Chris Warner · Grace Davidson - Whirlpool Galaxy ·
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m'a toujours frappée cette ressemblance
entre trou noir cosmique et pupille de l’œil...
1
Alors, poète, chante l’univers, caboteur de galaxies comme autant d’îles et de récifs sans rivages, et parfumeur d’infini à la chair de poule, comme une peau sous l’agrume juteuse et ronde des ondes, chante l’homme, dans l’épopée de son espèce, dont la voix jusqu’ici est restée sans réponse, sans écho, contre le mur admirable de la matière et perdue dans les dunes désertiques de l’âme.
(…)
3
La chemise trempée de mort colle à ma peau, à la poitrine, au portique de mes épaules ; elle pèse et m’alourdit ; je tremble, je pleure, j’ai peur comme un chien qu’on appelle pour le battre ou l’étalon qui sent la terre où le sang des batailles a coulé, les rigoles d’abattoirs où on le mène… Lorsqu’ainsi accoutrée de violences, l’âme ne peut plus danser, qu’elle tortille dans ses limbes, il devient pénible et difficile de délacer la bande molletière des ténèbres, pour tremper ses chevilles dans la vague océanique, partager le souffle iodé des coureurs d’horizon, puis s’abriter sous l’arbre intérieur où font escale et sèchent leurs plumes beaucoup d’oiseaux migrateurs.
4
Alors, poète, chante l’univers, prêteur de comètes, d’étoiles, d’arc-en-ciel, d’aurores boréales, d’incendies et de cyclones démesurés dans la nuit des neurones et des pixels sur l’écran caverneux de ton crâne, dont les daguerréotypes sépia, les vieilles pellicules inflammables du passé brunissent, grisaillent, noircissent, se tordent, s’effacent, et qu’on brûle avec les fanes solaires de l’illusion sur les composts crépusculaires.
(…)
6
Chante la solitude uniforme des villes, qui recouvre le sol et le coiffe d’un gel cosmétique de béton, de fer, de verre, et dont les tours buvardent la ligne d’horizon, le dôme d’un ciel encombré, et repousse la nuit sous un voile de lumières électriques et sous l’haleine pesante du pétrole. (…) Nous prendrons possession des territoires sauvages de l’extase radicale de l’âme devant le beau : nous communierons avec le gai savoir, dont on nous chasse par l’appât du factice, du virtuel, du lucre matériel et de l’ordinaire vulgarité mâle et femelle du mal.
(…)
Chante ! Fais chanter les mots, prends exemple sur l’herbe qui, même au désert, jamais ne renonce et reviens à la plus mince goutte, à la plus pauvre pluie.
(…) mais qu’importe, si tu n’es que ce reste de chair entre deux dents de la mâchoire crocodile du cosmos, ce chicot dans la bouche du temps, ou mieux, et pourquoi pas, le signe anonyme gravé dans l’ivoire d’une des licornes de la lumière ;
(…) chante, toi, le pousse-voix, le lisse-beau, le richazur, le verbavif, l’homme-laude, ce langue-dire, ce plein-écrit et pur éclat du libre éclair.
(…)
Chante les pâtres, bergers devenus vigiles de parkings en sous-sol ; les bergères, les ménades en caissières de supermarchés, Orphée en conducteur de bus dans les banlieues et le Styx automobile des boulevards, Eurydice aux pieds nus comme la lumière marchant dans le reflet vitré des tours sans balcons.
(…) alors chante et passe comme la fourmi sur la nappe du dimanche où le couvert n’est pas encore mis.
(…)
Chante, même dans un murmure, un hoquet, un cri, glatis, couine, aigle ou musaraigne, graille, rugit, bourdonne ton poème, qu’importe : trop d’impuissance étouffe ta colère, trop d’enfants, trop de morts à terre, alignés comme à l’école, trop de corps sans tombe sous les décombres, trop de peuples réfugiés sous la tente et sur des routes sans village, trop de viols, de violence, de drogues, comment le supporter, comment vivre, si les mots ne sont que cela, sans la voix ni l’écho, même lointain , qui répètent que nous sommes autre chose !
(…)
Chante les chats dont l’amande étroite te surveille comme un voleur à la tire dans le métro, chante la ville où la paix ne descend que derrière le rideau des riches, chante la fanfare des néons, la crécelle piteuse des retraités qui mendient, l’océan de paroles qui clapote dans les coquilles contre l’oreille, et l’image sur l’os de seiche des écrans car on tricote le temps une maille à l’endroit, une maille à l’envers.
