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CATHY GARCIA-CANALES - Page 15

  • Serge Quadruppani - Contre l’énergie masculine au pouvoir soyons toustes des femmes dissolvantes !

    paru dans lundimatin#460, le 20 janvier 2025

    https://lundi.am/Contre-l-energie-masculine-au-pouvoir-soyons-toustes-des-femmes-dissolvantes

     

     

    "On sait que Zuckerberg, patron de Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp, Threads), pour complaire à Trump et monter dans la caravane des rois mages de la Tech venus se prosterner devant le divin monstre, a apporté dans la crèche de Mar a Lago outre deux millions de dollars, une interview où il évoque la nécessité de réintroduire de l’« énergie masculine » dans des réseaux sociaux menacés d’ « émasculation » [1]. On pensait à ça en relisant quelques pages de Gli Uomini Pesce, le dernier roman de Wu Ming 1.

    Dans ce livre non encore traduit, le membre du collectif bolognais raconte comment la jeune chercheuse Antonia est conduite à enquêter sur deux mystères qui se rejoignent : celui de l’identité réelle de son oncle Ilario récemment décédé, cinéaste et héros des guerres partisanes contre le nazis et les fascistes, et celui des hommes poissons du titre, légende née dans le delta du Po en proie aux exactions industrialistes des humains. Voici le passage dans lequel elle s’entretient avec un médecin détenteur de bien des secrets, qui me semble entrer en si forte résonnance avec l’époque :

        — Avez-vous déjà lu Klaus Theweleit ?
        —  Non, je ne connais pas.
        — Vous vous occupez du rapport entre terre et eau, entre solide et liquide. Theweleit pourrait vous servir. Son monumental Männerphantasien est une exploration de la psyché proto-fasciste. L’auteur examine une quantité infinie de journaux intimes, papiers, opuscules et livres écrits par des rescapés de la Grande guerre et par des membres des Freikorps, les groupes paramilitaires qui, entre autres, assassinèrent Rosa Luxemburg. Ceux qui écrivent là sont presque tous des hommes qui par la suite ont adhéré au national-socialisme ou, tant qu’ils ont existé, à d’autres courants du fascisme allemand. Le cadre qui en émerger est très utile pour comprendre ce qui se passe à Mesola [dans le delta, NdT].
        L’homme fasciste est un mâle mal à l’aise, au développement psychologique inachevé et à l’identité précaire, qui craint à chaque instant de se dissoudre. C’est pour cela qu’il a besoin de l’Ordre, de corps – physiques et sociaux – solides et aux limites sûres. Des corps secs, sans rien qui coule, et avec une coquille qui les protège. Theweleit parle de « carapace » psychique.
        (…)le fasciste a la terreur de se dissoudre, de fondre. Avec son image mentale d’un corps tonique et scellé, il essaie de fuir à la pensée de la putréfaction, de la reddition à l’informe qui l’attend de toute manière, parce que corpus debet solvi [le corps doit se dissoudre en latin, NdT]
        (…)
        J’en viens à penser à l’importance énorme qu’occupa dans la rhétorique fasciste l’assèchement du Marais Pontin. Là où auparavant régnaient le marais, l’informe, l’incertitude, le régime avait fait apparaître un espace sec, régulier et réglé, avec des limites nettes, et l’entreprise était citée parmi les plus grandioses. Et masculine : le duce torse nu, immortalisé à battre le grain dans un domaine d’Aprilia.
        De la terreur de la dissolution dérive la peur de la femme. Le féminin est associé aux flux mystérieux : les menstrues, l’humeur vaginale, l’odeur du liquide amniotique… Tout cela met le fasciste mal à l’aise, le remplit de doutes. Sa manière de tenir en respect l’incertitude est de se créer une femme sans humeurs, qui a endigué ses propres flux, et donc ne représente par une menace, mais qui serait en fait virginale et soignante. Theweleit l’appelle l’Infirmière Blanche, parce que le plus souvent, il s’agit d’une infirmière. Elle est l’épouse de la nation, prend soin du patriote et en recoud les blessures, rétablissant la limite entre son corps et le monde extérieur.
        La femme ennemie, au contraire, est dissolue, ce qui en réalité veut dire dissolvante…

