Emil Michel Cioran
On a d'autant plus de prise sur ce monde qu'on s'en éloigne, qu'on n'y adhère pas.
Le renoncement confère un pouvoir infini.
in De l'inconvénient d'être né
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On a d'autant plus de prise sur ce monde qu'on s'en éloigne, qu'on n'y adhère pas.
Le renoncement confère un pouvoir infini.
in De l'inconvénient d'être né
regarde par le cœur
brûlant de pureté
- car le fardeau de vie
est amour
in Song
L'âme monte quelque fois au bord des lèvres.
in La presqu'île
"C'est fini" dit-elle à voix basse et elle se sent déjà morte avant que ses pieds ne quittent le rebord de la fenêtre. Elle tombe sur la tête et se brise le cou. Son petit corps gît, étrangement tordu dans l'herbe.
in Sombre printemps
Nos solitudes d’enfant nous ont donné les immensités primitives. Ainsi toujours en nous, comme un feu oublié, une enfance peut reprendre.
Toutes ces choses ignorées qui parviennent à la lumière me font croire que notre bonheur dépend lui aussi d’une énigme attachée à l’homme et que notre seul devoir est d’essayer de la connaître.
Mais les causes de cette dernière – et plus grave – crise de ma maladie, il ne faut pas les chercher seulement dans mon travail scientifique, dans le fait que je me sentais insupportablement écrasé, et, par-là, dupé et perturbé de la manière la plus douloureuse par ce travail – mais elles étaient également, profondément, dans tout ce qui m’entourait, tout mon « entourage », le plus proche comme l’assez proche, l’assez éloigné comme le plus éloigné, était cause de cette crise dans laquelle j’avais été précipité, et, pour une large part, la bassesse et la méchanceté et la dissimulation de mon entourage immédiat, dont toutes les manifestations, de plus en plus, semblaient distinctement se ramener à un but unique : me détruire et m’anéantir, ce contre quoi j’étais totalement impuissant et conscient d’être totalement impuissant et sans défense contre cette volonté de destruction et d’anéantissement, s’ajoutant à mon incapacité de travailler, à mon impuissance absolue devant le travail, tout cela avait contribué à provoquer ce terrifiant déchaînement de ma maladie, et la situation politique révoltante dans ce pays qui est le nôtre, et dans toute l’Europe, avait peut-être été l’élément décisif qui avait déclenché la catastrophe parce que toute l’évolution politique allait contre tout ce dont j’avais la conviction que cela aurait été juste, et dont, maintenant encore, j’ai la conviction que ce serait juste. La situation politique s’était à ce moment-là brusquement détériorée, d’une manière qu’on ne pouvait plus qualifier que de révoltante et de mortelle. Les efforts de dizaines d’années étaient annulés en quelques semaines, l’Etat, déjà instable depuis toujours, s’était effondré en quelques semaines, la stupidité, la cupidité, l’hypocrisie régnaient tout à coup comme aux pires époques du pire régime, et les hommes au pouvoir œuvraient à nouveau sans scrupules à l’extirpation de l’esprit. Une hostilité générale à l’esprit, que j’avais observée depuis des années déjà, avait atteint un nouveau paroxysme répugnant, le peuple, ou plutôt les masses populaires étaient poussées par les gouvernants à assassiner l’esprit et excitées à se livrer à la chasse aux têtes et aux esprits. Du jour au lendemain, tout était à nouveau dictatorial, et, depuis des semaines et des mois, j’avais déjà éprouvé dans ma chair à quel point on exige la tête de celui qui pense. Le sens civique des braves bourgeois, bien décidé à se débarrasser de tout ce qui ne lui convient pas, c’est-à-dire avant tout de ce qui est tête et esprit, avait pris le dessus, et tout à coup, était à nouveau exploité par le gouvernement, et pas seulement par ce gouvernement d’Europe. Les masses, esclaves de leur ventre et des biens matériels, s’étaient mises en mouvement contre l’esprit. Il faut se méfier de celui qui pense et le persécuter, telle est la devise ancienne selon laquelle on se remettait à agir de la manière la plus atroce. Les journaux parlaient un langage répugnant, ce langage répugnant qu’ils ont toujours parlé, mais qu’au cours des dernières décennies ils n’avaient au moins plus parlé qu’à mi-voix, ce à quoi ils ne se croyaient tout à coup plus tenus : presque sans exception, ils jouaient les assassins de l’esprit, comme le peuple et pour plaire au peuple. Pendant ces semaines-là, les rêves d’un monde voué à l’esprit avaient été trahis, livrés à la populace et jetés au rebut. Les voix de l’esprit s’étaient tues. Les têtes étaient rentrées dans les épaules. La brutalité, la bassesse et la vulgarité régnaient désormais sans partage. Ce fait, s’ajoutant à la stagnation de mon travail, n’avait pu qu’entraîner une profonde dépression de tout mon être et m’affaiblir d’une manière qui, pour finir, avait provoqué la pire crise de ma maladie.