(…) chante et tire tire la bobinette des trous noirs et la chevillette cherra, dit le loup de l’énergie aux longues dents, chante car l’odeur du café n’attend pas.
in Lettre à un vieux poète, Sifnos, 2013
un recueil qui dédié à son ami poète René de Obaldia
...toujours la même rengaine, les mêmes boucs émissaires, pour pouvoir continuer à tout piller massacrer se gaver dans un entre-soi carnassier, se délecter de son empire, hubris, hubris, le mensonge est roi, le mensonge fait loi, david contre goliath, pot de terre contre pot de fer, toujours la même histoire... mais détruire pour dénoncer la destruction, on tourne certainement en rond, comme faire la guerre pour arrêter la guerre, il y aurait bien d'autres façons de changer de civilisation mais c'est une épineuse question... toujours cette même guerre des cowboys contre les indiens, une question de castes, d'intérêts vilains et de manipulation d'une masse qui trop souvent aboie vers l'ombre plutôt que le marionnettiste... C'est la condamnation d'une pensée saine et concrète et ce n'est pas nouveau, une pensée qui veut protéger la terre, le vivant, le bien commun, le futur de nos enfants, vivre Humainement dans le vrai sens du mot justice, dans la joie, le partage, la créativité, l'ingéniosité au service du meilleur, sur une terre belle et propre et c'est vrai quoi, c'est tellement condamnable non ? On parle d'excès quand ça arrange, toujours le même discours appliqué aux mêmes et vastes problématiques...
in Le monde et moi
En quatre essais compilés dans un petit livre, l’anthropologue David Graeber (décédé en 2020) s’attaque aux clefs de voûte de notre système économique (le travail, la consommation, les hiérarchies sociales) pour en interroger le sens. En multipliant les angles d’approche par l’économie, la philosophie ou l’anthropologie, il accrédite que le capitalisme est un concept qui ne vit qu’à travers un imaginaire collectif pouvant être questionné et dépassé si l’on se donne la peine de remettre en question ce que nous croyons être des évidences.
C’était l’un des grands penseurs libertaires du début du XXIe siècle, cité de son vivant comme “l’un des intellectuels les plus influents du monde anglo-saxon” par le New York Times. Comme Bernard Maris que l’on pourrait considérer comme un lointain cousin français, David Graeber nous manque depuis son décès prématuré en 2020. Pourquoi ne sont-ils plus là et par quelle injustice leurs détracteurs sont si nombreux dans l’écosystème médiatique ?
La posture radicale et anticonformiste de David Graeber, sa détestation du prêt-à-penser, son militantisme tourné vers l’action autant que le combat intellectuel - mais aussi son humour - en faisaient un penseur unique, stimulant, indispensable à nos vies. Parmi ses travaux géniaux, citons son essai sur la bureaucratie, qui démontre pourquoi les entreprises privées en génèrent plus que les administrations. Mentionnons aussi son travail monumental sur l’histoire mondiale de la dette, dont la mise en perspective anthropologique et historique change complètement le regard sur le sujet. Rappelons surtout le remarquable et hilarant essai sur les “bullshits jobs”, expliquant comment le capitalisme produit des dizaines de millions d’emplois inutiles aux entreprises qui les créent.
David Graeber, anthropologue de formation, s’est beaucoup intéressé à l’économie et aux mécanismes de la démocratie. Dans La Démocratie aux Marges, il analysait comment celle-ci peut s’exercer à côté des systèmes de pouvoir, par l’action citoyenne ; une réflexion prolongée par une anthologie de textes qui questionnent “les origines de notre désarroi actuel” : Possibilités, essais sur la hiérarchie, la rébellion et le désir, rééditée ce mois-ci. Quatre textes où le prisme de l’ethnographie comparée guide les analyses.
En introduction, David Graeber éclaire les débuts de sa carrière d’essayiste et rend hommage à Pierre Bourdieu, rencontré “au faîte de sa popularité” alors qu’il était étudiant, qui lui donna la confiance de se lancer. Si la parenté intellectuelle semble rétrospectivement évidente, l’anecdote racontée est savoureuse. On y apprend qu’invité par une prestigieuse université américaine, Bourdieu préférait échanger avec les élèves plutôt que ses pairs : ”Avec les étudiants, on peut parler d’idées. Les collègues, eux, veulent vous flinguer”. Bourdieu se rendit ainsi disponible pendant les quelques jours de son voyage dans un bureau accessible à quiconque réservait un créneau pour échanger avec lui, ce qu’il faisait semble-t-il de manière très amicale. La rencontre avec Graeber faillit amener à la publication de son premier texte (ce qui serait fait à Paris et en français), à la demande du sociologue, ce qui fut hélas rendu impossible par les circonstances.
Le travail en question évoquait de façon marginale les mécanismes et la nature des hiérarchies sociales. Ces réflexions de jeunesse servent de base au premier texte du recueil, finalisé plus tardivement. En s’intéressant au concept moderne de hiérarchie, qui permet de traiter un individu comme une entité abstraite pour en tirer un sentiment de supériorité, Graeber analyse les codes sociaux à la lumière de deux concepts anthropologiques : les « relations de plaisanterie » et les « relations d'évitement », démontrant une capacité hors-norme à jongler avec les sciences sociales et des concepts généralement cloisonnés. Son étude des formes élémentaires de la hiérarchie se transforme ainsi peu à peu en essai sur l’origine du capitalisme, où Graeber développe une théorie des mœurs permettant d’expliquer les mécanismes de domination sociale par des habitudes intimes, connectant les théories de Max Weber aux travaux de Peter Burke sur l’installation du puritanisme en Europe après la Réforme.
