Saul Steinberg
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nous n’avons plus le temps d’imaginer le pire
d’imaginer la peur à l’heure du temps zéro
nous n’avons plus le temps pour les larmes & les rires
plus le temps de flirter avec les chaînes-info
notre besoin de paix, d’amour & d’illusions
s’est perdu dans le feu de notre hypocrisie
quand nous cherchions en vain là-bas dans les bas-fonds
sous le marbre des morts l’entrée d’un paradis
nous n’avons plus le temps d’imaginer le pire
d’imaginer nos yeux de chiens hallucinés
nous n’avons plus le temps pour les larmes & les rires
plus le temps d’éviter à nos corps de sombrer
les rats inoculés ont quitté l’arrière-cour
& les mouches tombent avant de goûter aux festins
quand de joyeux banquiers cherchent un nouveau tambour
pour battre le retour du veau d’or clandestin
nous n’avons plus le temps d’imaginer le pire
d’imaginer nos lois tombant d’un Sinaï
nous n’avons plus le temps pour les larmes & les rires
plus le temps d’oublier ceux qui nous ont trahis
le décalogue se brise en milliards de versions
mais les nouveaux Moïse n’intéressent plus Rembrandt
& dans les ruines obscures des salles de rédaction
les rotatives annulent le sacre du printemps
nous n’avons plus le temps d’imaginer le pire
d’imaginer nos pleurs d’esclaves à Babylone
nous n’avons plus le temps pour les larmes & les rires
plus le temps de prier les vierges & les madones
j’entends les harmonies d’un chant de rémission
d’un cantique atonal aussi vieux que nos races
& puis j’entends les cloches de la résurrection
quand j’arrache le suaire qui nous colle à la face
nous n’avons plus le temps d’imaginer le pire
d’imaginer nos rêves au rythme du chaos
nous n’avons plus le temps pour les larmes & les rires
plus le temps d’affronter la beauté de nos maux
j’ai rangé nos désirs au fond de l’univers
entre deux météores & une comète en feu
& j’ai mis de côté Telemann & Mahler
pour ne pas oublier la BO de nos jeux
nous n’avons plus le temps d’imaginer le pire
d’imaginer l’amour au temps des sentiments
nous n’avons plus le temps pour les larmes & les rires
la nuit gronde & se lève du côté de l’Orient
les visions incolores des peuples asservis
demain joueront peut-être avec un jour nouveau
quand les enfants-cosmos en visite à Paris
caresseront les chevreuils aux sorties du métro
Veuillez, je vous prie, me laisser procéder à ma défragmentation. Laissez-moi me rassembler, me ressembler, contempler le temps qu’il faudra la belle couleur orangée de cette tisane qui n’a rien coûté si ce n’est le gaz pour amener l’eau à ébullition. Il y a encore quelques sources buvables et gratuites. Il y a encore des fleurs sur des arbustes qu’on débroussaille aux tractopelles. Il y a cette incroyable faculté du monde végétal de continuer à germer, à jaillir, à grandir, à pousser sans qu’on ne le lui demande. Quelques boutons de pissenlit, quelques feuilles de mélisse et le corps jouit d’être compris, tandis que les oiseaux cherchent ce qu’il faut pour faire leurs nids.
Les animaux partagent le même bateau-terre, le même espace et de quel droit le leur interdisons-nous ? De quel droit les détruisons-nous ?
in Ourse (bi)polaire
Écrire est mon écrin.
in Chroniques du hamac
Le crayon est mon antenne, la peau est mon antenne, mes poumons avalent le vent, le cœur fait tambour avec le tonnerre. La bête est rusée, elle tourne, ne s’approche pas directement, elle a pissé à peine et tout reste sur sa soif. Un avion, ridicule moucheron, vient la narguer, son moteur résonne comme un chant de cathédrale, ça énerve la bête qui souffle des naseaux, gronde. Pour l’accueillir comme il se doit, avec respect, je lui offre de mon vin de gaillet et nous buvons ensemble, elle tourne plus vite, rugit sourdement mais je sais qu’elle tiendra sa grêle loin de mes plantes. Nous avons un pacte. Je laisse sa respiration s’unir à la mienne, l’air est un élément avec qui je partage de grandes affinités. La bête me répond avec force et douceur à la fois, le vin de gaillet répand sa saveur légèrement amère dans ma gorge. La bête est tout près, elle bouscule les objets, courbe les arbres, elle ne va pas tarder à mordre, mais elle est lumineuse et la voilà qui pisse sa joie sans retenue. Les gouttières recueillent : eau d’orage, le plus euphorisant des parfums. La bête me couve maintenant, tout s’est assombri, ma peau frissonne et je sens à quel point elle retient sa force pour ne rien détruire. Je reste dehors, un peu à l’abri sur la terrasse, entourée des chevaux de vents qui diffusent leurs prières. Je tiens un galet poli dans ma main, gris sombre et dense, comme si je tenais l’orage lui-même. La lumière est incroyable, la bête m’a prise à l’intérieur d’elle-même et tout est calme.
in Le livre des sensation
Les enfants sont des gens qui ne ressemblent à personne. On les met dans les écoles pour qu'ils deviennent comme tout le monde. L'école est une boîte qui ressemble à une maison. On trempe l'enfant dans la boîte, on le laisse mijoter quatorze ou quinze ans dans la boîte, on le ressort, il a les yeux écarquillés d'être resté si longtemps dans le noir, on lui dit : bravo mon grand, te voilà comme tout le monde. C'est pas drôle d'être comme tout le monde. Personne n'aime ça. Heureusement ça ne marche pas. La boîte école, la boîte usine, la boîte travail, la boîte chômage, la boîte télévision, la boîte boîte ; aucune boîte ne marche, aucune boîte n'est assez bien fermée pour empêcher la vie d'entrer, et quand la vie entre quelque part, ouh la la, plus rien n'est pareil c'est le grand désordre, le grand carnaval des couleurs. C'est même comme ça qu'on distingue la vie de la mort : là où tout se ressemble, là où tout est en ordre - c'est la mort. Et là où tout est bizarre, drôle, mélangé - c'est la vie.
in Le jour où Franklin mangea le soleil