Jorge Luis Borges
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in Dégénérescence céleste
[…] Le fait que tous les poètes du monde entier soient des alcoolos est une foutue bonne indication sur l’état de ce monde.
Cresspoolcrews dit quelque part que l’essence de la poésie s’incarne dans le corps d’une femme. Ce que ça doit être merveilleux d’être aussi naïf et simplet ! Le sexe c’est le piège ultime, c’est un baiser sur une porte d’acier qui se ferme. Lawrence était bien plus subtil dans l’art de rechercher la muliébrité dans la chair jusqu’à l’âme et dans l’art d’accorder les vices et les vertus. Crews avale simplement de grandes gorgées de sexe et les noie dans des brouillons d’homme ivre, parce qu’il ne sait pas quoi faire d’autre, ce qui, évidemment, est le lot commun de tous les Américains : ils n’arrêtent pas d’y penser, ils minaudent, ils se baladent avec des photos pornos dans la poche, et pourtant ce pays est le plus puritain que tu puisses trouver au monde ! Ici, les femmes ont placé la barre trop haut et les garçons ont fini par se planquer derrière la grange avec une vache. Ce qui rend particulièrement pénibles les relations entre les garçons, les vaches et les femmes…
Je viens de lire les immortels poèmes des temps reculés et j’en suis ressorti ennuyé. Je ne sais pas à qui en attribuer la faute, c’est peut-être à cause du temps qu’il fait, mais en tout cas j’y ai ressenti beaucoup de simulacre et comme la démonstration d’un numéro d’acrobate avec la poésie : j’écris un poème, et on dirait que ces vers immortels me disent : regarde-moi !
Il faut oublier cette poésie, nous devons aller vers des peintures crues, nous devons aller vers les éclaboussures. Il faudrait obliger l’homme à écrire au milieu d’une chambre remplie de crânes humains, de morceaux de viande crue suspendus au plafond et mordillés par de gros rats paresseux, une chambre sans prises de courant, sans musique, où le regard ne puisse que plonger dans une atmosphère humide et détrempée, dans un cerveau détrempé d’amour et de haine, et pour toujours les missiles les fusées éclairantes et les chaînes de l’histoire qui s’abattent comme des coups d’batte, coups d’batte fumée crânes tintinnabulant dans la bière. Ouais ! […]
dans une lettre à Jori Sherman - 1961
mille minutes saoules tournent à l’envers
in Zoartoïste
Aimer, c’est faire en secret ce serment :
« Je m’engage de toutes mes forces à défendre ta liberté, à ménager autour de toi l’espace qui te sera nécessaire pour croître et fleurir ! »
Et même si je dois être surpris par l’évolution de l’autre, même s’il ne devient pas celui que j’attendais qu’il soit un jour, je m’engage à respecter son devenir ! C’est le défi que je relève. Que ta volonté soit faite et non la mienne ! Osons nous laisser surprendre ! N’emprisonnons pas nos proches -ni nos enfants !- dans la représentation que nous avons d’eux. Cassons les moules dans lesquels nous nous enfermons les uns les autres.
Offrons-nous la confiance même de nous laisser errer, commettre des erreurs…
Que savons-nous du secret de nos destinées ? En devenant garant de la liberté de celui que j’aime, je lui épargne même de devoir fuir ! Rester ensemble n’est pas, comme au cimetière, une « concession perpétuelle » – c’est une offrande à renouveler chaque jour. »
savoir se taire quand on écrit
in Ma Patagonie
Un exemple de révolution anarchiste sur une grande échelle, le meilleur à mon sens, c’est l’Espagne de 1936. On ne peut pas dire ce qui serait arrivé.On l’a tuée, mais tant qu’elle a duré elle fut un témoignage éloquent de la capacité des pauvres gens de s’organiser, de s’administrer sans coercition, ni contrôle.