    Lisant cela, comment ne pas songer au corps que s’est fabriqué Zuckerberg, converti au MMA, ce sport des winners, des adeptes du droit du plus fort promu par Musk, le triomphant général de l’armée des adeptes du muscle scientifique comme rempart contre l’angoisse de vivre et de mourir ? Les transhumanistes qui prennent en main ces jours-ci le poste de pilotage de l’empire américain sont assurément le pire danger auquel l’humanité ait été jamais confrontée. A nous de réfléchir aux moyens de les rappeler à leur nature soluble. La voie choisie par Luigi Mangione est certes d’une grande portée symbolique, mais hélas d’une efficacité proche de zéro. Ce n’est pas en éliminant les corps de la tech qu’on viendra à bout de ce qui les a produits, car ce qui les a produits, le capitalisme, en produira autant que nécessaire aussi longtemps qu’il durera. C’est en s’attaquant à la fiction dont ces corps sont porteurs, en proposant dans la rue, dans la lutte, dans la vie quotidienne, d’autres rapports au monde et aux autres, qu’on aura quelques chances de dissoudre leurs maléfices. Il me semble qu’en France, des groupes comme « Les Peuples Veulent » et des mouvements comme les Soulèvements de la Terre montrent des voies possibles.

    Serge Quadruppani"

     

     

    à propos de l'auteur, voir ma note de lecture sur un de ses livres :

    http://cathygarcia.hautetfort.com/archive/2018/01/09/loups-solitaires-serge-quadruppani-6015473.html

     

     

     

  • Le pont suspendu de Marie-Françoise Ghesquier

    001.jpg

    Extraits :

    Arpenteur penché en direction de la terre
    marque le sillon du même encore
    dédié au retour à la ligne.

    (…)

    On se demande s’il faut arracher des os
    aux cages thoraciques 
    de la nuit

    (…)

    La voilà lune vestale
    nacre fluide
    à l’aune d’un sentier
    scandé sur la fin des temps

    (…) Les bâtis du Port Nord survivent
    comme autant de reliques recroquevillées,
    bâtis en ramassis sur eux-mêmes
    relégués à l’extrême onction
    des voies de garage.

    (…)
    On ne voit que des formes abstraites
    Dans l’empierrement des yeux.

    (…)

    On chemine entre les flaques. L’air est élimé. On sent la
    rouille qui s’infiltre
    insidieusement : rouille fongique fallacieuse
    pénétrant la peau, les yeux, l’artère fémorale.

    Les mots naissent-ils de la décomposition du monde ?

    (…)

    Des nuées d’oiseaux sombres volent à contre-jour
    formant dans le ciel une plaie de cendres.

    (…)

    On se perd dans tout cet amas de pièces détachées
    entre bords et lignes,
    entre taches et traits,
    à profusion abrasés.

    De ces tas entassés torves
    surgit le chaos en étages achalandés,
    brocante de rouille en points de bâti surjetés
    au bord du décor démultiplié cubique.

    (…)

    Des volets bouclent la voix des murs.

    (…)

    Le temps est ailleurs,
    aspiré dans les cylindres soufflets métallo-souffreteux
    dans les tubes tuyaux béton granuleux
    jusqu’aux poutres d’acier s’entrecroisant
    tout là-haut dans le ciel emmêlé de nuages.

    (…)

    On sent un parfum de terre mouillée
    un parfum de vase
    venant du fleuve.

    L’oubli a donc une odeur ?

    (…)

    On entend le bruit lointain de l’autoroute,
    Une inquiétude qui tord les viscères,
    Les glissières de sécurité.
    On entend les poncifs crucificateurs. De les entendre
    à même le sol réclame l’entaille des veines.

    (…)

    On sent dans le dos les chaines qui bloquent l’entrée des
    portes condamnées

    (…)

    Lune rose pleine entière ronde lune immense posée
    comme dans un grand nid troué de noir profond.

     

    *

     

    Paru chez Rafael de Surtis fin 2022. J'ai publié des poèmes de ce recueil dans le n°75 de Nouveaux délits, en avril 2023.

     

     

    ghesquier.jpgTraductrice de formation, Marie-Françoise Ghesquier vit actuellement en Saône-et-Loire, près de Chalon-sur-Saône. Elle écrit dans des revues (Décharge, Comme en Poésie, Traction Brabant, Nouveaux Délits, Cabaret). Son premier recueil de poèmes, Aux confins du printemps, paraît en 2013 aux Éditions Encres Vives. Viennent ensuite À hauteur d’ombre, chez Cardère (2014), La parole comme un cristal de sel (2016), De tout bois si (2017), aux Éditions Henry, Danse en résistance chez Jacques Flament (2021).