in Vomissons
mauvais cheval
il boite
mauvais cheval que son squelette ce soir
les cheveux gris c'est lui
le sang en plastique c'est lui
il vient d'apercevoir son ex sortant d'un bar bouillant
bouillante elle aussi au bras d'un type aux yeux clairs
probable passé d'athlète
bossant probablement dans la téléphonie mobile
ils ont tous des rires débiles dans ce milieu
et des pantalons qui leur rentrent bien dans le fion
chaussures ultra pointues évidemment
plus t'es gentil
plus elles se barrent les meufs
il pense surtout à tous les bons skeuds qu'il a perdu pendant le déménagement
enfin bref
il quitte les beaux quartiers stériles
la nuit s'annonce bien froide qui arrive avec la pluie
avec la zone
avec le vide
avec le corps qui ne produit pas assez de cortisone
boulevards circulaires comme des scies
le long des rails
le long de l'eau qui marche du canal du Midi
il boite
et même sa béquille boite
J’imagine qu’une des raisons pour lesquelles les gens s’accrochent à leurs haines avec tellement d’obstination, est qu’ils sentent qu’une fois la haine partie, ils devront affronter leurs souffrances.
Je nous vois aussi attablés et assis
lécher la poussière des fonds de verre.
Je te vois
Du jour au lendemain, on a enrubanné de rouge les lampadaires, maculé de neige artificielle et de faux givre les vitrines et saturé les rues de cohortes de pins massacrés, décorés, livrés en pâture.
in Bleu éperdument
Des étincelles s’élancent au ciel des tempes où plane un aigle translucide.
Ses serres ont marqué ma chair.
Son cri est un appel.
cg in Fugitive (Cardère 2014)
Ghetto
Pourquoi m'enfermerai-je dans cette image de moi qu'ils voudraient pétrifier ? pitié je dis pitié ! j'étouffe dans le ghetto de l'exotisme
non je ne suis pas cette idole d'ébène humant l'encens profane qu'on brûle dans les musées de l'exotisme
je ne suis pas ce cannibale de foire roulant des prunelles d'ivoire pour le frisson des gosses
si je pousse le cri qui me brûle la gorge c'est que mon ventre bout de la faim de mes frères
et si parfois je hurle ma souffrance c'est que j'ai l'orteil pris sous la botte des autres
le rossignol chante sur plusieurs notes finies mes complaintes monocordes !
je ne suis pas l'acteur tout barbouillé de suie qui sanglote sa peine bras levés vers le ciel sous l'œil des caméras
je ne suis pas non plus statue figée du révolté ou de la damnation je suis bête vivante bête de proie toujours prête à bondir
à bondir sur la vie qui se moque des morts à bondir sur la joie qui n'a pas de passeport à bondir sur l'amour qui passe devant ma porte
je dirai Beethoven sourd au milieu des tumultes car c'est pour moi pour moi qui peux mieux le comprendre qu'il déchaîne ses orages
je chanterai Rimbaud qui voulut se faire nègre pour mieux parler aux hommes le langage des genèses
et je louerai Matisse et Braque et Picasso d'avoir su retrouver sous la rigidité des formes élémentales le vieux secret des rythmes qui font chanter la vie
oui j'exalterai l'homme tous les hommes j'irai à eux le cœur plein de chansons les mains lourdes d'amitié car ils sont faits à mon image
Ah, plût à Dieu qu'ils fussent païens ! Cela vaudrait mieux pour tous et pour eux !
J'ai vu les païens respecter l'insecte et le serpent, sentant, là comme ailleurs, avec un grand frisson, la présence de Dieu.
J'ai vu les païens s'incliner devant un arbre où, de toute évidence, une âme habite.
J'ai vu les païens se garder de tendre les pieds devant la flamme, de peur d'offenser le feu.
J'ai vu les païens honorer leur hôte du seul bol de riz qui fût dans la maison, parce que Dieu lui-même les visitait habillé en pauvre, comme c'est sa coutume...
Ah ! Plût à Dieu qu'ils fussent païens, ces autres à qui rien n'est assez impur et puant qu'ils n'y fourrent le nez, rien assez sacré pour les tenir à l'écart, les touche-à-tout qui fouillent partout, qui retournent tout, qui détournent et dégradent tout, qui exploitent tout, les choses comme les hommes, qui tripotent dans le ciel et dans le microbe, qui cassent tout !
Comment les nommerai-je, ceux-là ? Des chrétiens ? non.
Des païens ? non, hélas !
Des Renégats.
in Les quatre fléaux
Elle dit ce que je tais,
elle tait ce que je dis,
elle rêve ce que j'oublie.