Angleterre, 1974
Dans tout système de gouvernement, un des gros problèmes est d’obtenir l’obéissance. On s’attend dès lors à trouver des institutions idéologiques et des gestionnaires culturels pour les diriger et les pourvoir en personnel. La seule exception serait une société avec une répartition équitable des ressources et une participation populaire à la prise de décision ; c’est-à-dire une société démocratique avec des formes sociales libertaires.
in L’An 501, la conquête continue, 1993
En 1958, le président Mao Tsé-toung décida que la Chine devait accomplir son Grand Bond en Avant ˗ lequel permettrait à leur économie de dépasser en dix ans celle de la Grande-Bretagne, disait-il. Pour cela, le pays devait s’industrialiser - et des millions de paysans devenir ouvriers.
Des millions de personnes se mirent en marche. La terre, collectivisée, devait être travaillée par des communes rurales si mal improvisées qu’il n’y avait pas moyen qu’elles fonctionnent. Et les innovations pouvaient être délirantes (…). La famine dura plus de trois ans. On eut recours dans bien des cas à l’anthropophagie. Dans leur désespoir, la population ne mangeait pas seulement les morts : beaucoup d’enfants furent sacrifiés. Les gens tentaient de respecter les vieux tabous et d’éviter de manger les membres de leur propre famille. Ils trouvèrent la solution en exhumant une vieille coutume chinoise : les voisins s’échangeaient les enfants pour ne pas avoir à manger leur propre sang. « Ils cessèrent de nourrir les filles ; ils ne leur donnaient que de l’eau. Ils troquèrent le corps de leur fille contre celui de la fille du voisin. Ils firent bouillir le corps dans une espèce de soupe... » raconterait bien plus tard un survivant au journaliste anglais Jasper Becker. Il n’y en avait pas assez et le nombre de morts augmentait. Des révoltes ont éclaté, écrasées par l’Armée rouge. On n’a jamais disposé de chiffres précis, mais on sait qu’au moins trente millions de personnes ont péri de faim entre 1958 et 1962.
in La Faim, éd. Buchet-Chastel, octobre 2015
C’est comme la beauté, mon ami , elle ne vit que dans les yeux de celui qui la contemple. Mais patience et bientôt tu seras riche de milliers d’émerveillements.
in L'Homme de la Mancha de Jacques Brel
Toute l’histoire du contrôle sur le peuple se résume à cela : isoler les gens les uns des autres, parce que si on peut les maintenir isolés assez longtemps, on peut leur faire croire n’importe quoi.
in Comprendre le pouvoir, deuxième mouvement, 1993
Qui a fait le cygne et l’ours noir ?
Qui a fait la sauterelle ?
Je veux dire cette sauterelle-ci − celle qui a bondi hors de l’herbe,
celle qui mange du sucre au creux de ma main, qui bouge ses mandibules de gauche à droite, plutôt que de haut en bas − qui regarde autour d’elle avec ses énormes yeux compliqués.
La voilà qui lève ses pâles avant-bras et se nettoie soigneusement la tête.
La voilà qui déploie ses ailes, et s’envole au loin.
Je ne sais pas exactement ce qu’est une prière.
Mais je sais comment prêter attention, comment tomber dans l’herbe, comment m’agenouiller dans l’herbe, comment flâner et être comblée, comment errer à travers champs,
ce que j’ai fait tout au long de la journée.
Dis-moi, qu’aurais-je dû faire d’autre ?
Tout ne finit-il pas par mourir, trop rapidement ?
Dis-moi, qu’entends-tu faire de ton unique, sauvage et précieuse vie ?
in La journée d’été
Un arbre a besoin de deux choses : de substance sous terre et de beauté extérieure. Ce sont des créatures concrètes mais poussées par une force d’élégance. La beauté qui leur est nécessaire c’est du vent, de la lumière, des grillons, des fourmis et une visée d’étoiles vers lesquelles pointer la formule des branches.
in Trois chevaux