Les deux textes qui suivent s’intéressent aux maux de la consommation de masse et aux mutations du monde du travail capitaliste, sujet faisant écho à une réflexion du premier essai émettant l’hypothèse que le travail salarié était au Moyen-Âge une situation souvent transitoire liée à la jeunesse (on était apprenti ou compagnon avant de prendre son envol et son indépendance) et le travail salarié « à vie » une invention du capitalisme moderne.
Graeber remet en question de nombreuses théories consensuelles au sujet du travail et de la consommation, cette dernière étant selon lui considérée comme une fable universelle, partagée par les marxistes comme les libéraux. Il questionne le concept même de consommation, notant que le terme n’est jamais défini autrement que tacitement par ceux qui traitent du sujet.
Le mot a pourtant connu une forte évolution sémantique : synonyme de gaspillage ou de destruction au XVIIe siècle, il a gagné en noblesse à l’ère industrielle, où le capitalisme s’équilibre par une croissance continue nécessitant des cycles infinis de destruction. Pour David Graeber cependant, tout acte de consommation n’a pas le même sens : acheter un instrument de musique (un acte pouvant permettre des décennies de créations) n’a rien à voir avec l’achat compulsif d’articles de mode, qui relève plutôt d’un assujettissement passif.
L’auteur en appelle pour nourrir la réflexion à la relecture des grands philosophes, de Platon à Spinoza, pour proposer une anthropologie du désir. Le concept, qu’il définit comme une construction mentale du moi perçue du point de vue d’autrui, devient d’autant plus problématique à l’ère moderne qu’il n’existe aujourd’hui pas de limite à ce que l’on peut désirer.
Qu’aurait pensé David Graeber de la réforme en cours du RSA, qui pourrait contraindre les allocataires à travailler une quinzaine d’heures par semaine pour continuer à en profiter ? Dans Les modes de production sous toutes les coutures, l’auteur constate que le capitalisme a su réinventer sans le dire l’esclavage antique par de multiples stratagèmes.
Ses considérations audacieuses sur les manières de rendre le travail contraignant dans les faits résonnent douloureusement avec certaines déclarations récentes de personnalités politiques de premier plan, qui grinceraient sans doute des dents à la lecture de sa description des ”esclaves salariés”.
Dans le dernier chapitre, Graeber s’intéresse au concept de fétiche popularisé par Marx, qu’il définit après une longue analyse anthropologique comme un “dieu en cours de construction”, avant de s’intéresser à sa transposition dans notre époque. En analysant les corrélations entre magie et religion et la manière dont les civilisations glissent de l’une à l’autre avant d’adopter un fétichisme de la marchandise, Graeber se place dans le sillage de Guy Debord.
Objet d’aliénation, le fétiche-marchandise n’opère à la différence des fétiches traditionnels aucun contrat social, et vise même plutôt à détruire celui-ci en raison de l’exploitation par le travail de ceux qui le produisent. En extrapolant cette idée et s’interrogeant sur la possibilité d’un fétiche sans aliénation, Graeber appelle de ses vœux une société plus horizontale, sans domination ni hiérarchie, ouvrant une passerelle avec les développements du début de l’ouvrage.
A la variété thématique féconde des textes, David Graeber oppose une méthode identique pour chaque essai : quel que soit le sujet qu’il aborde, il s’empare d’un totem du capitalisme et le questionne au-delà du système libéral, notamment dans l’histoire. Il va de soi que pour lui, puisque le capitalisme a un début (relativement récent à l’échelle de l’Humanité), il aura aussi une fin. Il appartient donc à nos sociétés de réinventer les modes de vie pour les mettre en adéquation avec les aspirations profondes de l’être humain, et de mettre fin aux ravages d’un capitalisme prédateur et destructeur. En bon anarchiste, Graeber croit que la solution ne viendra ni des politiques ni des États, mais des individus de bonne volonté.
Ses essais révèlent la richesse d’une pensée nourrie par des économistes, des philosophes, des anthropologues autant que des artistes. Cette immense curiosité de David Graeber lui permet de jongler de la psychologie médiévale à la dialectique hégélienne en passant par le zoroastrisme pour filer un même raisonnement, que l’on serait bien en mal de rattacher à une quelconque école de pensée sinon la sienne. Nul doute que ces écrits dérangeront, et c’est exactement leur raison d’être : remettre en question nos préjugés. Le second objectif : réenchanter le monde, n’est pas moins ambitieux. Selon David Graeber, “ce qui unit les essais de ce livre n’est rien de moins qu’un idéal utopiste.”
Source : Blast, le souffle de l’info