un roman, un vrai roman d’aventures avec des histoires d’hommes et de femmes qui forment une trame qui se resserre par endroits pour se déchirer à d’autres. Et sur cette toile, où les motifs se font tantôt lumineux, colorés, oniriques, tantôt très sombres et torturés, Quintetdonne la part belle à la magie, au mystère, aux sagesses ancestrales et à cette intelligence du cœur qui transcende toute culture, tout particulièrement à travers la magnifique figure de Fidély.

    « Depuis toujours, ma lignée rêve. Elle va dans le rêve du monde, se glisse dans le flux, l’accompagne, le garde, le nourrit, l’anticipe, pour que nuit après nuit, le Dormeur puisse continuer à rêver de la Terre et du ciel. »

    Fidély non plus n’est pas de cette terre, c’est une « Tête-pointue », comme ses ancêtres à qui l’on façonnait la tête en fuseau dès la naissance ; s’il est là, c’est à cause d’une guerre, il y a longtemps. « Une de plus. » Tous les humains ont ça en commun : la guerre…. Et les siens l’avaient livré à leur ennemi, sur une autre île. Pas comme otage non, mais comme fils adoptif pour mettre fin à la guerre. La paix est essentielle pour que le rêve de la terre puisse se poursuivre. Mais la violence est revenue le chercher, à bord desBlackbirders.

    Il serait dommage de trop en révéler et il est, à vrai dire, impossible de résumer ce livre, tellement il est dense, parfois même difficile de ne pas s’y perdre, mais Frédéric Ohlen est avant tout un poète et c’est ce qui donne à ce Quintet ce souffle si puissant et sa beauté, à la mesure de cet hommage que l’auteur voulait rendre à ce qui est aussi sa propre terre. Cette terre aux antipodes que l’on dit être un bout de France et que l’on connaît pourtant si peu. Quintet est un hommage à tous ceux qui l’ont aimée et respectée, qui l’aiment et la respectent encore. Une terre  métissée qui jamais cependant ne doit perdre ses racines et son identité kanak afin que le rêve de la terre puisse se poursuivre.

    Cathy Garcia

     

    ohlen.jpgÉcrivain, poète, éditeur, enseignant, Frédéric Ohlen est né en 1959 à Nouméa. Il vit ses premières années dans la ferme de son grand-père. Il y apprendra l’amour des mots et du monde. La poésie est au cœur de son itinéraire : l’enfance, la mort, les îles, elle noue avec le monde de l’intime et celui de la Terre, des terres, un lien quasi viscéral. Président de la Maison du Livre de la Nouvelle-Calédonie, fondateur des éditions L’Herbier de Feu, Frédéric Ohlen a une très riche bibliographie en plus de la poésie, qui va du roman au récit de vie, en passant par l’anthologie poétique ou l’album jeunesse. La revue Nouveaux délits a eu le plaisir de l’accueillir à deux reprises, dans ses numéros 32 et 45. Quintet n’est pas vraiment son premier roman, mais c’est le premier à avoir été publié en métropole, il a été suivi en 2016 par Les Mains d’Isis toujours dans la collection Continents Noirs, chez Gallimard.